mercredi 26 décembre 2012

Les aventure du petit Rémi (3)


Au foyer nourricier des Gauthier, nous étions un petit troupeau de huit nourris. Du plus jeune au plus vieux, il y avait moi qui étais le plus jeune et qui venais tout juste d’atterrir là, Jeannot, P’tit Luc, Louis, Yvon, Jacques, Benoît et le grand Dédé. Que des mecs, ce qui est assez rare. Généralement, il y a au moins une fille parce que c’est très pratique pour les tuteurs quand vient le temps de faire les corvées de la maison. C’est comme avoir une bonne à tout faire, mais sans avoir à payer son salaire. Mais chez les Gauthier, allez savoir, il n’y en avait pas. Jeannot était juste un peu plus vieux que moi. Je l’avais tout de suite remarqué dès mon arrivée parce que c’était le plus silencieux des pensionnaires. On m’aurait dit qu’il était muet que je l’aurais cru. Cheveux tout blond et bouclé comme un petit mouton. C’est comme ça d’ailleurs qu’on l’appelait, le mouton. Je me souviens que ça le faisait chier. Il ne disait rien parce qu’il ne parlait jamais, ou presque, mais il grognait. Ça, pour grogner, qu’est-ce qu’il grognait! Même quand on lui parlait gentiment, il nous répondait par des grognements. C’est normal me disait le grand Dédé, on a tous grogné chacun notre tour. Et toi aussi bientôt tu vas te mettre à grogner, crois-moi. Ses explications m’embrouillaient encore plus et je restais là comme un con sans comprendre ce qui se passait dans ce curieux foyer. Pourquoi ils avaient tous grogné à un moment ou à un autre? Et pourquoi j’allais grogner moi aussi? Ces questions, je les mettais de côté parce que je me disais que bof, ici ou ailleurs, c’était la même chose. Mais j’allais bientôt découvrir que justement, ce qui se passait chez les Gauthier n’était pas tout à fait comme ça se passait ailleurs. D’abord, le tuteur du foyer avait fait de Jeannot son chouchou et allez savoir pourquoi, il lui offrait mille faveurs. Bonbons, sorties cinéma, cartes de hockey, il y en avait que pour lui. Au début, je trouvais ça injuste et je me plaignais aux autres. Mais Benoît et le grand Dédé surtout, les deux plus vieux, me disaient que je devais être patient, que mon tour viendrait bien assez vite parce que tout le monde y passait un jour ou l’autre, mais que pour l’instant, je devais me compter chanceux de ne pas être encore la saveur du mois du bonhomme Gaston. 

- La saveur du mois? 
- Ce n’est pas un foyer nourricier ici, c’est un poulailler. Pour l’instant, t’es comme un poulet au mois de juillet. Le bonhomme Gauthier t’engraisse et te laisse tranquille jusqu’à Noël. Je veux dire son Noël à lui. Quand l’habitude sera passée avec Jeannot, ça sera ton tour et ce sera Noël pour le bonhomme Gauthier. Tu seras sa vedette pendant des mois, jusqu’à ce qu’un nouveau pensionnaire ne débarque dans le poulailler pour prendre ta place. Après, t’auras un peu la paix. Mais pas toujours. Il lui arrivera de revenir piger dans ses vieux restants, mais c’est plutôt rare. T’aimes les chocolats? T’inquiètes, il t’en achètera jusqu’à l’écoeurement. 

Sauf pour Jeannot, tous les autres riaient quand Dédé me répondait des trucs comme ça. J’aurais bien aimé rire moi aussi, mais je ne comprenais rien à rien quand il parlait. C’était quoi cette histoire de poulailler? Il faut dire que Dédé avait son langage à lui qu’il avait appris dans les maisons de redressement qui sont comme des camps de concentration pour les enfants, mais les nazis en moins et les curés en plus. Il disait par exemple un «piquant» au lieu d’un couteau. Il disait aussi «les poignets cassés» quand il parlait des curés. Pour le bonhomme Gauthier, il utilisait un tas d’expressions comme « le fif», «le suceux de balustre», «la grosse folle» qui là, oui, me faisait rire, mais sans trop savoir pourquoi. Et quand il parlait de Jeannot, il disait «le serin à Gauthier». Poulet, serin, décidément, les oiseaux avaient une grande importance dans ce foyer. Dédé en était à ses derniers mois avant son départ officiel des pensions des nourris et il attendait ce moment comme une libération. Il me disait souvent « tu vas voir p’tit con, passer un an ici, c’est comme en passer cinq en prison» Le grand Dédé était arrivé chez les Gauthier à 8 ans, à peu près au même âge que j’avais. À part ses quelques séjours en maison de redressement, ça lui faisait cinquante ans de pension Gauthier selon son calcul étrange. Dans sa vie de nourri, il avait tout vu, tout entendu. C’était un peu le sage du groupe qui nous expliquait les choses de la vie des orphelins. Il était un peu méchant dans sa manière de parler, mais je dirais que cette méchanceté-là, même quand il me traitait de petit con, n’était pas vraiment dirigée contre moi. J’aurais bien du mal à vous expliquer ça, mais quand Dédé gueulait contre l’un de nous, on n’avait pas l’impression qu’il nous en voulait directement. On aurait dit une colère qui s’adressait plutôt à la terre entière. J’ai compris tout ça plus tard, avec les années et avec ma propre expérience des foyers. Mais à cet âge-là, je ne pouvais pas savoir et ça m’impressionnait drôlement quand il pétait un plomb. 
L’autre chose que je trouvais étrange dans ce foyer, c’est que personne n’était jaloux des cadeaux et autres gâteries que Jeannot recevait de la part du tuteur. Même qu’ils avaient l’air contant que ça lui déboule dessus. 

- Mieux vaut lui que nous. 

Je ne comprenais pas non plus pourquoi Jeannot paniquait grave chaque fois que le bonhomme Gauthier l’avisait d’une prochaine sortie ou encore lui demandait d’aller le rejoindre en haut, à l’étage, pour recevoir des chocolats, des popsicles, des Cracker Jack’s et un tas d’autres gâteries du même acabit. Fallait le voir trembler, pleurer, et même vomir que ça en était dégueulasse. Et puis chose encore plus étrange, autant Dédé pouvait se montrer rough and tough contre lui, autant c’était lui qui allait le réconforter. Dans ces moments, il le prenait par les épaules et lui disait que c’était juste un dur moment à passer, qu’en fermant les yeux et en pensant à autre chose, ça l’aiderait à supporter; que ça se terminerait bientôt et tout un tas de choses comme ça que je trouvais vraiment exagéré pour une simple séance de cinéma ou de super collation avec des tas de chocolats à bouffer. Pourquoi se fermer les yeux au cinéma?  Pourquoi penser à autre chose en mangeant du chocolat? Pourquoi des conseils aussi cons? Et puis pourquoi Dédé finissait toujours ces encouragements en le serrant très fort dans ses bras, pareil comme si c’était son vrai frère, en lui disant chaque fois qu’un jour, quand lui, Dédé, aura quitté ce foyer, il reviendra juste une fois, une seule fois, mais ce sera pour lui faire la peau à ce trou d’cul de Gauthier. Ça ne se passait jamais autrement. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire?
Une nuit, Jeannot avait pleuré pendant des heures parce que le bonhomme Gauthier lui avait dit que le lendemain, il l’amènerait à la pêche toute la journée. Il n’avait pas cessé de gesticuler sur son matelas en grognant pendant des heures. Ça s’était calmé au petit matin, après qu’il se soit enfermé dans la salle de bain. Je m’étais endormi à ce moment-là. Puis au matin,  alors que je m’étais réveillé avant les autres, je l’ai trouvé allongé sur le plancher de la salle de bain. Il ne bougeait plus. Il était mort. Il y avait une grosse flaque de vomi qui s’était répandue sur le plancher en lui encerclant la tête. Ses yeux étaient ouverts et du sang séché s’en échappait. Entre ses jambes, une autre flaque, mais celle-là était composée de bouts de chairs, de boyaux d’intestins, de sang, de merde et d’un tas d’autres dégueulasseries du même genre qui renvoyaient une puanteur incroyable qui m’a fait automatiquement dégueuler sur place. 
Les ambulanciers sont venus, puis les flics et puis un tas d’autres personnes très officielles qui n’en finissaient plus d’inspecter la maison et de nous interroger à tour de rôle. On nous avait placés dans un mini bus de la police et ce n’était pas désagréable parce qu’on nous avait refilé des sandwichs et des boissons gazeuses. On a appris que Jeannot avait décidé d’avaler une bouteille de Drano, ce produit qui sert à déboucher les renvois du lavabo. J’ai pensé qu’il avait voulu se nettoyer l’estomac à cause de tout ce chocolat que le bonhomme Gauthier lui donnait. Mais selon Dédé, ce n’était pas ça du tout et ç’a été la première fois de ma vie que j’ai entendu le mot suicide. 
La suite? Monsieur mon agent Grenier, un chic type, était venu me chercher pour me retirer de ce foyer. Avec les autres pensionnaires, on a passé quelques jours dans un centre d’hébergement, le temps qu’on nous trouve d’autres foyers nourriciers où l’on allait nous loger. Je n’ai plus jamais revu les autres pensionnaires de cette maison. Je sais que le ministère a fait fermer le foyer nourricier de Gauthier, que celui-ci a été arrêté par la police, puis relâché. Et j’ai aussi appris dernièrement par monsieur mon agent Grenier, un chic type, que Dédé était en prison aujourd’hui. Parait qu’il aurait poignardé notre ancien tuteur. 
Enfin bref, tout ça pour vous dire que la Catou, quand elle parle d’en finir, ben merde, ça me rappelle trop le petit Jeannot et ça me fait peur. Du coup, je cache les bouteilles de Drano, des fois que. 

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