lundi 31 décembre 2012

Manque de temps


Nous y voilà, 31 décembre et je suis loin de mes 365 textes. Enfin non, pas si loin que ça finalement. Faut pas être si sévère. 
N’empêche que pour écrire un texte par jour, ça prend deux choses : du temps et du temps. 
J’ai manqué par moments de ces deux choses essentielles. 
Et puis en ne faisant que travailler, les sujets de texte sont parfois manquants. T’as beau te creuser la tête devant ton ordi, quand ça ne sort pas, ça ne sort pas comme on dit. 
J’aurais pu tricher et écrire des trucs comme « Ce soir, je n’ai pas d’idée. Je passe mon tour» ça m’aurait fait autant de textes pour chaque panne d’inspiration... 

En décembre, j’ai pensé pouvoir rattraper le temps perdu. J’aurais pu. Mais le suicide de Mario m’a un peu (pas mal) affecté. 
C’est con les suicides. 

Par moments, je n’arrive pas à croire qu’il est mort. Je n’arrive pas encore à me dire qu’il ne me téléphonera plus jamais, qu’il ne se mettra plus jamais dans la merde au boulot et que je n’irai plus jamais défendre un de ses dossiers. Je n’arrive pas à croire que je n’entendrai plus jamais sa voix. 

Outre son décès, la chose qui m’aura le plus marqué pendant cette année 2012 fut cet incomparable printemps érable. Ceux qui n’étaient pas à Montréal ne pourront jamais comprendre... et ceux qui y étaient, mais qui n’ont jamais pris la rue n’ont qu’une vague idée de la magie qui régnait sur cette ville. 
J’aurai pour toute ma vie un souvenir impérissable d’une certaine soirée folle. C’était dans les premiers jours des casseroles. Je suis au coin de Mont-Royal et Berri, devant la station de métro. Il est 20h. Le tintamarre commence, mais il n’y a qu’une poignée de manifestants. Je fais le tour du bloc pour voir comment ça se passe dans le quartier et je découvre des familles entières au coin des rues. Tout le monde est là. Jeunes, vieux, francos, anglos, blancs, noirs, riches, pauvres... je reviens à mon point de départ et je découvre une foule immense qui tape en rythme dans leur casserole. Les rues sont bloquées, mais les automobilistes ne ronchonnent pas. Au contraire, ils participent comme ils peuvent. Tout le monde a le sourire. Quelques instants après, la marche s’organise d’elle-même. On marche et on tape dans nos batteries de cuisine. On se rend dans un autre quartier, puis un autre et encore un autre. Le soleil est couché depuis un bon moment, mais on marche toujours. Nord-Ouest, Ouest, puis Sud vers la Place des Arts. En descendant le boulevard St-Laurent, dans la côte, je regarde tout en bas et je vois la foule qui n’en finit plus de s’allonger. Je regarde derrière moi et je vois tout autant de monde qui descend la rue. C’est complètement fou, complètement délirant, complètement magique. 

J’ai vu 2012 comme un grand réveil. 
J’aimerais en dire plus, mais je n’ai pas le temps. Je m’en vais travailler, mais non sans vous souhaiter une bonne année 2013.

vendredi 28 décembre 2012

Les aventures du petit Rémi (6)


1975

Un jour, on a eu une télé. Une antiquité qui fonctionne à coup de claques et de coups de poing. Noir et blanc avec de la neige qui remplit tout l’écran. Mais en pinçant des bouts de laine d’acier sur les antennes, ouais, on arrive à voir quelque chose. Faut pas trop en demander avec les Gaston. Déjà qu’il aient pensé à nous la refiler au lieu de la crisser aux vidanges, c’est déjà quelque chose. En tout cas, nous étions contents Catou et moi. Dans notre sous-sol, on ne peut pas dire que c’est le luxe. Cette télé, ce n’était pas de trop. J’ai une petite radio que j’ai piqué dans une maison lors de mes expéditions nocturnes et avec laquelle j’écoute les parties de hockey. J’ai pratiquement écouté toutes les parties l’an dernier. Les 53 buts de Lafleur, c’était quelque chose. Le premier marqueur de 50 buts du Canadiens depuis Boum-Boum et Maurice. S’il n’avait pas été blessé, c’est sûr, il se rendait à 60. Catou possède un pick-up sur lequel elle écoute sa musique de drogué. C’est encore moi qui ai trouvé la chose dans une maison du côté de la Petite L’assomption. Je ne me démerde pas trop mal pour visiter des maisons la nuit quand les occupants sont partis pour le weekend. Catou était tellement contente qu’elle ne m’a pas posé de question pour une fois. Du coup, elle s’est mise à acheter des disques et voilà que depuis, elle écoute sa musique tous les soirs. Maintenant, avec la télé, elle varie un peu ses habitudes. On aime bien regarder des émissions en mangeant nos sandwichs au baloney. À part le hockey, ce que je préfère ce sont les émissions sur les animaux. J’adore ça. Il y en a une en anglais qui s’appelle New Wilderness et que c’est vraiment difficile de prononcer sans se prendre une crampe à la mâchoire. Faut vraiment avoir des mâchoires d’acier pour parler anglais. J’adore surtout cette émission parce que contrairement à l’autre, celle de La Mutuelle d’Omaha qui est en français avec la grosse voix de Roland Chenail, (qu’on n’arrive pas à départager d’avec celle de Léon-Joseph Beaulieu, le chef du clan du même nom qui passe à Télé-Métropole) on voit vraiment les animaux plus faibles se faire bouffer par les plus forts. C’est plus proche de la vraie vie, même si ce n’est pas toujours drôle. 
L’autre jour par exemple, l’émission parlait de ces boeufs sauvages de l’Afrique et qu’on appel là-bas des gnous parce que ça doit être le mot africain pour désigner boeuf ou vache ou taureau dans la langue de là-bas. Toujours est-il que ces gnous-là, ils ont une drôle d’habitude qui les amène à tourner en rond sur des miles et des miles de distance toute leur vie pour absolument rien, ou alors simplement pour servir de bouffe à tous les autres prédateurs de la savane qui les attendent à chaque année pour se taper un festin de roi. Et là, on se demande vraiment ce qui se passe dans la tête de ces gnous. Parce que moi, si j’étais eux, je resterais bien planqué dans mon coin de savane de gnous avec mes milliers de potes, bien à l’abri de tous les dangers qui les attendent quand vient le temps de recommencer leur périple de tourner en rond comme des cons. Le mec, le narrateur, il ne le disait pas comme ça parce qu’on ne dit pas les choses de la même manière à la télé. Mais je sais qu’il n’en pensait pas moins. En plus, c’était en anglais et je n’ai pas tout compris. Quand il parle, ça fait «wrangler, wrangler, wrangler...» comme la marque de jean’s, mais avec ici et là des mots que j’arrive à capter. C’est parce que je n’ai pas  encore la langue anglaise dans ma poche et du coup, j’entends juste «wrangler» dans mes oreilles même si je sais que ce n’est pas tout à fait ça qu’il dit. Mais on dirait que chaque langue possède ses mots rigolos quand tu les entends sans rien comprendre. En russe par exemple, ça fait «fuckoff, fuckoff, fuckoff» En chinois ça fait «mayo, mayo, mayo» et même en allemand, dans les films de guerre, on entend quelque chose comme «Black’n Decker, Black’n Decker, Black’n Decker» en tout cas, moi je trouve. Anyway, avec les petits bouts que j’arrive à capter entre deux wrangler, je peux parfois me démerder assez bien quand je regarde New Wilderness. Assez du moins pour comprendre le gros de l’histoire. De toute manière, ce n’est pas une histoire compliquée. Fuck, t’as 100 000 imbéciles de gnous qui tournent en rond pendant une heure. Le reste, c’est des détails que t’arrives à comprendre assez bien grâce aux images que tu vois. En collant les images avec les «wrangler» de l’autre abruti, ça devient assez facile à suivre. Je vous donne un exemple : 

- Wrangler, wrangler, mooving for thousands miles wrangleur wrangler before coming back home. 

Facile. «For thousands miles» ça veut dire «sur des milliers de milles» et «before coming back home», ça veut dire «avant de revenir à la maison» T’as pas besoin d’un dessin pour comprendre le reste puisque t’as soixante minutes de films qui te montrent les gnous tourner en rond. Et même qu’au début du reportage, pour que même les plus imbéciles puissent comprendre, ils te montrent une carte de la région des gnous avec des flèches recourbées qui font comme un énorme cercle. Tu comprends tout de suite que cette carte-là, elle est là pour te montrer le chemin que prendront les gnous. Ou alors c’est que t’es vraiment con, en anglais comme en français.

mercredi 26 décembre 2012

Les aventures du petit Rémi (5)


Les nourris

Dans un foyer de nourri, les règlements sont très simples. Défense de monter à l’étage, défense de faire du bruit, défense d’inviter des amis, défense de sortir après 19h le soir, défense d’avoir des vêtements neufs, défense de... oui bon, ça serait trop long de faire la liste, j’arrête ici. Dans un foyer nourricier, et le mot le dit, on te nourri et puis c’est tout. C’est pour ça qu’entre nous, on se désigne comme étant des nourris. Parce que c’est à peu près tout ce qu’on a ici, un peu de nourriture. Du coup, on rallonge l’expression à tous les domaines. Le ministère des Services sociaux comme ils disent, celui qui s’occupe de nous, on le désigne comme étant le ministère des nourris. Ce qui est beaucoup plus proche de notre réalité. Beaucoup plus en tout cas que «ministère des Services sociaux» qu’on ne sait même pas ce que ça veut dire. 
Il y a trois types d’enfants au Québec. Les normaux, les adoptés et les nourris. Les normaux, c’est tous ceux qui ont une vraie famille avec des vrais parents qui ont fait de la sexualité ensemble pour les avoir. Ceux-là, ce sont la majorité et je n’ai pas grand-chose à dire sur eux vu que tout le monde en connaît au moins trois ou quatre dans leur entourage. Comme le nom l’indique, les normaux vivent normalement une vie normale qui est faite pour eux vu qu’ils sont la majorité. Passons tout de suite aux adoptés qui viennent de la branche des orphelins, mais qui ne faut pas confondre avec les nourris. Les adoptés ne sont pas des nourris et vice versa. Un adopté, et comme son nom l’indique, a été adopté par des parents qui n’ont pas nécessairement voulu se mettre tout nu ensemble pour fabriquer des enfants. Et on peut les comprendre vu que c’est un peu dégueulasse à faire quand on y pense. Moi en tout cas, je ne me mettrais jamais tout nu devant une fille pour avoir des enfants. Dans le livre Elle... et toi jeune homme!, ils disent que c’est extrêmement dangereux de faire ça à cause des fluides corporels qu’on ne sait pas trop c’est quoi, mais qui risqueraient de s’échapper de je ne sais plus quel organe pour aller ensuite fertiliser dans la dépravation la fine fleur de la jeunesse catholique. Je ne comprends pas tout quand je lis ce livre-là parce que ç’a été écrit en 1930 par un évêque et que cet évêque-là, il ne parle pas normalement, mais en tout cas, les bouts que j’arrive à comprendre, merde, c’est vraiment terrifiant. Ça parle d’un tas de trucs avec tout plein de points d’exclamation au bout des phrases et juste pour ça, tu sais que c’est extrêmement dangereux. Même danser avec des filles, le mec, il dit que c’est dangereux grave. Surtout quand il s’agit de rythme nègre qui, selon lui, est la plus dangereuse de toutes les musiques qui puissent exister ici-bas. Il le dit comme ça l’évêque. Il faut savoir qu’un évêque, ce n’est pas n’importe qui. C’est comme un curé, mais en plus fort. Je veux dire, comme un chef de curés. Pas exactement le chef suprême qu’on appel le pape et qui a le droit de choisir qui ira enfer et qui ira au paradis, mais pas loin. Disons quelque chose comme un général d’armée, mais sans les tanks et les avions de combat pour effectuer ses missions qui consiste à répandre l’amour de son prochain, mais pas pour les nègres. Ou quelque chose comme ça. C’est écrit pour des garçons de 12 ans alors que n’en ai que 10, normal que je ne comprenne pas tout. 
Les adoptés que je disais. Ce ne sont ni des nourris, ni des normaux. En fait, c’est la crème de la crème des enfants sur terre. Plus aimés je crois que les normaux qui sont pour la plupart des hasards de la vie avec tout ce que ça comporte comme risques de défauts et de laideurs, tandis que les adoptés ont été choisis méticuleusement avant d’être adoptés. Vous aurez beau chercher autant comme autant, vous ne verrez pas souvent de bossus ou d’obèses se faire adopter. Et encore moins de rouquins qui sont généralement ceux qui se mangent le plus de baffes à l’école justement à cause de leur handicap capillaire. C’est parce que les adopteurs ne sélectionnent que les plus beaux spécimens de l’orphlinage. Les parents qui veulent des enfants, mais qui ne veulent pas se mettre tout nu avec tout ce que ça comporte comme dangers dus aux organes qui fluident de toute part, ils préfèrent passer par les orphelinats ou les foyers nourriciers (quoi que de ce côté-là, c’est plutôt rare si vous voulez mon avis) et choisir avec soin celui ou celle qui sera leur enfant. Un peu comme on achète une voiture, sauf que cette voiture-là serait pour la vie. Neuf fois sur dix, ils choisissent des filles parce que c’est moins cassant qu’un garçon et plus propre aussi parce que ça pisse assis et qu’il y a moins de risques d’en mettre partout sur le plancher. Mais quand il n’y a plus de filles en stock, ouais, pourquoi pas, ils prennent un garçon et font avec parce que c’est quand même mieux qu’un chien qui, comme on le sait, ne pourra jamais sortir les poubelles ou aller acheter du beurre à l’épicerie du coin. C’est chouette un chien, mais ça reste assez limité quand vient le temps de lui apprendre des trucs qui font rire les invités. Ce qui n’est pas le cas d’un enfant. 
Et finalement, il y a les nourris. Nous quoi. On est tout en bas de l’échelle de l’enfance. Pas tout à fait l’enfer, mais juste à côté je dirais. Enfin, ça dépend des foyers nourriciers. J’en ai fait un max dans ma carrière et je peux dire qu’il existe des tuteurs qui sont vraiment gentils.  Ouais, faut que je sois honnête et dire les vraies choses. Il n’y a pas que des monstres comme tuteurs. Voilà, c’est dit. Mais à la différence des adopteurs, les tuteurs ne le font pas pour l’amour de l’enfant ou pour des cas de sexualité trop pudique entre couples. Non, ils le font pour le cash et c’est surtout ça que je déplore. Il n’y a pas d’obligation d’aimer l’enfant quand tu te lances dans la business des foyers nourriciers. Parce que justement, c’est une business et du coup, les enfants que tu reçois chez toi, tu les vois simplement comme ton fonds de commerce. Plus t’en a, plus c’est payant et puis ça ne va pas beaucoup plus loin que ça dans leur tête de tuteur. En fait, je comparerais le milieu à celui des éleveurs de bétail. Chaque foyer nourricier comporte un cheptel de plusieurs têtes, et chaque tête rapporte du fric. Comme des éleveurs de moutons par exemple. Une fois par mois, nos tuteurs passent à la caisse pour réclamer le fric prélevé à même la laine qu’on nous arrache sur le dos. Pareil je vous dis. 

Les aventures du petit Rémi (4)


L’intimité

Le sous-sol est tout d’une pièce, en ciment, sans séparation. On a chacun notre matelas Catou et moi. Ils sont directement déposés sur le plancher. Celui de Catou est un peu à l’écart du mien. Je disais que la place ne comportait pas de séparation, mais je parlais de vraie séparation; je veux dire avec des murs et une porte qui ferme bien. La seule séparation qu’on a, on se l’est faite nous-mêmes avec un grand drap tout dégueulasse qu’on a fixé au plafond et qui sépare nos deux matelas. C’est un peu comme si on s’était bricolé des chambres. Ça fait la job comme on dit. De toute manière, nous n’avions pas le choix puisque que Catou est maintenant une adolescente qui a besoin d’intimité pour cause de seins qui lui ont poussés grave depuis l’été dernier. Elle a 13 ans et j’en ai que 10. Je suis donc en retard sur elle question de seins, et sans doute que je le serai toujours vu que je suis un garçon et franchement, c’est tant mieux comme ça. Je suis donc un préadolescent, c’est-à-dire que je suis entre l’enfance et l’adulterie. Paraît que c’est l’âge où j’ai des hormones et des globules internes qui fermentent grave dans mon système biologique. C’est comme ça qu’ils disent dans le livre Elle... et toi jeune homme! que la vieille sorcière Gaston m’a forcé de lire pour prévenir les cochonneries que je pourrais faire avec Catou, sans trop m’expliquer exactement à quelles cochonneries elle faisait référence. Oui bon ça va, je suis encore un préadolescent, mais je connais quand même des choses. Elle a peur que je fasse de la sexualité avec ma copensionnaire. Ce qui ne risque pas d’arriver parce que ces choses-là, ça me dégoute juste d’y penser. Et je n’imagine même pas la réaction de Catou si j’arrivais comme ça, comme un con, à lui demander si elle accepterait de coucher toute nue avec moi pour qu’on se sexualise. On n’est pas des animaux quand même! 
Le seul endroit qui comporte une porte qu’on peut fermer, ce sont les chiottes. Les Gaston disent «salle de bain» alors qu’on se demande bien où il est le bain justement. Y a qu’une cuvette pour chier et un tout petit lavabo que l’on utilise pour nous décrasser. Catou rêve d’un vrai bain. C’est pour ça qu’un jour, je lui ai ramené une grande bassine que j’ai piquée sur les chantiers en construction, du côté des champs en friche, là où la ville construit ses nouveaux développements de bong-à-l’eau. Je crois que les travailleurs y coulaient du ciment dedans. En tout cas, c’était lourd comme un cheval mort ce truc et j’ai eu toutes les misères du monde à le ramener à la maison. Et encore! Fallait le rentrer sans alerter les Gaston. Je l’ai planquée derrière le cabanon de la cour et j’ai ensuite attendu au moins toute une semaine avant d’avoir le champ libre. Ça s’est fait quand le couple s’est éclipsé pour aller rendre visite à la vieille mère de la sorcière Gaston à Montréal. Et puis ça tombait bien, Catou était aussi absente ce jour-là. J’ai eu le temps de rentrer la maudite bassine et la descendre au sous-sol, tout ça avec mes petits bras. Avec un seau, j’ai ensuite rempli la chose d’eau bien chaude et j’ai disposé un autre drap tout autour du bain et qui formait une manière de rideau, question de donner à ses seins leur besoin d’intimité en tout temps. J’étais drôlement content de moi. Mais pas Catou! Oh que non! Quand elle a vu le tableau, elle a paniqué. Elle disait que le gros dégueulasse allait nous assassiner quand il allait voir ça et même que si ça se trouve, il allait en profiter pour nous y plonger tous les deux pour nous noyer. Vu sous cet angle là, c’est vrai que mon idée n’était peut-être pas la meilleure que j’avais eue. On s’est dépêché à vider la bassine avant de la sortir dehors, mais dans notre précipitation, on a renversé une bonne quantité d’eau sur les planchers, ce qui risquait aussi de nous valoir une sérieuse correction de la part du gros dégueulasse s’il venait à découvrir tout ça. Pendant que j’étais chargé d’aller balancer la bassine le plus loin possible, Catou épongeait les planchers. On a fait vite et on a été chanceux parce que les Gaston ont rappliqué au moment où Catou terminait d’effacer les dernières traces. Ç’avait été moins une et on a eu la chienne de notre vie. Mais après coup, qu’est-ce qu’on s’est payé comme fou rire. 
Je n’ai pas de famille, je disais. Mais c’est un peu faux quand j’y pense. Parce que par moments, je me dis que Catou est sans doute ce qui ressemble le plus à une famille pour moi. C’est parfois une grande soeur, parfois une mère, parfois une amie et même que parfois, quand on passe nos soirées plates ensemble, moi en écoutant le hockey à la radio et elle en lisant ses journaux de vedettes, on ressemble à un couple. C’est tout ça mélangé. Parfois on s’engueule grave, même que parfois on se fout des baffes, mais c’est plutôt rare. Ce que j’aime le plus avec elle, c’est la nuit quand on se couche chacun de notre côté de notre séparation d’intimité. On parle longtemps avant de s’endormir. On se raconte souvent nos rêves de quand on sera assez vieux pour ne plus vivre dans des foyers de nourris. Comme elle est plus vieille que moi, c’est elle qui s’en sortira la première. Elle me dit qu’à 18 ans, elle se trouvera un travail et elle m’adoptera pour mieux me faire sortir de ce trou à rat. Du coup, je lui demande si à 18 ans, une fille a le droit d’adopter un adolescent de 15 ans. Elle réfléchit un moment, puis me dit que de toute manière, si elle n’a pas le droit, on s’arrangera pour dire que je suis son frère et puis voilà quoi, on peut comme ça prolonger nos rêves et s’imaginer des tas de trucs quand on habitera ensemble elle et moi. Mais je m’endors toujours avant de lui parler de tous mes rêves. Pas grave, ça en fait plus à se raconter le lendemain. 

Les aventure du petit Rémi (3)


Au foyer nourricier des Gauthier, nous étions un petit troupeau de huit nourris. Du plus jeune au plus vieux, il y avait moi qui étais le plus jeune et qui venais tout juste d’atterrir là, Jeannot, P’tit Luc, Louis, Yvon, Jacques, Benoît et le grand Dédé. Que des mecs, ce qui est assez rare. Généralement, il y a au moins une fille parce que c’est très pratique pour les tuteurs quand vient le temps de faire les corvées de la maison. C’est comme avoir une bonne à tout faire, mais sans avoir à payer son salaire. Mais chez les Gauthier, allez savoir, il n’y en avait pas. Jeannot était juste un peu plus vieux que moi. Je l’avais tout de suite remarqué dès mon arrivée parce que c’était le plus silencieux des pensionnaires. On m’aurait dit qu’il était muet que je l’aurais cru. Cheveux tout blond et bouclé comme un petit mouton. C’est comme ça d’ailleurs qu’on l’appelait, le mouton. Je me souviens que ça le faisait chier. Il ne disait rien parce qu’il ne parlait jamais, ou presque, mais il grognait. Ça, pour grogner, qu’est-ce qu’il grognait! Même quand on lui parlait gentiment, il nous répondait par des grognements. C’est normal me disait le grand Dédé, on a tous grogné chacun notre tour. Et toi aussi bientôt tu vas te mettre à grogner, crois-moi. Ses explications m’embrouillaient encore plus et je restais là comme un con sans comprendre ce qui se passait dans ce curieux foyer. Pourquoi ils avaient tous grogné à un moment ou à un autre? Et pourquoi j’allais grogner moi aussi? Ces questions, je les mettais de côté parce que je me disais que bof, ici ou ailleurs, c’était la même chose. Mais j’allais bientôt découvrir que justement, ce qui se passait chez les Gauthier n’était pas tout à fait comme ça se passait ailleurs. D’abord, le tuteur du foyer avait fait de Jeannot son chouchou et allez savoir pourquoi, il lui offrait mille faveurs. Bonbons, sorties cinéma, cartes de hockey, il y en avait que pour lui. Au début, je trouvais ça injuste et je me plaignais aux autres. Mais Benoît et le grand Dédé surtout, les deux plus vieux, me disaient que je devais être patient, que mon tour viendrait bien assez vite parce que tout le monde y passait un jour ou l’autre, mais que pour l’instant, je devais me compter chanceux de ne pas être encore la saveur du mois du bonhomme Gaston. 

- La saveur du mois? 
- Ce n’est pas un foyer nourricier ici, c’est un poulailler. Pour l’instant, t’es comme un poulet au mois de juillet. Le bonhomme Gauthier t’engraisse et te laisse tranquille jusqu’à Noël. Je veux dire son Noël à lui. Quand l’habitude sera passée avec Jeannot, ça sera ton tour et ce sera Noël pour le bonhomme Gauthier. Tu seras sa vedette pendant des mois, jusqu’à ce qu’un nouveau pensionnaire ne débarque dans le poulailler pour prendre ta place. Après, t’auras un peu la paix. Mais pas toujours. Il lui arrivera de revenir piger dans ses vieux restants, mais c’est plutôt rare. T’aimes les chocolats? T’inquiètes, il t’en achètera jusqu’à l’écoeurement. 

Sauf pour Jeannot, tous les autres riaient quand Dédé me répondait des trucs comme ça. J’aurais bien aimé rire moi aussi, mais je ne comprenais rien à rien quand il parlait. C’était quoi cette histoire de poulailler? Il faut dire que Dédé avait son langage à lui qu’il avait appris dans les maisons de redressement qui sont comme des camps de concentration pour les enfants, mais les nazis en moins et les curés en plus. Il disait par exemple un «piquant» au lieu d’un couteau. Il disait aussi «les poignets cassés» quand il parlait des curés. Pour le bonhomme Gauthier, il utilisait un tas d’expressions comme « le fif», «le suceux de balustre», «la grosse folle» qui là, oui, me faisait rire, mais sans trop savoir pourquoi. Et quand il parlait de Jeannot, il disait «le serin à Gauthier». Poulet, serin, décidément, les oiseaux avaient une grande importance dans ce foyer. Dédé en était à ses derniers mois avant son départ officiel des pensions des nourris et il attendait ce moment comme une libération. Il me disait souvent « tu vas voir p’tit con, passer un an ici, c’est comme en passer cinq en prison» Le grand Dédé était arrivé chez les Gauthier à 8 ans, à peu près au même âge que j’avais. À part ses quelques séjours en maison de redressement, ça lui faisait cinquante ans de pension Gauthier selon son calcul étrange. Dans sa vie de nourri, il avait tout vu, tout entendu. C’était un peu le sage du groupe qui nous expliquait les choses de la vie des orphelins. Il était un peu méchant dans sa manière de parler, mais je dirais que cette méchanceté-là, même quand il me traitait de petit con, n’était pas vraiment dirigée contre moi. J’aurais bien du mal à vous expliquer ça, mais quand Dédé gueulait contre l’un de nous, on n’avait pas l’impression qu’il nous en voulait directement. On aurait dit une colère qui s’adressait plutôt à la terre entière. J’ai compris tout ça plus tard, avec les années et avec ma propre expérience des foyers. Mais à cet âge-là, je ne pouvais pas savoir et ça m’impressionnait drôlement quand il pétait un plomb. 
L’autre chose que je trouvais étrange dans ce foyer, c’est que personne n’était jaloux des cadeaux et autres gâteries que Jeannot recevait de la part du tuteur. Même qu’ils avaient l’air contant que ça lui déboule dessus. 

- Mieux vaut lui que nous. 

Je ne comprenais pas non plus pourquoi Jeannot paniquait grave chaque fois que le bonhomme Gauthier l’avisait d’une prochaine sortie ou encore lui demandait d’aller le rejoindre en haut, à l’étage, pour recevoir des chocolats, des popsicles, des Cracker Jack’s et un tas d’autres gâteries du même acabit. Fallait le voir trembler, pleurer, et même vomir que ça en était dégueulasse. Et puis chose encore plus étrange, autant Dédé pouvait se montrer rough and tough contre lui, autant c’était lui qui allait le réconforter. Dans ces moments, il le prenait par les épaules et lui disait que c’était juste un dur moment à passer, qu’en fermant les yeux et en pensant à autre chose, ça l’aiderait à supporter; que ça se terminerait bientôt et tout un tas de choses comme ça que je trouvais vraiment exagéré pour une simple séance de cinéma ou de super collation avec des tas de chocolats à bouffer. Pourquoi se fermer les yeux au cinéma?  Pourquoi penser à autre chose en mangeant du chocolat? Pourquoi des conseils aussi cons? Et puis pourquoi Dédé finissait toujours ces encouragements en le serrant très fort dans ses bras, pareil comme si c’était son vrai frère, en lui disant chaque fois qu’un jour, quand lui, Dédé, aura quitté ce foyer, il reviendra juste une fois, une seule fois, mais ce sera pour lui faire la peau à ce trou d’cul de Gauthier. Ça ne se passait jamais autrement. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire?
Une nuit, Jeannot avait pleuré pendant des heures parce que le bonhomme Gauthier lui avait dit que le lendemain, il l’amènerait à la pêche toute la journée. Il n’avait pas cessé de gesticuler sur son matelas en grognant pendant des heures. Ça s’était calmé au petit matin, après qu’il se soit enfermé dans la salle de bain. Je m’étais endormi à ce moment-là. Puis au matin,  alors que je m’étais réveillé avant les autres, je l’ai trouvé allongé sur le plancher de la salle de bain. Il ne bougeait plus. Il était mort. Il y avait une grosse flaque de vomi qui s’était répandue sur le plancher en lui encerclant la tête. Ses yeux étaient ouverts et du sang séché s’en échappait. Entre ses jambes, une autre flaque, mais celle-là était composée de bouts de chairs, de boyaux d’intestins, de sang, de merde et d’un tas d’autres dégueulasseries du même genre qui renvoyaient une puanteur incroyable qui m’a fait automatiquement dégueuler sur place. 
Les ambulanciers sont venus, puis les flics et puis un tas d’autres personnes très officielles qui n’en finissaient plus d’inspecter la maison et de nous interroger à tour de rôle. On nous avait placés dans un mini bus de la police et ce n’était pas désagréable parce qu’on nous avait refilé des sandwichs et des boissons gazeuses. On a appris que Jeannot avait décidé d’avaler une bouteille de Drano, ce produit qui sert à déboucher les renvois du lavabo. J’ai pensé qu’il avait voulu se nettoyer l’estomac à cause de tout ce chocolat que le bonhomme Gauthier lui donnait. Mais selon Dédé, ce n’était pas ça du tout et ç’a été la première fois de ma vie que j’ai entendu le mot suicide. 
La suite? Monsieur mon agent Grenier, un chic type, était venu me chercher pour me retirer de ce foyer. Avec les autres pensionnaires, on a passé quelques jours dans un centre d’hébergement, le temps qu’on nous trouve d’autres foyers nourriciers où l’on allait nous loger. Je n’ai plus jamais revu les autres pensionnaires de cette maison. Je sais que le ministère a fait fermer le foyer nourricier de Gauthier, que celui-ci a été arrêté par la police, puis relâché. Et j’ai aussi appris dernièrement par monsieur mon agent Grenier, un chic type, que Dédé était en prison aujourd’hui. Parait qu’il aurait poignardé notre ancien tuteur. 
Enfin bref, tout ça pour vous dire que la Catou, quand elle parle d’en finir, ben merde, ça me rappelle trop le petit Jeannot et ça me fait peur. Du coup, je cache les bouteilles de Drano, des fois que. 

Les aventures du petit Rémi (2)


Aujourd’hui il n’y a plus d’orphelinat. À la place, il y a des foyers nourriciers comme celui des Gaston. Tenir un foyer nourricier c’est très payant et ça ne demande pas beaucoup d’efforts. N’importe qui peut devenir tuteur de foyers nourriciers. Suffit d’avoir un bong-à-l’eau et de transformer le sous-sol en pensionnat après quoi tu peux faire ta demande au ministère. T’as pas besoin de grand-chose. Suffit de mettre sur le plancher le même nombre de matelas que t’as de pensionnaires. Même que parfois, tu peux stocker deux nourris sur le même matelas. C’est très économique. J’ai souvent vu ça dans d’autres foyers où j’ai habité. Il n’y a pas vraiment de limite de pensionnaires et même que je dirais que plus tu en stockes dans ton sous-sol, plus le ministère des nourris est content parce que ça fait ça de moins à placer pour eux. Un enfant de placer, c’est un dossier fermé. C’est comme ça qu’ils comprennent la vie ces gens-là. Pour le mobilier ou pour l’intimité, il n’y a pas vraiment de règlement. Le tuteur est libre de disposer sa maison comme il veut quand vient le temps de la transformer en foyer nourricier, pourvu que les enfants puissent avoir droit au confort minimum exigé par le ministère. Le confort minimum exigé, c’est d’avoir au moins un lit et avoir accès à une salle de bain. Pour le reste, le ministère n’est pas trop regardant comme on dit et les inspections sont assez rares. De toute manière les inspections, c’est bidon parce qu’ils avisent les tuteurs un mois à l’avance de la date de la visite et du coup, ceux-ci on tout le temps de préparer l’endroit pour recevoir bien comme il faut les agents qui viennent vérifier si tout est ok. Les inspecteurs travaillent de 9 à 5, ça veut dire que toutes leurs visites se font quand nous sommes à l’école. C’est très pratique pour les Gaston qui peuvent ainsi raconter n’importe quoi sans risque d’être contredit par l’un de nous. Bien sûr, les Gaston passent toujours ces visites avec de très bons résultats. Dans les papiers du ministère, c’est écrit que Catou et moi avons chacun nos chambres fermées à l’étage ainsi que les accès à toutes les commodités de la maison, pareil comme dans une vraie famille. Ça vient du fait que les Gaston, quand les inspecteurs débarquent, leur font visiter les deux belles chambres d’invités à l’étage et qui ne servent à rien, de même que la grande salle de bain de la maison. Les inspecteurs quand ils voient ça, ils sont drôlement impressionnés. Et ce n’est pas terminé parce qu’on leur montrera aussi l’intérieur du frigo et toute sa quantité de bonne bouffe qui déborde des tablettes et qui respecte l’obligation des menus variés exigés par le ministère. Les inspecteurs notent tout ça sur des papiers officiels et écrivent ensuite de beaux rapports où ils n’ont que des félicitations à donner au couple Gaston. Bien sûr, c’est du bidon et dans la vraie vie, on n’a pas droit ni à ces chambres ni à cette bouffe. En réalité, nous vivons dans le sous-sol avec interdiction de monter à l’étage sous peine de manger non pas la bonne nourriture du frigo, mais bien une solide baffe du gros dégueulasse qui te décroche la mâchoire à chaque fois. Et je pourrais dire que des baffes, on en mange plus souvent qu’à notre tour. Moi surtout puisque je suis un garçon et que le bonhomme Gaston s’est mis dans la tête de faire de moi un homme et que selon son point de vue à lui, un homme, ben merde, ça ne se fabrique pas autrement qu’à grands coups claques. Gifles, coups de poing, coups de pied quand il est sobre; étranglement, coups de bâton, brûlure de cigarette quand il est saoul. De ce côté là, pas de danger, c’est un menu extrêmement varié. 

Pour Catou, ça se passe autrement. Généralement, ça se déroule quand la vieille Gaston s’absente, ce qui arrive assez souvent puisqu’elle s’occupe de sa vieille mère malade qui habite Montréal. Au moins une fois par semaine, elle va la visiter et au moins une fois par mois, elle passe la nuit là-bas. C’est généralement pendant ces moments que ça se passe pour Catou. C’est toujours la même chose. Le gros dégueulasse descend dans le sous-sol, se prend l’une de ses grosses bouteilles de cidre qu’il fait lui-même et qu’il planque dans l’établi derrière son gros coffre d’outils pour ne pas que sa femme le découvre. Il nous regarde sans dire un mot et on comprend à ses yeux menaçants qu’il faut garder le secret et qu’on n’a pas intérêt à en parler à sa sorcière de femme. Il remonte ensuite à l’étage et se saoule jusqu’à tomber dans les vapes. Parfois, il est tellement saoul qu’on a la paix, mais d’autres fois, il l’est juste assez pour nous faire passer de rudes moments. C’est souvent des raclées que je me bouffe ou alors il ordonne à Catou de monter à l’étage. À chaque fois, elle en tremble tellement qu’elle a peur. Elle en pleure, mais pas trop parce que sinon c’est une baffe assurée. Le trou d’cul n’aime pas la voir pleurer quand il lui demande de monter. Quand il la frappe, moi ça me met en colère et je rêve de lui faire la peau. J’ai déjà essayé, mais je ne vous dis même pas le massacre qui en a suivi. Du coup, je ravale ma rage et je jure en moi même que je le ferai payer un de ces jours. Quand Catou redescend au sous-sol après avoir été rejoindre le vieux, elle pleure dans son coin et reste muette pour le reste de la soirée. Et même parfois pour les deux ou trois jours qui suivent. Je ne sais pas trop ce qui lui fait, je ne sais pas trop ce qui se passe là-haut parce que ça se fait toujours en silence et que Catou refuse toujours de m’en parler, mais je sais que ça la trouble grave. Dans ces moments, elle parle souvent de mourir et ça me fait peur parce que dans ses yeux, je vois bien que ce n’est pas de la comédie. C’est la même panique qu’avait Jeannot du foyer nourricier des Gauthier. Faut que je vous raconte. 

Les aventures du petit Rémi (1)


1973 

Lui, c’est Armand et elle c’est Fernande. Armand et Fernande Gaston, nos tuteurs. Nous on préfère les appeler le vieux et la vieille. Ou encore le gros dégueulasse et la sorcière. Ou encore l’ostie de mangeux d’marde et sa sale pute. Ça dépend du moment. Ils ne nous aiment pas et ça tombe très bien parce que justement, on les déteste. Le problème c’est que nous n’avons pas 18 ans et que nous sommes obligés de vivre là, dans leur maison, étant donné notre statut de mineurs pensionnés. Nous sommes en pension quoi. Ça vient du fait que ces gens-là tiennent ce qu’on appelle un foyer nourricier pour des enfants orphelins (comme moi) ou pour ceux dont les parents ne sont pas aptes à pratiquer l’élevage de leurs propres enfants (comme Catou). Un foyer nourricier, et comme son nom l’indique, c’est une maison (généralement un bong-à-l’eau) où l’on nourrit les enfants qu’on y stocke en échange d’une pension du ministère des nourris. Le ministère des nourris, c’est le gros bureau du gouvernement qui gère les cas d’orphelinage ou de problème d’élevage d’enfants dans la société d’aujourd’hui. Avant, c’était les orphelinats de Duplessis, mais ceux qui ont fait la révolution tranquillement contre Duplessis justement, ils ont tout changé ça. Parce que Duplessis, c’était un beau salaud. Il faisait des enfants par paquet de douze à ce qu’on raconte. Un chaud lapin. Tellement qu’il ne savait plus où les mettre. En plus, ça courait partout et ça faisait des tas de conneries. Oui, mais c’est normal, tu t’attends à quoi d’autre quand t’as des enfants? Mais lui, ce Duplessis-là, il n’aimait pas du tout les enfants, même s’il en avait fait des milliers. Du coup, il s’est écoeuré et a fait construire des orphelinats en briques brunes très laides et les a tous crissé là sans plus ne jamais s’occuper d’eux. Ce sont les religieux qui s’en chargèrent et bien sûr, ceux-là étaient très contents de recevoir gratuitement des milliers d’enfants à qui ils pouvaient prêcher la bonne nouvelle. Parait même que ça prêchait grave dans ces orphelinats-là. On manquait de place tellement il y avait d’enfants et forcément, quelques-uns se sont même fait prêcher contre le mur. Une prêche miraculeuse pour les religieux, mais du prêche citron pour les enfants qui ont été les vraies victimes dans toute cette sombre histoire. Enfin, c’est comme ça qu’ils disaient à la radio l’autre jour. Ou peut-être pas exactement comme ça vu que je n’ai que 10 ans et que je ne comprends pas tout, mais bon, on fera avec si vous voulez bien. J’ai pas très bien tout saisi même si l’émission m’intéressait. C’est parce que j’ai été occupé un bon moment  à recevoir les coups de poing du gros dégueulasse. J’étais rentré un peu tard de l’école et il voulait me corriger pour mieux m’apprendre l’importance de la ponctualité. Remarquez, il me corrige même quand j’arrive à l’heure et vient un moment où l’on ne sait plus trop pourquoi on se ramasse des baffes, mais ça c’est une autre histoire. Bref, j’ai raté des bouts de l’émission et ça me fait chier un peu parce que ça parlait de l’histoire des orphelinats du Québec et que moi, l’histoire des orphelinats, ça m’intéresse. Parce que dans ce type d’émissions, ils retracent toujours d’anciens orphelins qui viennent raconter leur histoire, mais aussi, mais surtout devrais-je dire, on y entend aussi des mères qui ont abandonné leur enfant il y a bien longtemps et qui le regrettent aujourd’hui. Elles viennent raconter tout ça et c’est toujours poignant de les entendre parce que la plupart aimeraient tellement revenir en arrière pour recommencer à zéro et garder leur enfant avec elle. Mais dans ce temps-là, elles ne pouvaient pas à cause du mariage qui était obligatoire pour tous les cas d’accouchement catholique qui se déroulait dans la grande noirceur. Si par exemple t’étais une femme et que t’avais le malheur d’attraper l’enfantement sans être mariée, tu devais obligatoirement laisser ton bébé aux religieuses après la naissance. Sinon, on te traitait de pute, de salope, de traînée et de toutes sortes de noms qui risquaient de faire honte à tes parents et à tes voisins, et même à Dieu qui regardait tout ça de là haut en prenant des tas de notes sur toi pour mieux te juger quand t’allais mourir. Elles racontent toutes la même histoire ces mères abandonneuses et par moment, on en viendrait à avoir pitié d’elles. Mais pas longtemps. Parce que justement, y a de bonnes chances pour j’ai été un de ces abandonnés. Si ça trouve, dans le tas de témoignages que j’ai entendus, il y avait peut-être ma mère. C’est pour ça que ces émissions m’intéressent. Des fois que... mais en même temps, je ne sais rien de mon histoire. Je suis abandonné ou je suis orphelin? Morts ou vivants mes parents? Personne ne m’a jamais rien dit. 

Les aventures du petit Rémi (prologue)


J’ai cette histoire qui me trotte dans la tête depuis des années. Il était une fois, dans les années ’70, un orphelin vivant de foyer nourricier en foyer nourricier. Il en a fait tellement qu’il ne peut plus les compter. Au moment où l’histoire commence, il vient d’arriver chez le couple Gaston. Il partage le sous-sol avec une autre pensionnaire, Catou, de trois ans son aînée. C’est un peu sa soeur, sa mère, son amie, sa confidente et même parfois, comme il le dit lui-même, sa femme «mais sans avoir à faire de la sexualité parce que moi, ces choses-là, je trouve ça dégueulasse juste à y penser. Non, mais faut être dégueulasse pour penser à se mettre tout nu dans un lit avec fille! On n’est pas des animaux quand même! » Enfant rejeté par les autres, mal aimé, battu, exploité, il n’a que ses poings pour survivre et il ne s’en prive pas. C’est à la fois un bourreau et à la fois une victime. Mais comme il le dit, « Si tu ne crèves pas ton ennemi, si tu fais juste lui mettre une baffe pour qu’il se tienne tranquille, tu peux être certain qu’il va remettre ça plus tard. Faut lui faire passer le goût. Et pour ça, t’as pas d’autres choix que de le pulvériser en lui infligeant un max de douleur. Lui briser un os ou lui fendre la lèvre par exemple, c’est un procédé très efficace pour se gagner une véritable paix dans une cour de récré. Moi en tout cas, je ne laisse jamais un ennemi sans d’abord lui avoir pété les dents à coups de talon. Ça ne fait pas qu’une grosse facture chez le dentiste, ça sert surtout à décourager les autres; des fois qu’ils voudraient s’essayer» À l’école, il tombera amoureux d’une petite surdouée. Pas juste surdouée, on pourrait même dire que c’est un cas à elle seule. Tellement intelligente que ça en devient effrayant. Du genre qu’à cinq ans, elle maîtrise 10 langues et peut résoudre des équations mathématiques les plus complexes. Comme lui, mais pour des raisons toute à fait opposé, elle sera marginalisée et repoussée par les autres. Elle lui apprendra à être moins con et lui, il lui apprendra à être un peu plus survivante. 
Dans cette histoire, c’est lui qui parle. 

J’en écris un peu chaque matin. J’essaie de faire mes deux pages par jour. Parfois j’y arrive, parfois je n’y arrive pas. J’ai un plan dans ma tête et je sais à peu près où je m’en vais. Ce que je vais vous glisser n’est que le premier jet. Je vais découper la chose pour me rendre au but que je m’étais fixé, c’est-à-dire au moins 365 messages pour cette année. Non ce n’est pas de la tricherie puisque j’ai suffisamment écrit pour dépasser cette cible. C’est juste que j’ai écrit ailleurs que sur mon blogue. En fait, le soir je me consacre à mon blogue, mais le matin, je gosse sur des histoires pour moi. Des romans que je termine ou que je ne termine pas. L’idée c’est d’écrire tout le temps, dès que j’ai un moment. 
Pour celui-ci, ça coule assez bien. 
Ça défile. 
C’est assez facile et ça me vient sans trop me prendre la tête. J’aime bien le rythme. 

Le titre? J’sais pas. Je n’ai pas encore trouvé. On verra bien. Pour le moment, nous dirons «les aventures du petit Rémi» 

C’est un premier jet, je disais et je vous demande d’être indulgent. Il y aura des coupes dans ce que vous lirez, comme il y aura des rallonges ainsi que des corrections. Faut prendre ces textes comme un croquis, un dessin préparatoire avant la toile. Un squelette, une ébauche. Mais l’histoire me fait rigoler et c’est ça qui est important. 

Voilà, bonne lecture. 

lundi 24 décembre 2012

Petit topo sur la bêtise du consommateur


Nous sommes quelle date là? 22, 23, 24? Suis une peu mélangé ce matin. Les dernières journées à me taper des 12 heures par jours combinés à certains événements vécus m’ont un peu brouillé la carte. 
Journées folles au boulot. Samedi et hier, c’était malade. Ma nouvelle directrice vit son premier temps des fêtes et bien que très sympa, elle a glissé ici et là sur des petits détails qu’un directeur d’expérience n’aurait pas oublié. 
Hier par exemple, elle nous a fait entrer à 9h alors que le magasin justement ouvrait lui aussi à 9h. La veille, samedi, ce fut une journée de pure folie. L’équipe qui travaillait jusqu’à la fermeture n’a pas eu le temps de renflouer les tablettes à la fermeture. Rajoutez à cela un tapis absorbant qui n’absorbait plus du tout (il avait neigé toute la journée et la clientèle - le troupeau - rentrait dans le commerce avec des bottes couvertes de slush) et nous avons trouvé un magasin totalement bordélique aux planchers quasi inondés d’eau dégueulasse. Toute la journée, nous avons couru pour remettre la succursale en état, mais ce fut peine perdue. Quand j’ai quitté hier, l’état des lieux était aussi dégueu qu’au matin. Ce sera la même chose ce matin alors que nous entrons à 9h, soit en même temps que l’ouverture. 
Bon, c’est une erreur et ce n’est pas de sa faute. Elle a donné beaucoup d’heures et de ce côté, on n’a pas à se plaindre. Sauf que commencer la journée comme ça un 24 décembre, je peux tout de suite vous dire que c’est la catastrophe assurée. 
Il aurait fallu prévoir deux personnes de plus après la fermeture pour remettre les choses en ordre. J’évalue la tâche à deux heures pour deux employés. Ce que nous ne pourrons jamais faire ce matin puisque dès que tu mets un pied sur l’aire de vente, tu te fais sauter dessus par la clientèle. 
Enfin, c’est le métier qui rentre comme on dit. 

Parlant de la clientèle, on dirait que pendant le temps des fêtes, celle-ci oublie toujours son cerveau à la maison. Hier, pendant la cohue, j’étais en train de servir une cliente alors que j’avais une caisse dans les bras. Nous bloquions légèrement l’allée. Un monsieur que je n’ai pas vu et qui passait par-là avec son carrosse rempli, m’a sans doute confondu avec une boîte vide, un bout de papier ou encore une motte de neige, va savoir. Mais pour essayer de se rendre à l’allée des vodkas, il poussait son panier sur moi en tentant de se forcer un passage sans se soucier que son geste me faisait mal. Pas une fois, pas deux fois, mais bien trois fois! On aurait dit que dans sa tête de consommateur, tout être humain qui lui barrait le passage était autant d’obstacles à éliminer. Il aurait eu dans les mains un fusil de chasse qu’il m’aurait poivré comme une perdrix.  Ça m’a échappé et je lui ai lancé : « fuck! C’est quoi ton ostie de problème? C’est pas une autoroute et ch’suis pas une marmotte sacrament!» Sans s’excuser, il m’explique simplement qu’il doit se dépêcher parce que sa femme l’attend dans la voiture. Ben oui l’cave! Méchante excuse pour foncer dans les jambes des gens. Ostie de moron! 
Et je réitère que je travaille dans le commerce des vins et alcool. On ne vend aucun article de survie ni de produits essentiels comme de la nourriture ou de l’eau potable. Non, que de l’alcool!  

Des mongols je vous dis. Et chaque année, c’est la même chose. Et chaque année, je m’étonne. Je ne devrais pas pourtant. L’Homo Sapiens devient totalement idiot à quelques heures de Noël. 

On se reparle plus tard. 

dimanche 23 décembre 2012

Princesse Proute se fait coincer.


Elle : N’a pas 18 ans. Fringuée pour sortir, comme la plupart des clients qui sont passés entre 19h et 22h. Vêtements de son âge, mais de bon goût et comme dirait Renaud «maquillée pour faire tomber Travolta» 
Un peu fendante comme le sont souvent les ados un peu trop sûrs d’eux-mêmes. 

Eux : Deux types. Un gros colosse et un jeune maigrichon. Z’ont passé toute la journée dans l’aire d’entreposage à regarder les caméras de surveillance pour coincer les voleurs. La sécurité interne quoi. Personnellement, je dis «la cavalerie» 
J’ai déjà parlé d’eux quelque part dans ce blogue. 

Quand ils l’ont coincée, j’étais en train de verser deux coupes de Osoyoos pour des clients, ce merveilleux vin de la région de l’Okanagan. Ils l’ont fait assoir sur une chaise près de l’ordinateur du bureau. Petite Princesse-Proute, elle tenait tête au colosse des deux en lui affirmant je ne sais quelle excuse à la con pour ne pas s’identifier. Et avec ça, cette attitude si caractéristique de l’enfant roi à qui on a jamais dit non et devant qui toute la terre entière doit se soumettre.  Elle avait envers ces agents la même attitude qu’elle doit avoir devant ses professeurs ou ses parents, c’est-à-dire qu’elle les voyait comme une autorité molle qui plie 9 fois sur 10 à ses quatre volontés. Frondeuse, baveuse, le regard méprisant de celle qui se croit si intelligente parce qu’elle accroche grave aux messages sociaux que chante Lady Gaga, sont point de référence le plus avancée dans la culture générale. Le colosse en a vu d’autres et lui a simplement répondu « Pas grave. On validera ton identité avec les flics» À partir de ce moment-là, la gamine a finalement pigé qu’elle se trouvait dans la vraie vie avec une vraie autorité pas molle du tout et qui ne plie que si tu pointes devant elle une arme d’assaut chargée à bloc. 
Et même encore. 
Son Noël en famille risque d’être très désagréable.  

Quand elle a vu les flics débarquer, ses épaules semblaient tellement lourdes! Là oui, elle a réalisé qu’elle venait de se mettre dans la merde pour une stupide bouteille de Havana Club. Effondrée sur sa chaise, plus du tout frondeuse et à deux doigts de chialer. 

Fallait y penser cocotte.

Goya, suite et fin.


Dans le message précédent, j’ai oublié de mentionner que les soldats de Murat ont commencé à exécuter les rebelles dans la nuit du 2 au 3 mai que le massacre s’est poursuivit jusqu’au petit matin. 
Voilà, c’est dit. 

samedi 22 décembre 2012

Goya


Comment interpréter une oeuvre d’art? Comment la critiquer? Comment la regarder? Comment la comprendre? 
J’ai souvent ces conversations avec mon pote Éric qui se définit lui-même comme un inculte dans le domaine. Comme beaucoup de gens, il se croit incapable de comprendre une oeuvre au-delà de la première image qu’elle renvoie. Alors que c’est faux. Tout le monde peut comprendre, tout le monde peut critiquer et tout le monde peut interpréter. 
Un jour, je l’avais amené au musée pour lui montrer une expo d’Otto Dix, un peintre à part qui participa à la Première Guerre principalement pour y peindre l’horreur de la guerre et son absurdité. Il en sortira profondément marqué et toute son oeuvre par la suite en sera grandement influencée. http://www.ottodix.org/
Éric est un passionné d’histoire, surtout par les deux grandes guerres. Je m’étais dit que cette expo était pour lui. Je ne m’étais pas trompé. Je ne dirai pas qu’il est devenu un passionné de la peinture, mais je sais que j’ai éveillé en lui un certain intérêt pour la chose. Il lui arrive maintenant de commenter une toile que le hasard de nos pérégrinations place sur notre chemin. 

Un peu comme avec le vin, il faut d’abord se faire confiance. Lorsque l’on sent un vin, les odeurs qui s’en échappent évoquent en nous des souvenirs reliés à ces parfums. Pour moi, ce sera le cassis, mais pour mon voisin de table, ce sera plutôt les prunes. Qui des deux se trompe? Aucun puisque les sens, et notamment celui relié à l’olfaction, n’est qu’affaire de souvenirs personnels. C’est un jeu. 
Et il en va de même pour une toile. 
Laissons-nous guider par l’oeuvre et cherchons dans les détails cette petite note de fruit noir qui nous aurait échappé au premier nez. 
Je vous donne ici un premier cours 101 sur la manière de regarder un tableau. Ça vous va? C’est gratuit de toute manière. Ça sera mon cadeau de Noël. 

Prenons exemple de cette toile Tres de Mayo peinte par Goya. Observez là bien comme il faut avant de lire la suite de mon texte. Notez d’abord les gros détails qui vous sautent aux yeux, puis, dans un deuxième regard, cherchez les plus petits que vous n’auriez pas remarqués au premier abord. 
Allez-y. Pendant que vous vous exécutez, je vais en profiter pour aller me fumer une clope. Vous avez dix minutes. Pas plus sinon je déconnecte vos ordis tout en vous collant une dictée à la main. 



Bon, me revoilà. Vous avez bien regardé? Ok, on commence. 

Première question : que décrit la scène? 
Si vous répondez une exécution, vous avez parfaitement raison. Mais si vous répondez autre chose, c’est que vous êtes vraiment dans le champ et mieux vaudrait peut-être pour vous de ne pas lire la suite parce que vous allez vraiment vous emmerder. Parce que là, franchement, c’était facile. 

Deuxième question, un peu plus compliquée cette fois : quel est le point central de ce tableau? Autrement dit, vers quel endroit converge automatiquement votre regard? 

Si je dis vers le condamné à la blouse blanche, on est d’accord? 
Parfait, continuons. Vous êtes bon. 

Ce qu’on vient de voir, ce serait l’équivalent de la couleur du vin ainsi que sa robe. Les deux trucs les plus fastoches à décrire. Maintenant on va passer tout de suite aux machins plus complexes. Suivez le guide et faites attention à la marche. 

Pourquoi Goya a-t-il habillé son personnage central d’une blouse blanche? 
Ici, vos réponses sont aussi bonnes que les miennes, pour peu que vous ne déconniez pas. 
Pour ma part, je vois trois raisons. Et toutes trois sont bonnes parce que ce sont les miennes. Vous en auriez trois autres totalement différentes qu’elles seraient tout aussi bonnes. Faites-vous confiance, merde!

Première raison : Technique. 
En le peignant en blanc, il détonne du reste des deux groupes. Il l’isole. Notre oeil va directement sur lui. Goya veut que son message passe par ce personnage. Quel message? On regardera ça plus tard nom de Dieu. Concentrez-vous un peu et ne cherchez pas à sauter des étapes. Pour le moment, on tient une piste. C’est très bon. 

Deuxième raison : Symbolique. 
Le blanc fait penser à la pureté, à l’innocence, à la virginité. Du coup, notre inconscient nous dit que ce mec là, ben merde, il est sans doute innocent du crime pour lequel on est sur le point de le fusiller. Est-ce voulu? Peut-être que oui, peut-être que non. Mais on s’en fout. On a trouvé ça tout seul et on est drôlement fier. 

Troisième raison : Contraste. 
Tout est sombre, sauf deux choses. Le blanc de la blouse du condamné, et le sang des fusillés. Ça souligne une fois de plus que le type à la blouse blanche possède la clé du message de ce tableau. Nous sommes sur la bonne piste. Restons-y. 

Tiens, je rajoute un quatrième élément. La lumière. Le type est plus lumineux que la lampe au pied des soldats et qui sert à éclairer les condamnés. Ce qui est illogique. Le vêtement devrait éclairer moins que la lampe!! Mais justement, je cogite dans ma tête et je me dis que c’est voulu. Je me dis comme ça «La lumière des bourreaux éclaire moins que la pureté du condamné» Putain c’est fort! Et je viens de trouver ça là, maintenant! Fuck, je suis hot. 

C’est un jeu, je vous dis. Il ne faut pas se prendre au sérieux. Faut juste se laisser aller. Bon, continuons. 

On accroche d’abord sur le condamné à la blouse blanche, mais tout de suite après, on saute directement aux soldats qui pointent leurs fusils sur lui. Ensuite, malgré nous, notre oeil glisse le long des canons des soldats et revient sur le condamné. On vient de faire quoi là? La trajectoire de la balle qui va le tuer peut-être? Du coup, sommes-nous seulement spectateurs de cette scène ou ne sommes-nous pas un tout petit peu acteurs?
Hein! Je vous en bouche un coin là! Avouez que votre oeil a fait la même trajectoire que celle que je viens de décrire. De gauche à droite d’abord, puis de droite à gauche ensuite. Bang! Vous avez tiré sur le condamné. 
Bourreaux que vous êtes! 

Poursuivons, mais cette fois, encore plus en profondeur. Prenez une grande respiration, on va vraiment s’amuser. 

La position du condamné à la blouse blanche vous fait penser à quoi? À qui? 
Réfléchissez!

Réfléchissez encore. 

Bras en croix... condamné injustement à la mort... 
Ne voyez-vous pas qu’il ne lui manque qu’une croix de bois et une couronne d’épines? 
Ecce Homo! Voici l’homme! 

Plus je regarde cette toile, et plus je me dis que ce type offre sa vie pour sauver celles de ses camarades. «Tuez-moi, mais épargnez mes frères». 
Je me trompe? 
Peut-être. Mais c’est mon interprétation et elle vaut la vôtre. De même que la vôtre vaut la mienne. 
On ne s’en sort pas. 
Il y a indéniablement un clin d’oeil à Jésus ici, tant par la position christique du personnage que par cette impression de sacrifice dans une ultime tentative de sauver ses camarades. 
Et on ne doute plus du tout quand on observe de plus près ce détail saisissant : 



La blessure ressemble étrangement à un des stigmates du Christ. Résultat d’une balle de fusil ou d’un clou planté dans la paume selon vous? Si je vous avais simplement montré ce détail en gros plan en début de texte, il vous aurait été bien difficile de répondre. 
Pas con ce Goya. 

Du coup, les soldats n’en deviennent que plus horribles. On dépasse la politique et on touche du doigt la divine cause. Implicitement, on fait passer les armées de Napoléon, les bourreaux, comme une entité de l’antéchrist. 

Comme si ce n’était pas assez, au loin, on voit le clocher d’une église. Elle semble regarder le crime se commettre. D’ailleurs les deux fenêtres sous la toiture peuvent évoquer des yeux. Dieu regarde donc la scène? Était-ce un hasard ou était-ce pensé par le peintre? On ne saurait le dire, mais en combinant cette hypothèse avec celle de l’homme en croix, du stigmate, il est possible de croire que Goya y avait pensé. De plus, on voit deux angles au clocher. Celui qui donne du côté des bourreaux est dans la noirceur (les ténèbres?) tandis que celui du côté des victimes est du côté soleil levant. Du moins, une légère clarté nous le fait croire.
Dieu\ condamnés = la lumière. 
Le diable\ soldats = les ténèbres. 

Avouez qu’on s’amuse, que mon petit jeu est sympathique et que finalement, vous vous démerdez très bien. 

Allons-y maintenant en balançant tout ce qui nous vient par la tête, en vrac, dans l’ordre ou dans le désordre. 

Les autres condamnés ont des expressions qui rappellent la fresque du Jugement dernier de Michael Ange. Je balance ça comme ça, au hasard. Un peu comme si je venais de flairer une odeur furtive de cassis dans ce délicieux Bordeaux. 

Une large trainée de sang s’écoule en direction des bourreaux, juste devant la lanterne. On dirait une main qui s’apprête à happer les tortionnaires. Symbolisme ou hasard? Et si symbolisme, lequel? Je dirais quelque chose comme «le sang des innocents prendra la forme de la vengeance»  sachant que ce tableau fut peint en 1814, soit l’année de la première abdication de Napoléon, l’année de l’effondrement de l’Empire, et sachant que cet effondrement est dû en grande partie au bourbier espagnol dans lequel les troupes de Napoléon se sont enlisées, il n’est pas con de penser que Goya aura voulu signifier dans sa composition l’impériale déconfiture à venir par une clé cachée. 

Le soleil va se lever ou vient-il de se coucher? Je parlais du ciel un peu plus loin, laissant entendre qu’il représentait le crépuscule du matin. Comment ai-je pu affirmer avec certitude que c’était l’aube? Ne serait-ce pas plutôt le crépuscule du soir? Par quelle déduction en suis-je venu là? 
Pour deux raisons : 
1- Parce que je le sais, c’est tout.  
2- Parce que c’est un fait historique. Le soulèvement des patriotes espagnoles se déclara la veille, le 2 mai. Le général Murat réprima sauvagement ce soulèvement par un bain de sang qui, loin de mater le peuple, lui servira de bougie d’allumage pour un véritable soulèvement national. 

Pour la suite, je vous glisse des questions et je vous laisse vous démerder tout seul. Vous êtes déjà beaucoup plus forts que vous ne le pensiez au début. Et souvenez-vous : vos impressions sont aussi bonnes que les miennes. 

  • On ne voit pas les visages des soldats. Pourquoi? 
  • Pourquoi la ville en arrière-plan ne semble qu’à peine esquissée? 
  • Chez les condamnés, cherchez à identifier leur statut social ou leur métier. 
  • Il y a un prêtre. L’avez-vous trouvé? 
  • S’il voulait symboliser les souffrances du Christ, pourquoi Goya n’a-t-il pas donné le rôle central au prêtre justement? (Un indice ici : aussi incroyable que cela puisse paraître par le sujet de cette toile, Goya fut un temps le peintre officiel de la Cour de Joseph Bonaparte, roi d’Espagne et frère de Napoléon. Eh oui, pendant que le peuple se soulevait contre Joseph Bonaparte le 2 mai 1808, Goya payait son loyer avec un salaire donné par ce même Joseph. En 1808, Goya était un collabo. En 1814, tout juste avant la chute annoncée de Napoléon, il se fit résistant de la dernière heure. Les artistes qui touchent à la politique sont souvent ainsi : de grands hommes dans de bien petites personnes. 

On considère cette oeuvre comme la première résolument moderne de la peinture. Elle marque une cassure énorme avec ce qui se faisait à l’époque. Elle préfigure même les impressionnistes par ces détails à peine esquissés. Les traits grossiers, quasi caricaturaux des personnages étaient d’une audace hallucinante pour l’époque. Par comparaison, et toujours de Goya, regardez cette toile intitulée Dos de mayo peinte la même année et qui évoque le soulèvement décrit plus haut. 



Il s’est passé quelque chose dans la tête du peintre entre ces deux toiles. Bien que les bâtiments peints dans Dos de mayos annoncent l’oeuvre suivante, les personnages y sont rigoureusement peints de manière très classique, avec force détails. Mais dans Tres de mayos, là, on voit carrément l’éclatement. L’émotion du peintre prime sur la forme. Les conventions sont balancées aux chiottes. C’est une cassure énorme qui amènera une génération plus tard aux préimpressionnistes. L’autre équivalent aussi puissant en peinture sera les Demoiselles d’Avignon de Picasso.

Voilà, c’était chouette non? 

Bon d’accord, je vais me coucher.