jeudi 10 mai 2012

Des photos



Des photos à commenter. Ça donne toujours de la matière à Blogue quand on ne sait pas trop quoi écrire, mais que les doigts nous démangent au-dessus du clavier. 
Première photo. Ici, mon pote E... Personnellement, j’aime bien l’appeler le Che. Enfin, quand j’écris. Dans la vraie vie, je ne l’appelle jamais autrement que par son vrai nom. Mais bon, pour les besoins de la cause, je vais dire ici le Che. Cette photo fut prise lors de notre dernière assemblée générale. Le Che aime bien se tenir tout au fond de la salle. Ça lui permet de tout voir et de tout flairer. 
Au début, peu après mon embauche, j’avais entendu parler du Che mais seulement comme une rumeur dont on est pas tout à fait certain que ce qu’elle raconte est un mythe ou une réalité. Parce que Le Che, quand tout va bien dans ta vie, c’est un peu comme un ovni; t’en entends parfois parler, mais tu ne le vois jamais. Le Che, t’apprends à le connaître quand t’es vraiment dans la merde. Et une fois que tu le connais, tu ne peux plus l’oublier. Le Che, c’est le délégué syndical poussé à son paroxysme. Mi-trentaine avec déjà plus de 13 ans d’ancienneté dans la boîte, dont 12 passés comme syndicaliste actif. Court sur pattes, la silhouette un peu rude, la voix qui porte toujours plus que celles des autres, nez aquilin, yeux perçants, cheveux coupés courts, jamais frais rasé, son porte-document rempli de dossiers syndicaux qu’il trimballe sur l’épaule comme un balluchon, une casquette de prolo provenant d’un autre âge vissée sur la tête. Légende de notre syndicat, cataclysme qui respire pour l’employeur. Faut voir la panique dans les yeux des cadres de la direction quand ils le voient entrer dans leur tanière pour aller y régler une pile de griefs. Et ils ont raison, car on ne sait jamais quand il va exploser. Et quand il explose, ce n’est jamais beau. On l’appelle Le Che parce que partout où il va, il sème la révolution. La légende dit que sa mère aurait accouché de lui sur une ligne de piquetage lors d’une grève féroce à la Baie James quelque part dans les années ’70. Je ne sais pas si c’est vrai, mais je sais que beaucoup de collègues le voient comme une icône et seraient prêts à aller en enfer s’il décidait un jour d’en donner le mot d’ordre. Quand les vieux collègues prononcent son nom entre eux, c’est toujours avec respect. Même dans les conversations qui ne concernent pas le boulot, jamais ce nom n’est évoqué sans que tombe automatiquement sur leurs vieilles épaules un intense sentiment de protection. Le Che est le délégué syndical de toutes les succursales du Nord-Est de Montréal. C’est son bastion, son territoire. Beaucoup de directeurs refusent les postes vacants dans ce secteur à cause justement de sa dominante présence. Et ceux qui acceptent sont soit un peu fous ou soit qu’ils y sont obligés. C’est dans les divisions du Che que la direction envoie en effet ses directeurs qui ont commis des impaires, question de les casser avant de les replacer dans des divisions plus calmes. Par contre, quelques rares téméraires arrivistes s’y sont fait nommer pour gagner du galon en essayant «d’abattre Le Che». (C’est comme ça qu’ils disent entre eux) De ceux-là, il n’en est pas resté un seul. Partis relever d’autres défis, comme ils disent dans leurs communiqués officiels. Aucun directeur dans tout le réseau de la province n’ignore le tableau de chasse impressionnant du Che. C’est sa carte de visite. Pas moins de cinquante directeurs abattus en carrière et le compteur tourne toujours. Limogeage, déplacement, démission ou mise en tablette, ça lui fait une impressionnante moyenne de 4.16 directeurs exécutés par année. Mais ces chiffres sont un peu gonflés par les deux grèves que Le Che a vécu et pendant lesquelles il avait la lourde responsabilité des lignes de piquetage de Montréal. J’y reviendrai plus loin si j’ai le temps, mais disons simplement que pendant ces pénibles événements, lui et son équipe (plus ou moins clandestine) participaient à des expéditions punitives nocturnes dont les cibles étaient les résidences personnelles des directeurs. Je vous laisse deviner de quoi étaient faites ces expéditions, mais les résultats furent probants. 23 directeurs ayant préféré démissionner plutôt que de poursuivre leur carrière dans la boîte. Le Che, c’est le Baron Rouge de notre syndicat. Mais dégommer un directeur n’est pas son but premier. Certes, il y a quelque chose de franchement jouissif de voir une tête de directeur rouler dans le panier, mais pour le Che, ce n’est pas une raison suffisante de pavoiser. Il est beaucoup plus fier des 10 collègues congédiés qu’il est parvenu à réintégrer dans leur poste. Beaucoup plus difficile en effet de sauver la tête d’un collègue congédié que de couper celle d’un imbécile de directeur. 10 sauvetages réussis en 12 ans, ce n’est pas beaucoup diriez-vous, mais justement, vous ne connaissez pas notre réalité. 10 en 12, c’est au contraire énorme. Un grand exploit! Parvenir à faire changer la décision de la haute direction après un congédiement, c’est ce qui est le plus difficile à faire dans un job de délégué syndical. Mais quand on en parle au Che, il en fait peu de cas. Comme Tom Hanks dans Saving Private Ryan, il est plutôt du genre à se prendre la tête pour tous ceux qu’il n’a pu sauver. «J’en ai peut-être rescapé 10, mais j’en ai perdu facilement le triple». Il est comme ça Le Che, modeste dans ses victoires et très sévère pour lui-même dans ses défaites. Méchant contre les méchants, mais bon comme du bon pain pour les autres. Il grogne et cri, menace et injure la partie patronale quand celle-ci ose s’en prendre à un collègue. Il gueule solide et insulte sauvagement. Il frappe toujours là où ça fait mal. Mais chaque fois, je ne peux m’empêcher de voir dans ses coups de gueule quelque chose de grandiose et de fortement réconfortant pour l’avenir de la race humaine. À mes yeux, c’est un héros moderne du quotidien. Mais lui, il ne le sait même pas. C’est sans doute pour ça qu’il est si extraordinaire. Bon, ça va aller maintenant. Je crois que vous avez saisi le personnage. 

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