jeudi 25 avril 2013

Rima


Madame Elkouri a écrit ça dans La Presse : 


Puis ça : 


Et enfin ça : 

Après tout ça, je lui écrit ça : 

Bonjour, 

J’ai bien aimé votre chronique lors du lancement de La Presse +. Un petit bijou qui reste dans la tête toute la journée. L’histoire de votre grand-père est fascinante et mériterait un roman. Vous y avez déjà pensé? Cette image cinématographique de journaux provenant du monde entier porte en elle un symbolisme puissant qui mériterait d’être exploité sur 200 pages. Elle me fait penser à une chanson de Michel Rivard, mais je ne me souviens plus laquelle. Ça parle de ces travailleurs du 9 à 5 qui voyagent en rêve dans le métro. Ou alors je me plante peut-être en confondant deux ou trois chansons en une? 
Anyway, j’ai adoré. Vous devriez découper cette chronique et l’oublier sur votre table de chevet, question de la laisser germer pas trop loin de vos yeux. 

J’ajoute au passage que votre chronique On veut voir des monstres était sublime et que la suite, votre réponse à Martineau, fut tout simplement jouissive. J’adore quand on torche Martineau le matin quand je prends mon café. Ça commence bien une journée. 

Vous lire est toujours un plaisir. 

Aujourd’hui, réponse de madame Elkouri dans mon courriel. Je la garde pour moi. J’adore cette journaliste. J’adore Internet. J’adore cette époque et sa proximité virtuelle. 

mardi 16 avril 2013

Cadeau 50 ans


Soirée au centre Bell avec ma fille. Match de hockey. C’était un cadeau pour mes 50 ans. il y a avait 21 000 personnes pour mon anniversaire. 
Un beau party. 
Il ne manquait que Carey Price qui a un peu gâché la fête. 
Je n’aime pas Carey Price. 
Je ne l’ai jamais aimé. 
Son attitude. 
Un très bon gardien de but, je veux dire une très bonne technique, mais en même temps, va savoir, une tête de linotte. 
Un pois chiche entre les deux oreilles. 
Un faible d’esprit. 
Une technique sans âme. 
On ne gagnera jamais rien avec lui dans les buts. 
On a été se prendre une bière après la partie. Dans ce pub où elle travaille. J’ai serré la main de son patron même si c’est un partisan des Bruins de Boston. 

Warm up. Bryzgalov en action. 


Warm up toujours. PK 

samedi 13 avril 2013

Violence


Il y a trois sortes de violence. 

La première, mère de toutes les autres, est une violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. 

La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté de la première. 

La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. 

Il n’y a pas pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. 

- Hélder, Passoa Câmora

vendredi 12 avril 2013

Le locataire


Dans la catégorie «Film paranoïaque, meilleur générique d’intro» mon coup de coeur va à Le Locataire, de Roman Polanski. 



Le scénario est simple. Un type normal devient fou. On assiste à la montée de sa folie. Point à la ligne. 
Une terrible émotion quand j’ai vu ce film au Ouimetoscope dans les années ’80. Je suis sorti du cinéma complètement troublé. Presque aussi troublé que Polanski justement. Ce mec là, heureusement qu’il fait des films. Sinon il serait en prison. 


L'Arnaque (The Sting)




The Sting, de George Roy Hill. 1973 avec Paul Newman, Robert Redford et Robert Shaw. 
J’avais dix ans quand je l’ai vu. J’avais encore 10 ans quand je l’ai vu une deuxième fois et j’avais encore 10 ans quand je l’ai vu pour la troisième fois. Trois fois dans la même semaine au cinéma du coin. 
Depuis, j’ai dû revoir ce film une bonne vingtaine de fois. En fait, ç’a été mon premier coup de foudre non pas pour un film, mais pour un scénario. Un pur ravissement pour mon petit cerveau qui s’ouvrait au langage complexe du cinéma. 
Et puis merde, Paul Newman et Robert Redford dans le même film, tu ne pouvais pas demander mieux à l’époque. Ne manquaient que Steve McQueen et Jean-Paul Belmondo.  Mais plus tard, en revoyant le film à l’âge adulte, j’ai compris qu’une part importante de la mécanique du film reposait sur le troisième personnage, celui qu’on appelle dans le jargon «l’acteur de soutien» joué ici par l’incomparable Robert Shaw. Redford est très bon, Newman est comme toujours exceptionnel, mais le personnage infiniment plus complexe jouer par Shaw devient l’élément central du film. Redford et Newman ont beau être parfaits dans leur rôle respectif, mais leurs personnages demandent un jeu flamboyant, expansif, pétaradant. A contrario, le personnage de Shaw demande de la retenue sans pour autant tomber dans l’impassibilité. C’est un introverti qui se fait manipuler du début à la fin. On le sent toujours sur le point d’exploser, mais il se contient tout le temps, ou alors ce sont les éléments extérieurs qui l’y obligent. Il doit jouer la menace de tempête permanente, mais sans le tonnerre ni les éclaires. Le film aurait pu être un désastre si Shaw n’avait pas été à la hauteur. C’est le seul élément que je n’avais pas compris à 10 ans, trop obnubilé que j’étais par les premiers rôles. On peut en voir un bel exemple de ce que je veux dire ici dans cette scène mémorable. C’est au début du film, quand la bande à Newman met son dispositif d’arnaque en marche. Remarquez le jeu tout en nuances de Shaw qui va se faire fourrer par Paul Newman sur une table de poker. Un petit bijou. 


La scène finale m’avait jeté à terre. Mais je ne vous la raconte pas. 

jeudi 11 avril 2013

L'atalante


Une petite scène d'un de mes films préférés. L'atalante, de Jean Vigo, 1934




lundi 8 avril 2013

C'était un samedi et le Café était bondé


Nous sommes formels : c’était un samedi et le Café était bondé. 

L’on voyait des étudiants fixant des écrans de laptops, écouteurs aux oreilles, bol de café au lait et moult paperasses éparpillées sur leur table. Des gens plus vieux aussi, têtes grises et regards bleus, attablés à deux ou à quatre, attendant la prochaine séance du cinéma Beaubien situé à deux coins de rue de là. Il y avait aussi les habitués de la place, ces éternels clients que les serveuses connaissaient par leur prénom. Michel avec ses longs cheveux blancs, lecteur du Devoir et prof de français qui avait fait de l’endroit sa salle de correction officielle. La nouvelle retraitée, Rose de son prénom, qui s’amusait à faire tous les mots croisés de tous les journaux de la place. Georges et sa jolie femme dont on oublie toujours le nom. Joli couple dans la fin soixantaine; lui directeur d’hôpital à la retraite et elle dont on ignorait tout parce qu’elle ne parlait toujours que de son mari qu’elle aimait encore à la folie comme quand elle avait 20 ans. Et puis aussi cet humoriste un peu retraité et plus très jeune dont on ne donnera pas le nom et qui écrit des textes pour les autres, qui fait de la radio, qui fait de la télé, qui prend cette table, toujours la même, la première sur la droite en entrant et qui écrit à la main, avec un stylo, comme au bon vieux temps. Il y avait aussi Oswald le Rwandais, qui n’en finit plus d’élever ses deux filles de 20 ans en payant de sa poche pour leurs études, qui rame pour arriver, qui rame pour rester, qui rame même pour ne plus ramer et qui rame ainsi depuis le décès de sa femme, la maman décédée quand les gamines étaient toutes jeunes. L’une violoniste, l’autre qui sera médecin. 

Et puis il y avait aussi lui, ce mec, ce grand maigre toujours mal rasé, cheveux longs, châtains, vêtements indéfinis qu’on devinait aisément glanés dans ces friperies peu recommandables du centre-sud de Montréal. Nous connaissons son nom. Nous possédons sur lui des fiches détaillées de son quotidien. Nous savons qu’il vivait sur le plateau, qu’il aimait les Beatles et la pêche à la truite, qu’il dormait sur un sofa-lit parce que ça fait la job, qu’il était actif dans son syndicat parce qu’il n’avait plus de vie sociale depuis sa dernière séparation... enfin, bref, lui quoi. 

Il avait pris une place un peu à l’écart dans ce Café qu’il fréquentait régulièrement depuis les dernières années. Il était devant son écran bleuté MacBook écrivant on ne sait quoi à on ne sait qui, mais son attention cathodique était totale. Ce dos voûté par-dessus ce clavier ne mentait pas. On nota aussi qu’il avait - comme ces étudiants mentionnés plus haut - des écouteurs collés sur les oreilles, se créant du même coup une bulle d’isolation sociale quasi impénétrable malgré l’affluence bruyante de la clientèle. Une source sûre que nous ne nommerons pas ici nous a confirmé qu’il écoutait un enregistrement de musique médiévale. Des feuillets du 12e siècle retrouvés dans la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle qu’une chorale avait enregistré 900 ans plus tard sous le nom de Anonymus. Les feuillets en question étaient d’origine inconnue, de là sans doute la symbolique du nom de la chorale. Des chants a capella pour être plus précis. Les auteurs de ces lignes ont d’ailleurs écouté cette musique et ils confirment ici de la grande beauté de cette oeuvre. Nous en sommes effectivement restés émus. 

Depuis combien de temps était-il là, dans ce café de quartier sympathique quand cette fille arriva à sa table? Sincèrement, nous l’ignorons. Mais en observant avec attention le contenu de sa tasse de café et voyant qu’elle était presque vide, une prudente estimation nous permet de répondre qu’au moins trente bonnes minutes s’étaient écoulées entre son arrivée à lui et son arrivée à elle. Cela ne changera en rien l’issu de cette rencontre; cela n’a même aucune importance sur le reste de l’histoire, mais cela nous permet d’insérer une unité de mesure de temps sur laquelle le lecteur friand de ce genre de détail pourra user comme bon lui semble. Nous lui livrons gratuitement cette information, preuve de notre très grande générosité. 

Nous vous entendons vous questionner : et cette fille, qui était-elle? D’où venait-elle? Que faisait-elle dans ce café à ce moment précis? Bien sûr, nous avons les réponses à toutes ces questions. Nous vous les livrerons gratuitement dans les paragraphes suivants que nous vous invitons à lire avec attention. Cependant, nous vous avisons que notre narration sera singulière et voyagera sans avertissement entre le passé et le présent. Il faudra bien suivre pour ne rien manquer. 

Ça vous va? Très bien, commençons. 

Cette fille: 

Quoique très peu répandu au Québec, son nom de famille était cependant bien connu de la masse par la renommée quasi légendaire de son grand-père. Elle lui avait d’ailleurs avoué un jour (à ce type qui avait les écouteurs collés sur les oreilles) que l’idée de tourner un documentaire sur son grand-père la travaillait depuis des années. Selon nos sources, cet aveu fut probablement fait un soir de juillet dans un chalet de Lanaudière après une bouffe particulièrement arrosée. Ou était-ce le lendemain matin pendant le café du réveil? L’information fragmentaire que nous avons en notre possession ne nous permet pas de situer avec précision le moment de l’aveu. Tout au plus pouvons-nous en situer le lieu avec certitude. C’était bel et bien dans un chalet de la région de Lanaudière après une pêche fructueuse. Le souper s’étant prolongé jusqu’à fort tard dans la nuit, moult bouteilles furent consommées sur les lieux. Il est donc probable que la précision temporelle dudit aveu fut altérée par les effets secondaires de ce qu’il serait convenu d’appeler «la cuite» qu’ils se tapèrent. Nous nous excusons pour cette imprécision bien involontaire de notre part. Néanmoins, et si vous nous le permettez, nous pouvons aisément décrire le profil général de cette fille. Suivez le guide et faites attention à la marche. 

Elle était poète, slameuse, écrivaine, journaliste pigiste, parlait un peu à la radio, donnait des stages d’écriture dans les prisons pour femmes, organisait des événements de poésie ou de slam, avait déjà enregistré un CD de ses oeuvres, touchait à tout et vivait de peu. Une remarquable pigiste de la vie qui travaillait toujours sans filet, presque toujours fauchée, sauf quand elle faisait de petits coups d’argent, mais qu’elle dépensait aussitôt pour financer son prochain projet. Elle était grande, plus grande que lui de quelques centimètres. Lui qui déjà n’était pas petit. Il avait deviné rapidement que cette singularité avait déjà été pour elle une sorte de complexe. Elle en riait trop souvent aujourd’hui pour que ce ne fût dans sa vie qu’un détail sans importance. Enfin, c’est ce qu’il se disait parfois quand elle évoquait cette particularité physique dans ses conversations. Elle avait aussi les cheveux qui lui tombaient aux épaules, mais que par une coquetterie improvisée ce jour-là, elle avait attachés de manière à se faire deux couettes qui pendaient coquines de chaque côté de la tête. 

Quand elle entra dans le Café, ni elle ni lui ne s’étaient vus. Elle parce qu’elle alla directement dans la pièce du fond pour y coller l’affiche de son prochain spectacle et lui, comme nous venons de le mentionner, parce qu’il s’était isolé du reste de la planète grâce à son Mac qui, dans cette modernité virtuelle sidérante, pouvait projeter quiconque le voulait bien dans de profondes rêveries médiévales. Ce n’est qu’en revenant sur ses pas, une fois l’affiche collée, qu’elle l’aperçut, dos voûté et bronzage cathodique. Elle fit un crochet sur sa droite, traversa la pièce entre les tables et vint se planter droit devant lui. Il leva la tête et vit la sienne, souriante avec des yeux pétillants tout en haut de son visage, là où si tu n’es pas née à Hiroshima, se positionnent généralement les yeux sur un visage. Elle avait un sourire qui lui fit dire que finalement, cette vie n’était pas si moche après tout. Il retira aussitôt ses écouteurs parce que ce n’était pas poli et lui signifia du même coup son plaisir sincère de la revoir après ces longs mois d’absence. Elle s’assied sans lui demander la permission, mais il était bien content qu’elle le fasse. Elle lui dit qu’elle n’avait pas beaucoup de temps parce qu’elle avait encore des tonnes d’affiches à coller dans tout ces Cafés du quartier. «Comment ça va?» lui demanda-t-elle en déposant ses deux coudes sur la table et en avançant son visage vers le sien, question de lui planter son regard à bout portant dans ses pupilles de grand blond châtain mal rasé. 

Nous avons fait des recherches depuis cette journée et nous avons appris de source sûre que ces deux-là s’étaient connus lors des événements du printemps érable. D’abord sur Internet par des interventions communes sur des fils de discussions politiques, puis ensuite devant un café; café qui déboucha plus tard sur un weekend de pêche où il lui avait fait prendre pas moins de sept truites qu’ils mangèrent le soir même en les faisant cuir sur des briquettes de bois. Il ne se souvenait pas du vin qui accompagna ces salmonidés, mais il se rappellera pour le reste de ses jours l’immense bonheur qu’ils avaient partagé lors de ces deux journées. Pour toutes sortes de raisons, ils ne s’étaient pas revus depuis le mois de juillet précédent, mais ils n’en avaient pas moins gardés contacts. Il était vraiment heureux de la revoir et cela était réciproque. Notre source  anonyme affirme aussi que pendant ces deux jours de pêche, un courant très particulier avait passé entre les deux et que lui, le mec de cette histoire, le mal rasé, avait maladroitement interprété comme le signal de départ d’une grande histoire d’amour qui allait reléguer celle d’Elizabeth Taylor et de Richard Burton en une simple amourette d’adolescents retardés. Comme toujours, comme à chaque fois, comme ça semble être sa destinée ici-bas chaque fois qu’il croit rencontrer la femme de sa vie, c’est-à-dire 34 fois par semaine depuis les sept dernières années, il se trompa et dut une fois de plus accepter ce rôle de moins en moins confortable du vieil ami proche «mais tellement cool pour son âge». 

Poursuivons. 

Ils se donnèrent des nouvelles et tous les deux, sans se l’avouer, trouvèrent étrange de se redire des choses de vive voix qu’ils connaissaient déjà pour se les avoir écrites sur des réseaux  sociaux virtuels. Leurs sept mois d’absence leur paraissaient ainsi quasi nuls par le fait qu’ils ne s’étaient jamais réellement perdus de vue. Ils avaient échangé des mots sans voix et sans parfum, sans regard ni touchés. Ils étaient de cette génération qui avait appris à vivre dans le réel avant de connaître le virtuel et ils s’étonnaient chaque fois du décalage factuel qui pouvait désormais exister dans une amitié. 

Il pensa : «Je t’ai vu physiquement évoluer par tes photos, j’ai lu tes mots, j’ai suivi ta pensée, j’ai vu des images de tes spectacles, mais je ne t’ai pas physiquement revue depuis juillet. Et là, je me retrouve devant toi sept mois plus tard et tu demandes de mes nouvelles que tu connais déjà. Quelle est la part de la vraie réalité dans tout ça? Ton sourire est pourtant si joli quand il se déploie dans le réel.» 

Ils parlèrent de suicide parce que c’était une réalité de leur génération. Presque une mode. Elle en avait vécu deux de très près en une seule année. Lui, un seul, mais d’encore plus près. Ses suicides à elles s’étaient faits par pendaison. Des actions classiques. Le sien était beaucoup plus brutal, beaucoup plus sauvage, beaucoup plus douloureux. Un saut du troisième étage avec en résultante des tripes qui se répandent sur le trottoir et une agonie douloureuse qui s’échelonne sur trois heures de souffrance. Et en plus, avant de se lancer dans le vide, quelques semaines avant pour être plus précis, le suicidaire avait avisé le mal rasé qu’il allait le faire et qu’il allait le tenir responsable de sa mort. Autrement dit, dans ce débat dont le sujet principal revenait à dire «qui des deux souffre le plus?», le mal rasé remportait aisément la palme d’or. Il en faisait d’ailleurs encore des cauchemars. Ils échangèrent ensuite sur les impressions qui en restent, sur les silences, les réalités déstabilisées qui suivent ces violentes disparitions. 

Comme à chaque fois, il se surprit de voir l’intensité de son regard quand elle l’écoutait. L’écoute totale, c’était elle. Six pieds d’émotions non filtrées. Elle était vraie de la pointe des cheveux jusqu’aux ongles d’orteils. Sensible comme le sont généralement les poètes. Puis, sans que rien ne l’annonçât, sinon peut-être que l’intensité émotive de sa narration quand il évoqua les détails du suicide de son ami, c’est-à-dire le sang sur le béton du trottoir, le ventre qui s’était ouvert en laissant déborder extérieurement sa tripaille, son chat qu’il tenait dans ses bras en se lançant pour ne pas mourir seul et qui miaulait sous son corps, le passant anonyme qui lui tenait la main en lui disant de s’accrocher à la vie, elle lui prit la main à lui, le grand blond châtain, le vivant, pour mieux lui montrer qu’elle était de tout coeur avec lui. Il fut surpris du geste. Tout en lui balançant le plus doux des regards, elle lui serra chaleureusement les doigts qui se retrouvèrent ainsi enveloppés dans sa paume toute chaude. Bien que son visage reflétait la compassion et l’empathie, il se dit que s’il avait à décrire la scène un jour, il éviterait d’évoquer ces deux termes par crainte du cliché. C’était néanmoins une fille comme ça, c’est à dire tout d’un bloc. Il le savait déjà, mais le redécouvrait une fois de plus. Il répondit à son geste en lui serrant à son tour la main. Mais il se sentait mal à l’aise parce qu’il n’était pas du tout du genre tactile. Nous dirions même qu’il était plutôt du type froid quand venait le temps d’être physiquement démonstratif. Toutes ses anciennes copines le lui avaient d’ailleurs reproché à un moment ou à un autre. Cela le mettait mal dans sa peau, comme si l’on s’introduisait par effraction dans sa bulle de protection. Quand il répondait à une caresse faite en public par une autre caresse, il se tapait un complexe d’imposteur. Il se sentait lourd, maladroit, empesé. Il improvisait du mieux qu’il pouvait, mais il s’en serait toujours passé volontiers si ça n’avait toujours été que de lui. Néanmoins, cette main à elle dans sa main à lui, il ne dit pas non. Il se sentait soudainement normal et protégé par une bienveillante amitié féminine, même s’il l’aimait beaucoup. C’était d’ailleurs ça son problème : il les aimait toutes pour peu qu’elles respirassent régulièrement près de lui. C’était un virus qu’il avait attrapé à la petite école et dont il ne s’était jamais vraiment guéri. Le nombre de conneries qu’il avait faites à cause des effets secondaires de ce virus était incalculable. (Nous préférons ne pas aller plus loin sur le sujet) Par contre, il trouva le courage de prendre l’une de ses couettes de cheveux dans sa main et de lui dire en même temps «qu’est-ce que t’es belle avec tes couettes!» C’était sa manière à lui de la complimenter. Elle fut touchée et rougit un moment en balbutiant des mots inintelligibles. Nous croyons qu’elle ne s’attendait pas à se faire dire ce jour-là qu’elle était belle alors qu’elle avait rapidement attaché ses cheveux avant de quitter son logement avec sa pile d’affiches sous les bras. Ce faisant, elle apprit une fois de plus que pour lui, les plus belles femmes du monde étaient justement celles qui doutaient le plus de leur beauté. Il préférait en effet les femmes sans fard et sans artifice. Il avait toujours considéré le maquillage féminin comme un leurre ou, à la limite, comme une preuve d’un manque de confiance. D’ailleurs le mot le disait : maquillage! Par association : camouflage, dissimulation, déguisement... On ne maquille jamais que ce que l’on veut cacher. Il se disait que le verbe mentir était un synonyme de maquiller en ce sens où l’on peut très bien maquiller un visage de la même manière que l’on peut maquiller une vérité. Il se dit aussi qu’il devait commencer à couper l’alcool et à se remettre à faire du sport parce que franchement, ses idées partaient trop souvent en couilles. De ce côté-là, et à la lumière de ces dernières réflexions, nous ne pouvons qu’être d’accord avec lui.

En revoyant cette fille dans ce Café, il réalisa une fois de plus que son monde à lui, celui qu’il aimait par-dessus tout, était habité d’êtres humains qui n’étaient pas vraiment adaptés pour cette société. Ses amis, ses partenaires de vie, ses complices, ses frères et ses soeurs d’opinions étaient exactement comme lui, comme elle, c’est à dire des marginaux incapables de bêler avec le troupeau; des rebelles de tout; des incapables financiers; des rêveurs impénitents; des je-m’en-foutistes de vos règles et de vos dogmes; des économes du superflu; des allergiques des plans de retraite; des consommateurs de la seconde qui passe; des assoiffés d’absolus; des affamés d’une  liberté totale qui n’existe que dans leurs têtes. C’est pour ça que lorsqu’on croise ces gens dans la rue, ils semblent toujours si dépressifs. 

Elle habitait un logement exactement comme le sien, rien de neuf, que du seconde main, tout vieux, tout glané chez l’un et chez l’autre. Chez elle ça sentait le thé vert et le vieux bois qui craque quand on marche dessus. Elle avait un hamac sur son balcon où elle adorait relire L’Insoutenable Légèreté de l’Être l’été, quand les dérèglements climatiques faisaient suer les briques de sa maison. Quand elle se sentait heureuse, elle y lisait De l’Inconvénient d’Être Né en se disant que la crainte de la mort n’est en fait qu’une angoisse refoulée venant du traumatisme de la naissance. (Mais nous ne nous éterniserons pas sur ce sujet) Des affiches de cinéma et de spectacles de poésie sur les murs comme unique décoration. Des livres partout. Kundera, Brecht et Le Clézio comme colocs, silencieux compagnons de vie. Tapis Indien, cela allait de soit. Et puis aussi un chat. Les filles qui vivent seules ont toujours un chat. Parfois deux quand elles sont vraiment seules. Du tabac à rouler sur la table du salon. Table de salon qui n’était qu’une planche déposée sur des colonnes de briques. Des plantes vertes faciles à vivre. Une guitare dans un coin.  Une pile du Devoir et quelques exemplaires du Voir. Une fille intemporelle dans un logement intemporel. Il se disait que du fond de ses années de CEGEP au début des années ’80, aurait-il été projeté 30 ans plus tard pour atterrir dans ce logement du 21e siècle qu’il n’aurait pas trouvé d’anachronisme. Des filles comme elle dans des logements comme celui-là, il en existera encore dans mille ans. Bohème comme disent les bourgeois. Elle ne croyait en rien, ou alors en l’amitié, mais surtout pas à Dieu qu’elle avait jugé coupable par contumace pour toute cette part de merde qui les entouraient. 

- Si tu le juges coupable, c’est qu’implicitement, tu admets qu’il puisse exister. 
- Coupable par contumace j’ai dit! Ce qui est relatif à l’absence. C’est une image. Ça revient à dire qu’il pourrait tout aussi bien être coupable parce qu’il n’existe pas, et coupable encore par le rôle que lui font jouer les hommes. 

Jamais l’humanité n’avait été aussi proche de son extinction et pourtant l’homme moyen poursuivait son petit bonhomme de chemin sans se soucier que l’on puisse encore avoir le culot de lui vendre des Dodge Ram plus gros que des porte-avions. Et l’homme moyen n’y voyait rien d’inconvenant là-dedans. C’était une pensée déprimante qu’ils partageaient tous les deux. Un jour, alors qu’ils étaient sur la même chaloupe à pêcher la truite, il lui dit que l’être humain lui faisait penser à ces lemmings qui se lançaient par milliers dans la mer pour ensuite nager vers l’horizon jusqu’à la noyade. Elle sourit un moment avant de lui répondre et prit même le temps de ramener sa Toronto Webbler à laquelle il lui avait attaché un fil d’environ douze pouces de long qui se terminait tout au bout par un lombric empalé finement par un hameçon No 6. Elle déposa sa canne à pêche, se roula une clope et lui répondit. 

- Cet aveuglement n’est peut-être pas si involontaire après tout. Quand on y pense, c’est peut-être un refus inconscient d’accepter la finalité de toute chose ici bas. 

Le soleil brillait dans le ciel et rien ne laissait supposer qu’il se mettrait à imploser d’ici quelque 4 milliards d’années. (Probablement un lundi) À tout hasard, ils avaient apporté leurs maillots de bain, mais une légère brise venue du nord rendait toute idée de baignade quelque peu rébarbative. Comme on dit, c’était un peu frisquet. Parfait pour la pêche certes, mais pas vraiment pour sauter dans un liquide en forme de lac. Lamartine aurait sans doute écrit que ce n’était pas chaud pour la pompe à l’eau.

- Ce qui me gosse, ajouta-t-il, c’est que tout le reste de la planète continue à jouir de la vie sans soucis du désastre annoncé, de la même manière que ces passagers du Titanic qui dansait sur un pont qui tanguait pourtant un peu plus vers l’avant. Tu sais, j’aimerais bien quelquefois avoir la même inconscience que certains de nos contemporains. Ça  semble si agréable d’être con. Si léger au quotidien. 

Elle rit. Elle adorait chez lui ce type d’humour nihiliste, elle qui pourtant croyait en l’amour et à l’espoir du genre humain. Elle était du genre à se prendre la tête pendant toute la soirée sur des fils de discussions Facebook pour argumenter avec des cons, des racistes, des conservateurs et tout un tas d’autres allumés du même genre, perdus dans leurs dogmes réconfortants. Il trouvait qu’elle perdait son temps, mais elle lui répondait que si elle parvenait à faire réfléchir ne serait-ce qu’un seul de ces tristes cons, c’était une petite victoire pour la suite des choses. 

- L’ignorance est le pire fléau de l’humanité, lui répondit-elle avec la cigarette au coin des lèvres et en relançant sa Toronto Webbler à l’eau.

Un joli lancer qui alla frôler les joncs dorés qui se balançaient sur le bord du lac, exactement là où il aurait lui-même lancé son leurre. Elle avait appris très rapidement et il n’était pas peu fier de son élève. Et dire que le matin même, alors qu’il était passé la prendre chez elle, elle n’avait encore jamais tenu de sa vie une canne à pêche dans ses mains. Pour toute dire, elle était beaucoup plus préoccupée par le type de chapeau qu’elle allait porter que d’appréhender  les techniques complexes du maniement efficace de la gaule. Il lui avait dit la veille de penser à bien se couvrir la tête, qu’une journée ensoleillée dans une chaloupe c’était l’équivalent de deux soleils qui te tapaient dessus; une fois par le ciel, une fois par les réverbérations du lac. Assise dans son espèce de futon qui lui servait de sofa, et pendant qu’il ramassait ses mille sacs de provisions et de vêtements qu’elle avait préparés pour ces deux jours, elle lui fit une manière de défilé de chapeaux auxquels elle avait pensé à apporter. Elle voulait avoir son avis de pêcheur expérimenté. Elle lui en montra toute une collection qui partait de la simple casquette Mao et qui se perdait dans les méandres du design moderne et même post-moderne, chapeaux de paille inclus. Finalement, elle fit son choix et sur la trentaine, n’en garda que trois, des fois que. «Des fois que»... phrase incomplète, mais incontournable prononcée par les filles quand elles font leur valise à la veille d’un départ. Un pull de laine? Mais on est en juillet en pleine canicule! «Oui, mais des fois que la soirée serait fraîche!» Un imper? Mais ils annoncent du beau temps pour les sept prochains jours! «Oui, mais des fois qu’ils se seraient trompés!» Une robe? Mais on s’en va pêcher dans les bois! «Oui, mais des fois qu’il y aurait bal au village de St-Zénon!» Il était à peu près 6h du matin et ils avaient environ 2 heures de route à faire avant de se rendre au chalet pour récupérer le moteur, puis une autre heure de route supplémentaire avant de se rendre au lac. Ils allaient coucher au chalet le même soir et ne revenir en ville que le lendemain avant la fin de l’après-midi parce qu’elle avait un spectacle de poésie à préparer. Donc, en tout et pour tout, une nuit et une journée et demie d’absence. Pourtant, elle avait avec elle l’équivalent d’une poche de hockey remplie de vêtements, trois chapeaux, quatre paires de chaussures et cinq sacs de bouffe. Les filles sont comme ça se dit-il en riant. C’est pour ça qu’on les aime quand on n’est pas en couple parce que c’est mignon comme tout et que ça nous fait rire. Puis, en descendant et en remontant trois fois les escaliers de son appartement pour stocker ses effets dans sa Toyota Tercel toute pourrie, il se dit que c’était aussi exactement pour ça qu’elles nous font chier quand on est couple parce qu’il n’y a plus rien de mignon quand tu cohabites 365 jours par année avec une personne qui emporte avec elle l’équivalent du contenu d’un bungalow juste pour une fin de semaine de pêche. Non, mais! Son barda à lui? Ça tenait dans un petit sac à dos, bouffe et vin inclus. Tout au plus avait-il emporté une débarbouillette en extra pour se laver la poche. «Des fois que» 

«Je ne suis pas d’accord» lui dit-il après avoir suivi des yeux l’arc de cercle qu’avait formé sa Toronto Webbler mi-bleu mi-argent avant de tomber à l’eau en faisant un joli «splatch» symphonique. Décidément se dit-il, elle apprenait drôlement vite la coquine. 

- L’Ignorance est une chose, mais le refus de savoir en est une autre. Pour moi, le plus grand désastre de l’humanité n’est pas autant l’ignorance que le refus de savoir. L’abnégation volontaire est le plus grand danger qui nous guette.

Après ces mots, elle s’esclaffa si fortement que cela fit tanguer dangereusement l’embarcation de gauche à droite. Une lame de fond n’aurait pas fait pire. Dans un geste instinctif, il s’agrippa aux rebords de la chaloupe jusqu’à ce qu’elle cesse de rire. 

- Ça, c’est Simone de Beauvoir! Plagieur!

En effet, il avait depuis longtemps cette citation en tête et attendait depuis des années le bon moment pour la placer dans une conversation. Malheureusement, il tomba sur une fille qui avait tout lu de Beauvoir à 14 ans. Il avait complètement raté son coup. Il se sentait tout con. Pourquoi n’avait-il pas pris la peine de commencer sa phrase par «Comme a dit Simone de Beauvoir....» En plus, ça aurait fait tellement plus intello! Il n’y a en effet rien de tel que de glisser une citation dans une conversation pour passer pour un mec cultivé. C’était une chose qu’il savait pourtant. Il s’était planté royalement. Mais fort heureusement, au même moment, une truite vint le sauver du malaise absolu en mordant à l’hameçon No 6 de son amie. 

- J’en ai une autre!!!!!

Elle sortit une belle mouchetée qui n’en finissait plus de se débattre au fond de la chaloupe. Jusqu’à ce moment là, et comme tout bon guide de pêche, c’était lui qui avait nettoyé toutes les prises de la journée. C’est lui qui lui avait décroché ses poissons, qui leur avait cassé le cou pour les tuer, qui les avait éventrés avant des les vider proprement. Mais bonne élève jusqu’au bout, elle lui avait dit la veille que tant qu’à apprendre le passe-temps de pêcheur, elle allait l’apprendre de A à Z, zigouillage de truites inclus. Aussi, quand il vint pour tuer la truite, elle l’arrêta net et lui ordonna de la lui refiler pour qu’elle puisse apprendre l’art millénaire de tuer sa proie. 

- Tu vas être capable de la tuer toi-même? 
- J’ai dit que j’allais tout faire ce que tu feras. Je vais donc la tuer moi-même. 

Voilà une fille géniale, se dit-il en lui refilant la poisseuse condamnée à mort. Une vraie de vraie. Elle prit précautionneusement le poisson entre ses mains de poète, fit une grimace douloureuse, le regarda quelques secondes. Un doute venait de la traverser. 

- On va la manger n’est-ce pas? 
- Bien sûr. 
- Non, mais je veux dire, je vais la tuer parce qu’elle va nous nourrir non? 
- C’est ça le but.
- De toute manière, si ce n’est pas moi, c’est toi qui va le faire n’est-ce pas? 
- 100% sûr. En plus c’est une belle que tu viens de prendre. Ça nous fera deux beaux filets. Avec un zeste de citron, ça sera génial. Mais bon, tu fais ce que tu veux. Sauf que si tu la rejettes à l’eau, c’est certain, t’es plus mon amie. 

Elle prit un long moment, puis dans un geste sec, brisa entre ses mains le cou de la truite, exactement comme il lui avait montré. Du sang s’échappa des branchies. Instinctivement, elle écarta ses cuisses pour ne pas en être aspergée. La mise à mort se fit ainsi proprement. Mais son visage dessinait quelque chose qui ressemblait à une douleur. Ou alors à un doute. Ou alors à des questionnements très intenses. De toute évidence, elle venait de poser un geste qui l’avait remuée profondément. Délicatement, elle déposa ensuite sa proie sur le banc de la chaloupe et la contempla en silence. Mis à part les fourmis et les araignées de son enfance, c’était la première fois qu’elle procédait à une mise à mort d’un être vivant. À quoi pense-t-elle, se demandait-il? Il n’osa interrompre son silence tant son visage était empreint d’une singulière émotivité. Après un moment, il la vit placer ses deux mains par-dessus sa proie et les balancer doucement, lentement de gauche à droite comme une chamane de pacotille qui se mettrait à se pénétrer de l’âme de la défunte. Cette fois, c’est lui qui eut un doute. Cette fille finalement, il ne la connaissait pas vraiment. Il s’étaient vus une fois seulement avant cette journée de pêche. Le temps d’un café. Si ça trouvait, il était tombé sur une dingue qui passait ses temps libres à tâter du cosmique et à tripatouiller dans les karmas. Le genre à adopter les acariens des draps de lit pour ensuite les réinsérer socialement. Allez savoir! Il y a tellement de fuckés en liberté. Il risqua une question. 

- Oh! Ça va? 

Elle cessa de bouger ses mains, leva les yeux vers lui puis se mit à rire. D’accord, c’était une blague. Il préféra ça.

- Avoue que je t’ai fait peur. 
- Tabarnak, ne me refait jamais ça ou alors je te criss à l’eau. T’es certaine que ça va? 
- Mais si! Allez, passe-moi ton couteau. 

Il lui refila son couteau de pêche personnel, un Rapala avec crosse en plastique dur que sa fille lui avait acheté pour son anniversaire. La lame en acier inoxydable que t’as pas intérêt à mettre ton doigt dessus pour tester l’affûtage sinon mec, tu te fais couper le doigt. La marque Rapala, c’est pas pour les lopettes. Elle l’avait si bien observé depuis le matin chaque fois qu’il nettoyait les prises. Aussi, très lentement comme font toujours les élèves quand ils appliquent pour la première fois les leçons apprises, elle refit les mêmes gestes que lui. Elle planta la pointe du Rapala dans l’anus de la truite et la remonta délicatement jusqu’aux ouïes qu’elle détacha ensuite par une action combinée qui fit un gauche-droite fort efficace. Elle était très fière d’elle. 

- Pas mal n’est-ce pas? 
- Pour une première, c’est génial. T’apprends vite dis-donc. 
- Je déteste dépendre des autres. J’observe, j’apprends et ensuite j’applique. 

Elle déposa précautionneusement le Rapala sur le banc de la chaloupe, empoigna la truite visqueuse dans ses mains et enfonça ensuite ses deux pouces à l’intérieur du ventre de la petite bête et procéda à une éviscération artisanale parfaite. 

- Fuck! Regarde, c’était une femelle!

Elle venait de trouver une ligne de caviar plantée dans les flancs de la truite. Ça surprend toujours la première fois. Mais pas autant que lorsque tu découpes l’estomac d’un brochet et que tu trouves des petits mulots, des petits poissons, des petits canetons à demi momifiés par l’effet de la digestion. Là oui, ça surprend grave. 

Ils passèrent le reste de la journée à pêcher et quand ils atteignirent leur limite de 14 truites permises dans cette réserve faunique, ils décidèrent de ranger définitivement leurs cannes à pêche et de se laisser dériver paresseusement sur le lac en somnolant dans la chaloupe comme des Pachas au chômage. C’était l’été et ils profitèrent de chacune des secondes qui passaient en ayant la certitude qu’ils vivaient en ce moment précis une liberté absolue. Allongés dans cette chaloupe plantée au beau milieu d’un lac qui se trouvait à une centaine de km du premier village peuplé d’humains, ils appréciaient la vie. Ils restèrent ainsi au moins une heure. C’est pendant cette heure de pur farniente qu’ils apprirent réellement à se connaitre. Ils parlèrent de leur vie, de leurs amours passés, de leurs espoirs, du printemps fabuleux qui venait de se terminer. D’ailleurs, elle et lui portaient encore leur carré rouge au beau milieu de ce lac, non plus comme une revendication sociale, mais comme un état de fait. Ils étaient des carrés rouges comme d’autres étaient roux, portaient des lunettes ou étaient droitiers. Avant de quitter leur maison le matin, ils s’assuraient toujours d’épingler ce symbolique bout de tissu à leur boutonnière comme on s’assure d’avoir son porte-feuille dans sa poche. Ce printemps érable qui s’achevait lentement avait montré au grand jour la fracture qui existait dans leur société. Pendant des semaines, ils purent en effet constater que leurs médias de masse leur mentaient, que leurs élus leur mentaient, qu’une large partie de la population gobait autant les mensonges de l’un et de l’autre sans chercher à voir plus loin que le bout de leur haie de cèdres, que leur police n’était pas là pour les protéger, mais pour servir de bras politique à leurs élus, comme des chiens de garde dressés pour l’attaque, amputée de toute réflexion, protégée par le pouvoir. Pendant ce printemps historique, la police s’était révélée en effet dans sa plus sordide réalité, frappant, poivrant, gazant, humiliant, insultant et torturant des centaines de citoyens qui n’avaient fait qu’exercer leur droit d’être en désaccord. Depuis le printemps, et comme des centaines de milliers de Québécois, ils n’avaient plus confiance en eux. Pire! Désormais, ils les craignaient. Il avait suffi que de quelques semaines de ce conflit pour que la réputation des policiers en soit entachée pour au moins une génération.

Ils quittèrent le lac satisfaits de leur journée, mais tout de même un peu à regret. Des journées parfaites comme celle-ci, il en arrivait très rarement dans une année. Ils auraient tellement voulu la prolonger. « On reviendra », dit l’un des deux. C’est en effet tout ce qu’il reste à dire dans un moment comme celui-là. 

De la voiture jusqu’au lac, il y avait un court portage d’environ deux minutes à faire sur un long dénivelé. Le matin, le transport du matériel jusqu’à la chaloupe était facilité par le fait que cette pente descendait jusqu’au lac. Mais en fin d’après midi, il fallait bien la remonter et il leur semblait que le même matériel avait pris quelques kilos de plus pendant la journée. Galant homme et guide de pêche émérite, c’est lui qui se chargea de remonter les plus lourds effets, notamment la batterie du moteur électrique qui au bout de son bras un peu trop maigre semblait aussi lourde qu’un cheval mort qui n’en finissait plus d’agoniser. Quant à elle, il lui laissa les machins plus légers, question quand même de ne pas passer pour un beau dégueulasse. Déjà qu’ils ne se connaissaient qu’à peine... 

Et c’était tout à fait vrai : ils ne se connaissaient presque pas. Quand il était passé la prendre chez elle le matin de ce jour de pêche, ils ne s’étaient vus que le temps d’un café quelques jours plus tôt. Une histoire assez particulière et tout à fait contemporaine. Nous avons dit plus haut qu’ils s’étaient connus sur un fil de discussion politique sur Facebook. Le sujet concernait le dernier article d’une chroniqueuse vedette de La Presse. Dans cet article, la journaliste avait évoqué l’intransigeance de certains Québécois de souche face aux Québécois d’origine arabe. Cela avait fait beaucoup de bruit et beaucoup de choses blessantes avaient été dites sur la journaliste en question. (D’ailleurs, et permettez-nous cet aparté, mais par un curieux concours de circonstances dont il nous serait difficile de résumer ici, il se trouvait que le mec de notre histoire avait plusieurs fois parlé à cette journaliste. Pour faire court, disons simplement que dans le cadre de leur travail respectif, l’un et l’autre s’étaient mutuellement aidés à se mériter du galon. Elle en se faisant offrir un front page qui avait alimenté l’actualité pendant plusieurs jours, et lui, par les effets collatéraux de ce même front page, une chouette réputation de syndicaliste actif doté d’un potentiel de déstabilisation directionnel massif. Sans la connaître intimement, il la connaissait tout de même suffisamment pour savoir que c’était une personne intègre et digne de confiance. Aussi, de la voir se faire si vertement varloper dans les réseaux sociaux provoqua en lui une douloureuse sensation. À tel point qu’il avait pris la peine de lui écrire un petit mot d’encouragement. Bien sûr, il eut droit à une sympathique réponse de la journaliste en question qui n’avait pas oublié son nom quand elle le trouva affiché dans la boîte de réception de son courriel. Fin de l’aparté. Un jour, si vous êtes gentils, nous vous raconterons en détail cette cocasse collaboration. Mais pour l’instant, et si vous le voulez bien, revenons à notre histoire et refermons cette parenthèse parce qu’il commence vraiment à se faire tard) Le fil de discussion Facebook qui s’alimentait de l’article de la journaliste n’était en fait qu’un  interminable défoulement primaire vomi par cette caste de furieux nationalistes frileux qui font honte au mouvement indépendantiste québécois. Quand il tomba sur cette page, il réalisa qu’une seule personne prenait la défense de la journaliste et c’était cette fille au nom italien (Corse en fait) Il y alla de ses coups d’épée de chevalier errant, planta deux ou trois répliques assassines, épaula en quelque sorte la défenseur esseulée. Le même soir, ils s’écrivaient sur leur compte respectif, elle pour le remercier, et lui pour lui dire qu’elle perdait son temps avec ce genre de morons. Ainsi débuta leur correspondance qui allait continuer le reste du printemps et dans laquelle ils échangèrent longuement sur les événements du moment. De ces textes échangés, il s’en échappait beaucoup de mots d’espoir alors que des rues de leur ville, montait une odeur permanente de gaz lacrymogène. Le soir, quand ils s’écrivaient sans ne s’être jamais rencontrés, l’un et l’autre planté dans leur quartier respectif, ils étaient en quelque sorte déjà unis par l’hostile vrombissement des hélicoptères de la loi et de l’ordre qui traquaient à vol d’oiseau le festif tintamarre des casseroles pacifiques. Symboliquement, la rue appartenait à l’Homme et le ciel aux loups. On ne sait trop comment, il parvint à glisser une histoire de pêche entre deux épanchements désespérés sur la condition humaine. Mais il fut agréablement surpris de voir dans sa réponse qu’elle adorerait essayer. Sautant sur l’occasion, il la relança aussitôt en s’offrant gratuitement comme guide de pêche, lui faisant miroiter du même coup l’image paradisiaque d’un lac isolée en pleine forêt avec un tas de truites nageant sous leur chaloupe. Elle accepta! Les courriels qui suivirent furent exclusivement consacrés à la préparation de cette journée. Mais environ une semaine avant ladite journée, elle lui écrivit un message plutôt sympathique où elle lui confiait qu’elle venait de réaliser qu’elle partait pêcher dans un lac perdu se trouvant à des km au coeur d’une forêt avec un type qu’elle n’avait jamais vue et que, bien qu’elle s’était toujours fiée à son instinct, elle lui avoua sans détour qu’elle trouvait tout de même l’idée un peu surréaliste. Il voulut la rassurer et lui dit avec cet humour qui n’appartient qu’à lui qu’il n’était pas du genre à kidnapper des femmes pour ensuite aller les dépecer en forêt, qu’il n’avait pas non plus de bras dans le front ni de tentacules visqueux sur la tête, mais que si ça pouvait la rassurer, il serait très content de partager un café avec elle avant le départ pour la pêche, question de lui démontrer qu’il était un type à peu près normal, sauf peut-être pour sa propension désagréable à toujours mettre dans la balance des équations humaines le fait que ce soleil qu’on apprécie tant parce que finalement, c’est lui qui donne la vie ici-bas, finira tout de même par s’éteindre dans 4 milliards d’années. Surement un lundi. Ils se rencontrèrent donc dans ce même Café dont nous avons parlé plus haut et pendant toute une heure ils purent ainsi faire connaissance en se regardant parfois dans les yeux, mais pas trop, parce que bon, c’est quand même un peu intimidant la première fois. Le fait qu’il ne fut pas bossu boiteux avec des tics nerveux qui lui auraient fait des convulsions effrénées au niveau de la lèvre supérieure la sécurisa beaucoup. Et lui aussi du même coup. Néanmoins, il s’était gardé une petite gène pour ne pas lui révéler qu’il adorait le hockey, mais en avait plutôt profité pour glisser finement dans sa conversation quelques allusions littéraires d’écrivains obscures, question de l’impressionner grave. Elle était quand même une fille de lettres et il jugea ainsi plus approprié de lui parler des poèmes de Patrick Coppens que de l’entretenir inutilement sur le coup de patin erratique de Scott Gomez. Cela lui fut profitable puisque trois jours plus tard, à 6h du matin, il cognait à sa porte  et quittèrent ensuite la ville pour aller pêcher des truites et du bonheur tout plein. (Quand on vous disait que cette narration n’allait pas être facile à suivre, on ne déconnait pas). 

Sur le chemin du retour, il mit une cassette de Bob Dylan dans son lecteur. Oui, nous disons bien une cassette parce que justement sa voiture était si vieille qu’elle n’aurait jamais survécu à une greffe MP3 ou même à celle plus rustique encore d’un lecteur CD. Sur cette route de terre toute cabossée qui serpentait nerveusement au coeur de la forêt, leur moment de vie partagé avait un avant-goût de ce à quoi pourrait ressembler la liberté. Ils étaient tous les deux assez vieux et avaient chacun vécu moult tracas dans leur vie respective pour savoir apprécier des moments comme celui-ci. Aussi, ils ne ressentaient aucunement besoin de parler pour meubler artificiellement les silences. Cela confirmait cette rapide complicité fécondée à leur insu par une fièvre printanière et accouchée peu après sur une plate-forme virtuelle. Tous les deux s’appréciaient encore mieux en vrai. Le feuillage filtrait les rayons d’un soleil d’été qui venait d’entreprendre son ultime descente avant de fondre dans l’horizon. Ils étaient exténués, fatigués, et riaient pour des riens. Elle avait retiré ses chaussures et avait passé ses grands pieds de grande fille à l’extérieur du châssis en tentant au passage de capter entre ses orteils les feuilles envahissantes qui fouettaient la taule de cette sympathique Toyota Tercel toute pourrie. Voyant cela, il sourit et ralentit sa vitesse, donna légèrement sur sa droite pour coller sa voiture près de la verdure qui bordait la route, offrant du même coup à sa rigolote passagère de meilleures chances pour cueillir entre ses doigts de pied la feuille convoitée. Ce qu’elle fit peu après avec une brillante adresse. Elle riait aux éclats en lui montrant sa prise chlorophylle qui lui couronnait le gros orteil. Au même moment, et comme le hasard fait souvent bien les choses, Bob Dylan chantait I Want You



Quand ils arrivèrent au chalet, ils étaient déjà morts de fatigues. Mais il restait à bouffer et à boire. Cela contribua à leur redonner de l’énergie. Pendant qu’elle s’occupa de la salade, il alluma le barbek à grand renfort de cocottes de pins et de petit branchage qu’il glana ça et là sur son terrain. Il détestait utiliser du vulgaire allume-feu comme le font généralement les gens normaux. Il revendiquait en effet sa marginalité jusque dans la manière d’allumer des briquettes de bois. Pendant que le feu prenait, il retourna dans la cuisine et s’occupa personnellement de préparer comme il convient les incontournables tites pétakes brunes qui accompagnent ce genre de plat. Ce faisant, il accepta la coupe de blanc que son ami lui offrit et trinquèrent au succès de cette journée. 

La bouffe fut magnifique et nous pouvons assurer le lecteur que rien ne fut gaspillé. Ni le vin, ni les truites. Ils mangèrent et burent jusqu’à tard dans la nuit. Leur conversation ne connut aucun silence, si ce n’est celui qu’imposait par moments la respiration des nouveaux flacons qu’ils ouvraient. Étaient-ils saouls quand vint le moment de se coucher? Oui, bien sûr. Mais nous pouvons affirmer avec certitude que malgré leur état, il se comporta comme un parfait galant homme et ne profita même pas du fait qu’elle était joliment pompette pour tester une approche sociale plus substantielle. Bon mec jusqu’à l’os, il lui offrit même la meilleure des deux chambres, se contentant honorablement de celle avec le sofa-lit et qui fait mal un peu dans le dos quand on dort au milieu. Et juste avant de s’endormir, et parce que son chalet était tout petit, il s’envoya des autosuggestions dans son cerveau qui ressemblaient à autant de prières pour ne pas péter pendant son sommeil. Le genre de détail capital dans une nouvelle complicité homme femme, mais que pour des raisons obscures, jamais aucun roman d’amour n’en fait mention. On se demande bien pourquoi. 

Le lendemain matin, il se réveilla avant elle et lui prépara le café. Quand il la vit surgir de la chambre, sourire aux lèvres, ses longs cheveux noirs décoiffés qui n’en finissaient plus de tomber sur ses épaules, ses petits yeux encore tout endormis qu’on aurait dit des amandes bonnes à manger parce que riches en glucides, il la trouva encore plus belle que la veille et se félicita d’avoir osé lui proposer cette journée de pêche. Cette seule vision venait de faire son été. Une fille qui se couche ou une fille qui se lève, deux images de beauté qui le remplissaient toujours d’un bonheur incommensurable. Alloooooo lui dit-elle en allongeant volontairement le «o» comme on le fait parfois pour glisser une douceur dans l’instant du moment. Bonne idée le café ajouta-t-elle en venant respirer les parfums qui émanaient de la cafetière expresso. Ils le prirent à l’extérieur, près du lac où il ne manqua pas de la prendre en photo tant il la trouva belle. Il était assis à sa table de patio et elle restait debout, fixant le lac et le paysage en tenant sa tasse à deux mains comme pour se les réchauffer. 

- Tu sais que tu es crissement belle le matin? 

Elle sourit en relevant les épaules, manière de lui dire qu’elle n’en croyait pas un mot. Tu les enverras sur Facebook, lui dit-elle en parlant justement des photos. Il lui confia que ce n’était peut-être pas une bonne idée, que ça allait sans doute créer des cancans. Elle le regarda en souriant et lui répondit «Si tu savais comment je m’en fous» Il trouva cette réponse tout à fait légitime et lui promis qu’il le fera dès qu’il aura accès à l’internet. Ils se firent un petit déjeuner tout ce qu’il y a de plus sympathique, avec plein de fruits et de fromages, pains grillés tartinés de bonheur tout simple d’être heureux. Ils remballèrent leurs effets en fin de matinée et revirent à Montréal sous une canicule insupportable. Ils n’allaient se revoir que sept mois plus tard. 

Quand elle entra dans le Café, ni elle ni lui ne s’étaient vus. Elle parce qu’elle alla directement dans la pièce du fond pour y coller l’affiche de son prochain spectacle et lui parce qu’il s’était isolé du reste de la planète grâce à son Mac. Ce n’est qu’en revenant sur ses pas, une fois l’affiche collée, qu’elle l’aperçut, dos voûté et bronzage cathodique. Elle fit un crochet sur sa droite, traversa la pièce entre les tables et vint se planter droit devant lui. Il leva la tête et vit la sienne, souriante avec des yeux pétillants. Elle avait un sourire qui lui fit dire que finalement, cette vie n’était pas si moche après tout. Il retira aussitôt ses écouteurs parce que ce n’était pas poli et lui signifia du même coup son plaisir sincère de la revoir après ces longs mois d’absence. Elle s’assied sans lui demander la permission, mais il était bien content qu’elle le fasse. Elle lui dit qu’elle n’avait pas beaucoup de temps parce qu’elle avait encore des tonnes d’affiches à coller dans tout ces Cafés du quartier. «Comment ça va?» lui demanda-t-elle en déposant ses deux coudes sur la table et en avançant son visage vers le sien, question de lui planter son regard à bout portant dans ses pupilles de grand blond châtain mal rasé. Ils se donnèrent des nouvelles et tous les deux, sans se l’avouer, trouvèrent étrange de se redire des choses de vive voix qu’ils connaissaient déjà pour se les avoir écrites sur des réseaux  sociaux virtuels. Leurs sept mois d’absence leur paraissaient ainsi quasi nuls par le fait qu’ils ne s’étaient jamais réellement perdus de vue. Ils avaient échangé des mots sans voix et sans parfum, sans regard ni touchés. Ils étaient de cette génération qui avait appris à vivre dans le réel avant de connaître le virtuel et ils s’étonnaient chaque fois du décalage factuel qui pouvait désormais exister dans une amitié. Il pensa : «Je t’ai vu physiquement évoluer par tes photos, j’ai lu tes mots, j’ai suivi ta pensée, j’ai vu des images de tes spectacles, mais je ne t’ai pas physiquement revue depuis juillet. Et là, je me retrouve devant toi sept mois plus tard et tu demandes de mes nouvelles que tu connais déjà. Quelle est la part de la vraie réalité dans tout ça? Ton sourire est pourtant si joli quand il se déploie dans le réel.»