Ce n’était pas un chien. Ce n’était pas un loup. Ce n’était pas un lynx et de toute manière, c’était plutôt canin que félin. Ce n’était pas un renard. Ça, j’en suis certain. J’ai trop vu de renards dans ma vie pour confondre. Il reste quoi? Le coyote? Mais voilà, je viens de faire des recherches sur le web et ce qu’on montre des différentes espèces du coyote n’a rien à voir avec cette drôle de bébite qui se tenait tout près de la route forestière, juste après le km 60 quand on coupe d’est en ouest pour aller se connecter avec la route de Rivière-aux-rats. Résumons donc : c’était canin, mais ce n’était ni un chien, ni un loup, ni un renard et ni un coyote. Je dirais que c’était gros comme berger allemand, le museau pas très long, la face plus foncée que le reste du poil qui était gris pâle avec des teintes de roux. Le torse était surdimensionné, ce qui lui donnait une démarche quelque peu claudicante avec les pattes d’en avant. C’était 100% sauvage, mais pas très peureux. J’ai pu arrêter ma voiture et faire marche arrière pour bien l’observer. C’est à peine se je le dérangeais. Mais le temps de prendre mon appareil photo qu’il s’est mis à rebrousser chemin. Ceci expliquant cela, voilà pourquoi on ne voit que du flou sur le cliché. Désolé. Croyez-moi, j'aurais bien aimé avec une photo parfaite.
C’est curieux, mais ça ressemblait plus à une hyène qu’à quoi que ce soit que j’ai pu voir au Québec. Oui je sais, il n’existe pas de hyène sur ce coin de planète et je ne suis pas en train d’affirmer que ç’a en était une. Je vous parle de comparaison. C’est tout.
Ce fut lac public finalement. Je suis monté au lac Kempt. En fait, à la rivière qui s’y jette. Je voulais pêcher le doré. À ce temps-ci de l’année, il a terminé sa fraie dans la rivière et avant de redescendre dans le lac, il y reste un moment. Mais le climat étant ce qu’il est, la rivière était déjà vide de doré. À cause du printemps précoce, j’imagine. À la place, j’ai attrapé des brochets. Remarquez, question purement pêche, le brochet donne une pêche beaucoup plus sportive que le doré. Mais bon, je voulais manger du doré. Trop tard pour la rivière. Faudra aller le pêcher dans le lac et pour ça, je n’ai pas l’embarcation idéale.
Généralement, je remets à l’eau les brochets. J’ai fait une exception cette fois-ci. Le pauvre, il avait avalé profond mon Rapala. Si bien que je ne pouvais pas l’extraire. Ce qui est étrange, car généralement, le brochet ne mord sa proie que par l’extrémité de sa bouche. Jamais il ne gobe sur une première attaque. Sauf ce con qui est venu se lancer sur mon leurre. Allez savoir ce qu’il avait dans la tête. Forcément, j’ai été obligé de le tuer un peu. J’ai fait ça à la manière de mon grand-papa qui m’avait tout montré lors d’un voyage de pêche au lac Boucher. Je lui ai cassé le cou en lui ramenant la tête vers l’arrière d’un coup sec. Ça fait sssssscccrrrraaaak. Ça salope un peu l’embarcation à cause du sang qui dégouline, mais c’est efficace. Le poisson ne souffre pas trop. Enfin, il souffre quand même, mais pas comme si je l’avais relâché à l’eau après lui avoir bousillé l’intérieur en voulant retirer mon rapala. Je vais donc le manger ce soir, question de lui rendre le respect qu’il mérite. D’ailleurs, au moment où j’écris ces lignes, il cuit sur un feu de charbon de bois.
Avec des patates si vous voulez vraiment tout savoir.
Je suis à l’envers des normaux. Travaillant généralement le samedi et le dimanche, ma fin de semaine se déroule le lundi et le mardi. Parfois, c’est le mardi et le mercredi. Mais jamais le samedi et le dimanche. Socialement ça joue beaucoup même si, de ce côté là, ça chie un peu depuis quelques années. Je veux dire la vie sociale. Disons qu’il ne se passe pas grand-chose. Avec ou sans fin de semaine. Alors voilà quoi, c’est lundi matin et je commence ma fin de semaine.
Suis au chalet. C’est le matin et dans quelques instants, après ce café en fait, je m’en vais pêcher. Je vais aller quelque part par les chemins forestiers. Réserve faunique ou lac public. Je me tâte encore. Ça va dépendre de mon humeur. Canot sur le toit de la voiture, fromages et pâtés dans la glacière et puis c’est tout.
Me promenant dans les rues de ma ville au lendemain de l’adoption de la loi 78, je suis tombé sur cette porte secondaire d’une maison de culte asiatique. Il y a quelques mois, un rigolo avait inscrit cette phrase. Récemment, un étudiant y a rajouté ce carré rouge.
Quand t’arrives à l’entrée du village de Ste-Émilie-de-l’Énergie un dimanche soir vers 20 h 45, quand tu vois une bande de jeunes et d’ados saluer chaque voiture qui passe en tapochant sur des casseroles, c’est signe que ce mouvement est maintenant devenu global.
Matin tôt. Trop tôt. C’est toujours trop tôt quand on doit aller travailler. Le cadran mord mes rêves. Ses crocs stridents lacèrent ma quiétude sublimée. Je lutte à coups de snooze. Combat titanesque, mais inégal. Tout au plus puis-je gagner quelques minutes que je vais perdre aussitôt dans ma course contre le temps. Le temps de me réveiller, le temps de me lever, le temps de bénir la cafetière qu’il n’y a déjà plus de temps. Je dois y aller.
Hier, 23 mai, arrestations massives lors d’une manif pacifique. Plus de 500 personnes à Montréal et plus de 700 dans l’ensemble du Québec. Une rafle honteuse et indigne de ce pays.
État policier. Rien de moins. L’histoire s’en souviendra.
Il devait être minuit et j’étais chez moi, suivant la manif via CUTV (un réseau de télé universitaire qui, chaque soir, diffuse en direct sur le web) ma fille me lance un coup de fil.
- Ils arrêtent tout le monde!
- T’es où?
- Coin St-Denis et Sherbrooke. C’est la folie.
- J’arrive!
Comme j’ai quelques coupes de rouge dans le corps et qu’un feu arrière de ma voiture fonctionne aléatoirement, je juge plus sécuritaire de ne pas y aller en voiture. Sans parler que l’endroit grouille de flics. Ça serait vraiment courir inutilement après le trouble. J’enfourche donc un bixi et je roule en direction des arrestations. Même sans info, je savais où ça se trouvait. Je n’avais qu’à suivre l’hélico dans le ciel qui restait en position stationnaire au-dessus des manifestants. J’arrive près des lieux. La rue Sherbrooke est complètement fermée. De l’antiémeute. Des flics casqués et d’autres encore en vélo ou à pied. Il y a des voitures de flics partout. Le bruit de l’hélico au-dessus de nos têtes est assourdissant et ajoute une touche lugubre à cette scène déjà hallucinante. Ma fille me texte au même moment : «Suis coin Ontario-St-Denis. Dépêche-toi!» J’emprunte une rue secondaire et je descends la côte pour me rendre sur Ontario. Je roule jusqu’à St-Denis.
Ce que j’y trouve est invraisemblable.
Rue St-Denis entre Ontario et Sherbrooke, c’est une section qui est en pente à partir d’Ontario et qui monte jusqu’à Sherbrooke. Les gens qu’on arrête sont tout en haut, sur Sherbrooke. En bas, de la rue Ontario et je dirais jusqu’à une centaine de mètres de la rue Sherbrooke, des centaines de personnes sont là en appuie aux manifestants arrêtés. On peut voir ces derniers tout au bout, derrière deux cordons de policiers casqués avec boucliers et tout le bordel. On les a fait assoir dans la rue, comme un troupeau de bêtes. On leur enfile des menottes de plastique en leur mettant les mains dans le dos à la manière de Guantanamo. Ne manque que la cagoule et je tremble en me disant que ça viendra peut-être. Ils sont nombreux. Incroyablement nombreux. Une masse d’espoir. C’est la démocratie Québécoise pour le moment garrotée sur l’asphalte. Honte à ces gens qui donnent de tels ordres!
Je rejoins ma fille et nous remontons la rue St-Denis en direction du premier de ces cordons. L’atmosphère est indescriptible. Ça chante, ça gueule, ça houspille les flics, certains même dansent devant les boucliers de l’antiémeute; une foule bigarrée qui n’a plus rien à voir avec les étudiants. Enfin si, mais bon, on y retrouve aussi des têtes grises et blanches, des trentenaires, des quadragénaires enfin, bref, vous comprenez le topo. Sur notre gauche, sur une espèce de plateau qui domine en hauteur cette portion de la rue St-Denis, un policier tient la foule en joue avec un fusil à balles de caoutchouc. J’ai peine à en croire mes yeux! Image d’un symbolisme terrifiant qui me donne froid dans le dos. Derrière, des cavaliers montés sur des chevaux qui attendent les ordres. C’est surréaliste. Complètement démesuré.
Mais la foule, festive et joyeuse, chante plus fort et démontre une impressionnante solidarité envers ceux qu’on arrête là-bas, tout en haut, derrière ces putains de cordons de policiers. Ma fille se dirige tout en avant de ce peloton de contestataires et se joint à ceux qui sont assis face à l’anti émeute. Signes de paix et chants de solidarité. Fierté toute paternelle dans la peau; papa et sa fille manifestant maintenant côte à côte sous le regard prédateur de l’antiémeute. Il me semble que ça ferait un bon début de roman ça.
Enfin bref, poursuivons.
Nous restons là et participons à cette invraisemblable fête avec les autres. Dans la foule, je retrouve un couple d’amis, casseroles en main et gueulant, chantant, riant. Ils m’expliquent qu’une manif spontanée s’est formée à 20h dans un quartier plus au nord. Le joyeux mouvement des casseroles lancé il y a trois ou quatre jours. Cette manif a progressivement rejoint l’autre, celle qui depuis un mois défie les autorités dès le coucher du soleil. En d’autres mots, cette «fusion» devient symbolique. C’est monsieur et madame Tout-le-Monde des quartiers populaires venant se joindre aux manifestants réguliers. D’ailleurs je note dans la foule une présence impressionnante de personnes munies de casseroles. C’est complètement fou, mais bordel, qu’est-ce que ça fait du bien de voir ça!
Nous restons là une bonne heure et les policiers sont d’un calme surprenant. Néanmoins, on peut voir chez certains des signes de fatigue et d’exaspération. Faut les comprendre un peu (mais pas trop quand même!), c’est comme ça chaque soir depuis des semaines. Certains ne doivent plus dormir beaucoup. Surtout ceux et celles qui ont des enfants.
Je reste encore ou je m’en vais? Bonne question. Des mouvements de plus en plus réguliers derrière les lignes laissent penser que la police va bouger. On reste ou on quitte? L’Amère à boire est juste à côté et je me dis comme ça qu’une bonne bière blanche aiderait à la réflexion. La bière aide toujours, comme on sait. Et c’est de la terrasse qu’on a entendu un mot d’ordre d’un manifestant qui incitait le groupe à se replier tout en bas, sur Ontario. Ce qu’ils ont fait. Quelques minutes plus tard, l’antiémeute et les autres flics se sont employés à les suivre et à les disperser.
Manifestation illégale ce soir encore. J’y étais. Mais pas les flics. En effet, pour la première fois depuis les 27 dernières manifs nocturnes, la présence des policiers s’est faite très discrète. Pour tout dire, on ne les voyait pas. Est-ce une coïncidence si cette manif s’est déroulée dans un esprit bon-enfant, festif, calmement? Est-ce une coïncidence s’il n’y a pas eu de casse? Pas une seule vitrine cassée? Pas une seule arrestation?
C’est un conflit qui oppose deux types d’étudiant. Nous pourrions dire aussi deux types de citoyen, car quoi qu’on en dise, ils ne sont pas différents de monsieur et madame tout le monde.
Il y a ceux qui se tiennent debout d’un côté.
Et les autres; les rampants.
Bien sûr, le gouvernement est historiquement du côté des rampants. Ça ne fait pas de bruit un rampant. Ça ne demande pas grand-chose. Ça se contente généralement d’une télé pour se lobotomiser. Et puis d’un bon boulot bien abrutissant.
Avec ceux qui se tiennent debout, c’est plus compliqué. Ils ont des idées. Le pouvoir déteste ça. Ça peut menacer une fondation une idée quand elle est reprise par des milliers de gens.
Loi spéciale du gouvernement. On veut casser la grève étudiante à coups de matraques et de poivre de cayenne.
Un dialogue?
Non. Refusé. Les étudiants n’ont pas de fric alors ils ne peuvent pas prétendre à la même écoute que, par exemple, ces gros porcs du conseil du patronat ou des firmes d’ingénieurs bandits. Alors c’est maintenant officialisé par une loi : on a désormais le droit d’éborgner notre jeunesse qui ose avoir des opinions contraires à celles d’un gouvernement contrôlé par la mafia.
C’est fort.
C’est fort, mais c’est triste surtout.
Je pense aussi à tous ces gens transis de peur devant trois pancartes bariolées de rouge et qui appuient cette clique de voyous corrompus qui prétendent représenter la démocratie.
Ils me font pitié. Ils ne voient même pas que c’est une journée sombre pour le Québec. Ils ne comprennent pas que ce gouvernement déposera une loi qui autorisera maintenant les brutes policières à frapper sur leurs propres enfants.
Les lâches!
Monsieur Charest se couvre de honte. L’Histoire ne lui pardonnera pas.
Mais bon, encore faudra-t-il avoir des cours d’histoire pour ne pas oublier. Ce qui est loin d’être une assurance.
Mais en même temps, les étudiants ont déjà gagné quoiqu’il arrive. Dans 10 ou 20 ans, ils prendront le pouvoir. Cette société sera à eux. Ils ne font qu’émerger. Imaginons quand ils seront à pleine maturité. Quoi qu’en disent ces branleurs du gouvernement et leur électorat de moutons bêlant de trouille, le renversement a déjà commencé. Ces étudiants constituent la phalange avancée du changement à venir.
Pour mettre un terme à mes sorties de pêche infructueuses, j’ai joué mon Va-tout. Le lac Gilles dans la réserve faunique Mastigouche. Poissons abondants, prises assurées. Ça n’a pas raté. En moins de deux heures, j’avais attrapé mon quota.
Oui bon, le challenge était quasi inexistant, mais faut ce qui faut dans la vie.
Combien de temps durera encore la grève étudiante? Bonne question. On a l’impression de ne plus avoir de gouvernement. Totalement dépassé monsieur Charest. Totalement décalé. L’homme de la non-décision.
Sa politique consistant à laisser pourrir les choses était planifiée au début. Il croyait sans doute que le mouvement allait s’estomper. Mais voilà, ça ne s’estompe pas. Ça grossit. Ça s’étend. Ça s’éternise. Ça menace. Ça grince. Ça craque.
Raymondo, notre gardien de but du dimanche soir, est maintenant un employé non officiel de l’entreprise. Je dis bien «non officiel» parce qu’il doit encore passer ses 300 heures d’évaluation avant d’être officiellement affranchi. Quand il le sera, on s’échangera une goutte de sang pour marquer son entrée dans la Famille.
Génération X comme moi, quarantaine avancée, au moins mille boulots différents dans les 20 dernières années, a vendu des voitures autant que des espaces publicitaires au journal Le Devoir, mille métiers combinés à autant d’espoirs et conjugués à autant de déceptions. Génération un peu perdue, un peu désabusée, un peu No Futur. Comme moi, il vit aujourd’hui parce que demain ça risque d’être encore pire.
Économiser?
Ok, mais économiser quoi?
Du fric?
Où ça?
Partout où nous allons depuis 1980, il n’en reste plus. Quand on arrive, les coffres sont vidés par ceux qui sont passés avant nous.
Ne reste que des miettes.
Génération de miettes et de travail à temps partiel.
Nous avons appris à vivre à temps partiel.
Nous avons aimé à temps partiel.
Nous avons connu le bonheur à temps partiel.
La paix? À temps partiel aussi.
Même chose pour le repos.
La quiétude? Juste quand on daignait nous donner des chèques de chômage. Seul exemple de régularité monnayée que nous connaissons.
Enfin. Ne nous plaignons pas.
Notre précarité a fait ce que nous sommes.
Cyniques.
Incroyants.
Baveux.
Poing en l’air.
Rien-du-toutiste et fier de l’être.
Sans avenir, mais confiant dans le présent.
Rebelles, ouais, beaucoup.
Mordant.
Marginaux parce que c’était le seul endroit que la société - qui ne voulait pas de nous - n’occupait pas. On y a fait notre maison. On y est bien.
Endettés depuis la fin de nos études, richesse renouvelable.
Do It Yourself parce que c’est la seule manière qui nous restait pour ne pas crever de faim.
Sans REER.
Sans plan de retraite.
No retreat baby, no surrender (Bruce Springsteen, Born To Run)
Aider un frère de misère à s’extirper de la mélasse sociale en lui offrant un boulot de merde, mais bon, qui paie un peu, ouais, ça me botte. Si ça se trouve, ça sera notre dernier job ensemble. Si j’ai bien compté, ça fait la troisième fois que je repêche Raymondo pour un boulot. Que des boulots de merde, mais celui-là, il paie un peu plus que les autres. Et puis avec le syndicat, on peut s’y amuser un max. Pour une fois qu’on a une force conventionnée derrière nous pour nous protéger. Dans 262 heures exactement, Raymondo pourra recommencer à mettre ses épinglettes ornées de la faucille et du marteau. Remarquez, depuis le temps, peut-être qu’il ne les a même plus. Pour survivre, pour payer son loyer, pour payer sa bouffe, il a bien été obligé de les ranger quelque part. Depuis toutes ces années, se souvient-il au moins où elles sont planquées?
Mais bon, on s’en fout.
Notre seule conviction politique, c’est le cynisme.
On a plus besoin d’épinglettes.
Hey!
Tu sais quoi?
Ça prend 30 ans de service pour toucher une bonne pension, si jamais pension y aura encore. Pour Raymondo et moi, on y arrivera autour de 75 ans. C’est déjà pas mal. Ça sera juste assez pour éviter à nos enfants de payer pour nos enterrements.
C’est pas de notre faute.
En 1974, Pierre-Elliot Trudeau a dit que la société des loisirs arriverait quelque part dans les années ’80. Nous, on l’a cru. On a même voulu la devancer. C’est pour ça qu’on a poché nos études dans le bistro du coin. Nous étions du type zélé. Trop pressé d’arriver aux plans d’avenir de notre Premier Sinistre. Faut pas nous le reprocher.
Il est nerveux et ses mouvements sont vifs, rapides et saccadés. Quand il rentre dans le magasin, il ne dit ni bonjour ni bonsoir et se précipite toujours vers la section des mini formats, ces petites bouteilles de 50 cl que l’on appelle aussi des «mignonettes». C’est son spot. Sa réserve. Sa collection. Comme un écureuil, il se déplace en état de stress perpétuel, comme si l’endroit était rempli de prédateurs potentiels.
Il prend toujours trois ou quatre mignonettes de vodka qu’il fourre dans le creux de ses mains qu’il vient ensuite les déposer sur le comptoir comme autant de cocottes de sapin glanées sur une branche.
Il a le dos courbé.
Porte de grosses lunettes devant des yeux fuyants.
Il a de grosses bajoues, comme un écureuil justement.
Deux palettes proéminentes qui pointent sous sa lèvre supérieure.
Un vrai rongeur je vous dis.
Même une fois rendu au comptoir, il ne dit ni bonjour ni bonsoir, mais tapote des doigts la surface.
Nerveux le mec.
T’as toujours l’impression qu’il achète en vitesse pour se cacher de quelqu’un. De sa femme peut-être.
Ou de sa conscience.
Va savoir.
Il a toujours le fric dans sa main.
Montant exact, à la cenne près.
Il n’y a jamais de recomptage.
Bref, tout pour gagner du temps.
Quand il a payé, il ramasse ses cocottes, son butin, ses petites bouteilles, ses mignonettes et quitte sans demander son reste, en vitesse, sans dire bonjour ni bonsoir, comme un fuyard.
Ou comme un écureuil justement.
Il n’est pas aussitôt assis dans sa voiture qu’il en débouche une première qu’il se cale aussi sec derrière le gosier.
Une chute. Je ne sais plus laquelle. Il y en a quelques-unes comme celle-là sur la rivière noire. J’ai été pêché au pied de celle-ci avec mon frère la semaine dernière. Lui il a attrapé une truite et moi rien du tout.
Ou alors de la pluie.
Ou alors une grippe.
Mais de poisson, nada
Ça arrive. Faut pas s’en faire.
Je n’ai toujours rien pris jusqu’à maintenant en 5 ou 6 sorties. C’est des choses qui arrivent disais-je. Je ne panique pas. Mais bon, j’ai hâte de sentir l’attaque sur mon leurre, comme ils disent dans les émissions de pêche.
T’as pas vraiment envie d’être son amie. Enfin, pas avec une gueule comme ça. Elle a ce je ne sais quoi de «pantoite» en elle. Pourtant, elle pourrait être belle si elle n’était pas ministre. Stress en moins. Constipation en moins.
Aussi.
Elle a des lèvres en tout cas. Ça pourrait commencer par là. Le reste, faudrait voir. Les pommettes peut-être.
Sourire forcé d’une ministre de l’éducation qui dit «pantoite» ou lieu de pantoise. Pas fort. Mais ne nous comptons pas d’histoire. Elle ne dirige rien. C’est un pantin pantoite. Triste femme un peu pute, mais qui l’accepte parce que justement, c’est un peu son métier.
Madame la ministre pute.
Elle est venue au magasin l’autre jour. Les gens se retournaient sur son passage. Son garde du corps était là, en retrait. Nerveux. C’est moi qui l’ai servi. Elle cherchait un bourgogne blanc. Elle était très polie, très gentille, très humaine. J’avais envie de lui dire «pourquoi vous n’êtes pas comme ça face aux étudiants qui ne demandent qu’à discuter?» Mais je n’ai rien dit. Je suis professionnel.
Cette photo fut prise à Paris pendant les événements de Mai 68. Je l’adore. Elle représente pour moi ce que serait notre vraie force si demain matin, nous décidions tous ensemble de prendre notre destin en main. Elle représente le 1% du pouvoir contre le 99% du peuple historiquement dominé. Ici, sur cette photo, le 99% s’est levé. Voilà ce à quoi ressemblerait notre indignation de masse si nous parvenions à la canaliser et à la balancer à la face du pouvoir. Aucun gouvernement ne nous résisterait.
Ne venez pas me dire que vous n’en avez pas envie.
Des photos à commenter. Ça donne toujours de la matière à Blogue quand on ne sait pas trop quoi écrire, mais que les doigts nous démangent au-dessus du clavier.
Première photo. Ici, mon pote E... Personnellement, j’aime bien l’appeler le Che. Enfin, quand j’écris. Dans la vraie vie, je ne l’appelle jamais autrement que par son vrai nom. Mais bon, pour les besoins de la cause, je vais dire ici le Che. Cette photo fut prise lors de notre dernière assemblée générale. Le Che aime bien se tenir tout au fond de la salle. Ça lui permet de tout voir et de tout flairer.
Au début, peu après mon embauche, j’avais entendu parler du Che mais seulement comme une rumeur dont on est pas tout à fait certain que ce qu’elle raconte est un mythe ou une réalité. Parce que Le Che, quand tout va bien dans ta vie, c’est un peu comme un ovni; t’en entends parfois parler, mais tu ne le vois jamais. Le Che, t’apprends à le connaître quand t’es vraiment dans la merde. Et une fois que tu le connais, tu ne peux plus l’oublier. Le Che, c’est le délégué syndical poussé à son paroxysme. Mi-trentaine avec déjà plus de 13 ans d’ancienneté dans la boîte, dont 12 passés comme syndicaliste actif. Court sur pattes, la silhouette un peu rude, la voix qui porte toujours plus que celles des autres, nez aquilin, yeux perçants, cheveux coupés courts, jamais frais rasé, son porte-document rempli de dossiers syndicaux qu’il trimballe sur l’épaule comme un balluchon, une casquette de prolo provenant d’un autre âge vissée sur la tête. Légende de notre syndicat, cataclysme qui respire pour l’employeur. Faut voir la panique dans les yeux des cadres de la direction quand ils le voient entrer dans leur tanière pour aller y régler une pile de griefs. Et ils ont raison, car on ne sait jamais quand il va exploser. Et quand il explose, ce n’est jamais beau. On l’appelle Le Che parce que partout où il va, il sème la révolution. La légende dit que sa mère aurait accouché de lui sur une ligne de piquetage lors d’une grève féroce à la Baie James quelque part dans les années ’70. Je ne sais pas si c’est vrai, mais je sais que beaucoup de collègues le voient comme une icône et seraient prêts à aller en enfer s’il décidait un jour d’en donner le mot d’ordre. Quand les vieux collègues prononcent son nom entre eux, c’est toujours avec respect. Même dans les conversations qui ne concernent pas le boulot, jamais ce nom n’est évoqué sans que tombe automatiquement sur leurs vieilles épaules un intense sentiment de protection. Le Che est le délégué syndical de toutes les succursales du Nord-Est de Montréal. C’est son bastion, son territoire. Beaucoup de directeurs refusent les postes vacants dans ce secteur à cause justement de sa dominante présence. Et ceux qui acceptent sont soit un peu fous ou soit qu’ils y sont obligés. C’est dans les divisions du Che que la direction envoie en effet ses directeurs qui ont commis des impaires, question de les casser avant de les replacer dans des divisions plus calmes. Par contre, quelques rares téméraires arrivistes s’y sont fait nommer pour gagner du galon en essayant «d’abattre Le Che». (C’est comme ça qu’ils disent entre eux) De ceux-là, il n’en est pas resté un seul. Partis relever d’autres défis, comme ils disent dans leurs communiqués officiels. Aucun directeur dans tout le réseau de la province n’ignore le tableau de chasse impressionnant du Che. C’est sa carte de visite. Pas moins de cinquante directeurs abattus en carrière et le compteur tourne toujours. Limogeage, déplacement, démission ou mise en tablette, ça lui fait une impressionnante moyenne de 4.16 directeurs exécutés par année. Mais ces chiffres sont un peu gonflés par les deux grèves que Le Che a vécu et pendant lesquelles il avait la lourde responsabilité des lignes de piquetage de Montréal. J’y reviendrai plus loin si j’ai le temps, mais disons simplement que pendant ces pénibles événements, lui et son équipe (plus ou moins clandestine) participaient à des expéditions punitives nocturnes dont les cibles étaient les résidences personnelles des directeurs. Je vous laisse deviner de quoi étaient faites ces expéditions, mais les résultats furent probants. 23 directeurs ayant préféré démissionner plutôt que de poursuivre leur carrière dans la boîte. Le Che, c’est le Baron Rouge de notre syndicat. Mais dégommer un directeur n’est pas son but premier. Certes, il y a quelque chose de franchement jouissif de voir une tête de directeur rouler dans le panier, mais pour le Che, ce n’est pas une raison suffisante de pavoiser. Il est beaucoup plus fier des 10 collègues congédiés qu’il est parvenu à réintégrer dans leur poste. Beaucoup plus difficile en effet de sauver la tête d’un collègue congédié que de couper celle d’un imbécile de directeur. 10 sauvetages réussis en 12 ans, ce n’est pas beaucoup diriez-vous, mais justement, vous ne connaissez pas notre réalité. 10 en 12, c’est au contraire énorme. Un grand exploit! Parvenir à faire changer la décision de la haute direction après un congédiement, c’est ce qui est le plus difficile à faire dans un job de délégué syndical. Mais quand on en parle au Che, il en fait peu de cas. Comme Tom Hanks dans Saving Private Ryan, il est plutôt du genre à se prendre la tête pour tous ceux qu’il n’a pu sauver. «J’en ai peut-être rescapé 10, mais j’en ai perdu facilement le triple». Il est comme ça Le Che, modeste dans ses victoires et très sévère pour lui-même dans ses défaites. Méchant contre les méchants, mais bon comme du bon pain pour les autres. Il grogne et cri, menace et injure la partie patronale quand celle-ci ose s’en prendre à un collègue. Il gueule solide et insulte sauvagement. Il frappe toujours là où ça fait mal. Mais chaque fois, je ne peux m’empêcher de voir dans ses coups de gueule quelque chose de grandiose et de fortement réconfortant pour l’avenir de la race humaine. À mes yeux, c’est un héros moderne du quotidien. Mais lui, il ne le sait même pas. C’est sans doute pour ça qu’il est si extraordinaire. Bon, ça va aller maintenant. Je crois que vous avez saisi le personnage.
Hier, gros match de hockey. Si, si. Il y avait du nouveau monde. Trois types entres autres dont la gueule me disait quelque chose. Fuck! C’était trois directeurs! Un grassouillet bas du bide, un petit nabot énervé et un grand céleri qui n’en finissait plus d’être grand. Z’ont du courage de venir se frotter à une meute de syndicalistes testéronisés qui courent après une balle pendant deux heures.
Qui les avait invités?
C’est Dom-dom, le tueur sympathique du syndicat. Il leur en avait parlé et ils ont accepté de venir jouer. Le petit nabot avait défié Dom-dom au boulot, lui disant qu’il allait le passer facilement. Ce genre de défi ne peut que pimenter la partie à venir. Les équipes se font et je me retrouve dans celle du grand céleri. Il a de bonnes mains, une bonne garnotte mais reste avare de passe. Le grassouillet bas du bide et le nabot énervé sont dans l’autre équipe. Dom-dom dans la mienne. Forcément, il y aura confrontation pendant toute la partie entre le nabot et mon ami. Une bataille d’orgueils comme on dit dans les émissions sportives. Dommage qu’on n’ait pas droit de jouer avec contact, il y aurait quelques dossiers de travail qui se seraient réglés dans les coins avec des coudes placés très haut. Ici, pas de risque de mesures disciplinaires.
Je n’ai pas eu affaire avec ces trois directeurs, sauf le petit nabot. Une broutille sans importance qu’on avait réglée en trois coups de cuillère à pot. Sans engueulade ni différent. C’est curieux quand même quand tu revois ces types ailleurs qu’au boulot. Surtout pour un match de hockey. Mano to mano et avec une balle entre nous, le statut gestionnaire-employé s’efface comme par magie et ya que les hormones qui parlent. Entre deux périodes par exemple, je parlais avec Raymondo près du filet. Le jeune nabot énervé en profitait pour pratiquer ses shots. À un moment, il perd contrôle de la balle et celle-ci vient se percuter contre la jambière de mon ami, manquant de près de nous atteindre dangereusement.
- Hey tabarnak! Fais attention avec ton ostie de balle!
C’est sorti tout seul. J’suis comme ça. Pas de gant blanc avec les cons. Il est resté tout penaud le petit nabot. Plus rien à voir avec le directeur qui se cache derrière un titre pour te parler de haut. Ici, au hockey, le devoir de loyauté envers l’entreprise n’existe pas et tu ne peux pas t’en servir pour faire chier tes employés. C’est la jungle mec et t’es exactement comme nous. Quand Raymondo et moi on s’assoit pour parler ensemble, l’endroit devient alors notre territoire. Protégé qu’il est le territoire. C’est à nous! On redevient des loups. T’avises pas de venir pisser dans notre coin. On va te mordre. Il baisse la tête et s’éloigne. Sur une île déserte avec les mêmes types, c’est lui qui serait désigné pour ramasser le bois mort pour faire du feu. Ou alors on le repousserait à la mer, question d’avoir une bouche de moins à nourrir.
Non mais!
Je suis dans mon bureau. La fenêtre donne sur la rue et en y regardant au travers, je vois un petit morceau de la ville s’animer devant mes yeux qui s’éveillent. Des voitures surtout qui descendent la rue et qui vont en direction du centre-ville. Devant chez moi, le garage n’est pas encore ouvert. C’est un centre multi services qui comporte aussi une section pour le lavage à main des voitures. L’entreprise est tenue par des Marocains. Quand il fait beau et que les employés travaillent avec la grande porte ouverte, j’entends leurs voix se faufiler jusqu’à chez moi. Ils parlent arabe et cela me donne une toute petite impression d’être là-bas, au Maroc. Toute petite l’impression. Faut tout de même pas exagérer. Surtout en hiver. Il fait soleil. Ça sent l’été. C’est la journée du recyclage. Un vieux monsieur à bicyclette s’arrête devant mon sac d’ordures recyclables. Transparent le sac. Il le prend dans sa main et l’observe avec attention. Il y cherche quelque chose. Des bouteilles consignées sans doute. Il n’y trouvera rien. Mes vides, je les refile à un semi-clochard qui fait le tour des ruelles le soir et qui a pris l’habitude de venir cogner chez moi quand il y voit de la lumière. Quand il parle, il laisse longuement traîner la dernière voyelle de sa phrase, comme un enfant implorant. Ce qu'il est un peu dans le fond.
- T’as-tu des viiiiiides?
Il prend tout. Bouteilles de bière, bouteilles de soda, canettes en métal. Forcément, il ne laisse rien pour les autres clochards. La cueillette des bouteilles vides est une guerre féroce entre indigents. C’est celui qui a le meilleur plan d’attaque qui rafle tout.
Ça se passe ici, au Québec. C’est renversant de voir ça. Je ne m’y habitue pas. Je dois avouer par contre que j’éprouve un certain plaisir malsain de voir la voiture de flic se faire dévaster de pierres et de débris de toutes sortes après que le chauffeur eut tenté d’écraser des manifestants.
Je sais, ce n’est pas joli penser comme ça. Mais que voulez-vous, j’y vois davantage le symbolisme de la chose que la chose en elle-même. Ici par exemple, je vois le peuple écoeuré répliquer enfin à ceux qui nous mentent et qui se foutent de notre gueule depuis trop longtemps. Bien sûr, j’aurais préféré une limo remplie de politiciens plutôt qu’une voiture de flic, mais justement, le flic consent à se faire payer (grassement) pour protéger le pouvoir au détriment du peuple. Qu’il se prenne ensuite une brique sur la tête, c’est son problème. Il n’avait qu’à choisir un autre métier.
«Le plus excellent symbole du peuple, c'est le pavé. On marche dessus jusqu'à ce qu'il vous tombe sur la tête.» Victor Hugo
On ne s’en sort pas. La cote de popularité de Jean Charest augmente à mesure que la grève se poursuit. C’est décevant, mais c’est dans la norme des choses. Le bon peuple a peur. Le bon peuple n’aime pas les bouleversements, même quand c’est pour le mieux. Le bon peuple, c’est ce personnage de la pièce Les Voisins de Claude Meunier. Celui qui pète un plomb à la toute fin parce que sa haie de cèdres taillée - qui est toute sa vie - est endommagée par la voiture du fils du voisin. Abattu en constatant le tableau, anéanti, il lève péniblement la tête au ciel et le regard foudroyé de douleur, il cri «Y a-t-y moyen qui ne se passe rien dans la vie!»
Toute l’absurdité d’une vie totalement insignifiante résumée en quelques mots. Dans cette pièce, Meunier crucifie d’une plume assassine cette partie de la population banlieusarde Nord-Américaine - la vaste majorité - qui préfère comme mode de vie l’abdication confortable de l’indifférence à celui, millénaire, de l’avancée humaine. Comme si notre espèce était arrivée au point final de son évolution. Pourtant, ce sont ces mêmes gens qui gueulent à l’année contre les hausses des services, contre la diminution de leur pouvoir d’achat, contre les riches, contre le gouvernement, contre contre contre... mais quand finalement un groupe se lève et concrétise leur colère, les voilà qui chient dans leur froc pour réclamer haut et fort l’ordre et la sécurité. Petit peuple.
Anyway, ce genre de combat se gagne avec les années. Ceux qui sont dans la rue actuellement seront demain au pouvoir. Ce qu’ils sont en train de faire n’est rien de moins que l’Histoire en marche. Ça ne peut que progresser avec les années. Entre temps, ils auront eu des enfants qui eux aussi un jour, prendront la place laissées vacantes par les tailleurs de haies d’aujourd’hui.
Ce conflit n’est plus un conflit étudiant. C’est devenu une confrontation entre deux visions sociales, une lutte à finir entre l’ancien et le renouveau. J’aime! L’oppression policière amalgamée à la rhétorique poussiéreuse en mensongère d’un gouvernement corrompu, le cynisme et le mépris d’une élite monétaire privilégiée, la démagogie et la manipulation outrancière de l’opinion par des médias contrôlés, 40 années d’un libéralisme injuste qui auront considérablement réduit le pouvoir d’achat de la classe moyenne tout en provocant un écart monstrueux entre les plus riches et les plus pauvres, voilà autant de facteurs qui sont venus transformer la flamme de cette chandelle en feu de forêt. Nous en sommes là! L’indifférence populaire vient de se fracturer. Désormais, chacun de nous est obligé de prendre parti. En proposant non plus le gel des frais de scolarité, mais bien sa gratuité totale, la CLASSE vient d’officialiser l’émergence d’un nouvel espoir. Le rêve d’une nouvelle société plus juste est maintenant devenu une proposition officielle. Elle ne passera sûrement pas, mais la graine est maintenant plantée dans la terre fertile de ce qu’il est convenu d’appeler «un projet de société» Ce n’est déjà plus une chimère. David vient de blesser Goliath. Mais ce dernier est encore bien en vie, féroce, redoutable et répliquera avec l’énergie qu’on lui connaît. Mais c’est une nouvelle partie qui commence. Maintenant, c’est au temps de faire son oeuvre. Arrosons cette pousse fragile qui émerge du fumier. Aidons là à éclore pour qu’après demain, les enfants de nos enfants puissent en goûter ses fruits sucrés.
Quelque par au nord de tout, sur les berges d’une rivière perdue, j’ai vu cette vieille tête de pierre sculptée par les siècles et les glaces. On dirait un cousin boréal de ces divinités silencieuses de l’île de Pâques. Le corps est manquant. Je me suis amusé à imaginer qu’il aura été emporté par ces flots millénaires dans lesquelles la truite printanière n’aime pas trop rencontrer mon leurre métallisé. J’aime la truite, mais ce n’est pas réciproque. Dommage. Enfin bref, cette tête m’a fasciné. À tel point que j’en ai oublié de pêcher pendant un long moment. Les yeux sont mi-clos, dessinant une impression de fatigue ou d’engourdissement. Un gros sourcil touffu coiffe celui de gauche tandis que l’oeil droit en est dénudé. Une ligne horizontale trace la bouche d’un bord à l’autre du visage avec un net relevé sur son côté gauche. Cela forme une manière de rictus impossible. On hésite entre le début d’un sourire ou la fin d’une longue douleur. Peut-être le deux à la fois finalement. Allez donc savoir ce qui se cache dans une tête de pierre. Un menton proéminent termine de s’affaisser au pied de la rivière. En la contemplant, j’avais l’impression d’entendre cette tête penser.