samedi 22 décembre 2012

Goya


Comment interpréter une oeuvre d’art? Comment la critiquer? Comment la regarder? Comment la comprendre? 
J’ai souvent ces conversations avec mon pote Éric qui se définit lui-même comme un inculte dans le domaine. Comme beaucoup de gens, il se croit incapable de comprendre une oeuvre au-delà de la première image qu’elle renvoie. Alors que c’est faux. Tout le monde peut comprendre, tout le monde peut critiquer et tout le monde peut interpréter. 
Un jour, je l’avais amené au musée pour lui montrer une expo d’Otto Dix, un peintre à part qui participa à la Première Guerre principalement pour y peindre l’horreur de la guerre et son absurdité. Il en sortira profondément marqué et toute son oeuvre par la suite en sera grandement influencée. http://www.ottodix.org/
Éric est un passionné d’histoire, surtout par les deux grandes guerres. Je m’étais dit que cette expo était pour lui. Je ne m’étais pas trompé. Je ne dirai pas qu’il est devenu un passionné de la peinture, mais je sais que j’ai éveillé en lui un certain intérêt pour la chose. Il lui arrive maintenant de commenter une toile que le hasard de nos pérégrinations place sur notre chemin. 

Un peu comme avec le vin, il faut d’abord se faire confiance. Lorsque l’on sent un vin, les odeurs qui s’en échappent évoquent en nous des souvenirs reliés à ces parfums. Pour moi, ce sera le cassis, mais pour mon voisin de table, ce sera plutôt les prunes. Qui des deux se trompe? Aucun puisque les sens, et notamment celui relié à l’olfaction, n’est qu’affaire de souvenirs personnels. C’est un jeu. 
Et il en va de même pour une toile. 
Laissons-nous guider par l’oeuvre et cherchons dans les détails cette petite note de fruit noir qui nous aurait échappé au premier nez. 
Je vous donne ici un premier cours 101 sur la manière de regarder un tableau. Ça vous va? C’est gratuit de toute manière. Ça sera mon cadeau de Noël. 

Prenons exemple de cette toile Tres de Mayo peinte par Goya. Observez là bien comme il faut avant de lire la suite de mon texte. Notez d’abord les gros détails qui vous sautent aux yeux, puis, dans un deuxième regard, cherchez les plus petits que vous n’auriez pas remarqués au premier abord. 
Allez-y. Pendant que vous vous exécutez, je vais en profiter pour aller me fumer une clope. Vous avez dix minutes. Pas plus sinon je déconnecte vos ordis tout en vous collant une dictée à la main. 



Bon, me revoilà. Vous avez bien regardé? Ok, on commence. 

Première question : que décrit la scène? 
Si vous répondez une exécution, vous avez parfaitement raison. Mais si vous répondez autre chose, c’est que vous êtes vraiment dans le champ et mieux vaudrait peut-être pour vous de ne pas lire la suite parce que vous allez vraiment vous emmerder. Parce que là, franchement, c’était facile. 

Deuxième question, un peu plus compliquée cette fois : quel est le point central de ce tableau? Autrement dit, vers quel endroit converge automatiquement votre regard? 

Si je dis vers le condamné à la blouse blanche, on est d’accord? 
Parfait, continuons. Vous êtes bon. 

Ce qu’on vient de voir, ce serait l’équivalent de la couleur du vin ainsi que sa robe. Les deux trucs les plus fastoches à décrire. Maintenant on va passer tout de suite aux machins plus complexes. Suivez le guide et faites attention à la marche. 

Pourquoi Goya a-t-il habillé son personnage central d’une blouse blanche? 
Ici, vos réponses sont aussi bonnes que les miennes, pour peu que vous ne déconniez pas. 
Pour ma part, je vois trois raisons. Et toutes trois sont bonnes parce que ce sont les miennes. Vous en auriez trois autres totalement différentes qu’elles seraient tout aussi bonnes. Faites-vous confiance, merde!

Première raison : Technique. 
En le peignant en blanc, il détonne du reste des deux groupes. Il l’isole. Notre oeil va directement sur lui. Goya veut que son message passe par ce personnage. Quel message? On regardera ça plus tard nom de Dieu. Concentrez-vous un peu et ne cherchez pas à sauter des étapes. Pour le moment, on tient une piste. C’est très bon. 

Deuxième raison : Symbolique. 
Le blanc fait penser à la pureté, à l’innocence, à la virginité. Du coup, notre inconscient nous dit que ce mec là, ben merde, il est sans doute innocent du crime pour lequel on est sur le point de le fusiller. Est-ce voulu? Peut-être que oui, peut-être que non. Mais on s’en fout. On a trouvé ça tout seul et on est drôlement fier. 

Troisième raison : Contraste. 
Tout est sombre, sauf deux choses. Le blanc de la blouse du condamné, et le sang des fusillés. Ça souligne une fois de plus que le type à la blouse blanche possède la clé du message de ce tableau. Nous sommes sur la bonne piste. Restons-y. 

Tiens, je rajoute un quatrième élément. La lumière. Le type est plus lumineux que la lampe au pied des soldats et qui sert à éclairer les condamnés. Ce qui est illogique. Le vêtement devrait éclairer moins que la lampe!! Mais justement, je cogite dans ma tête et je me dis que c’est voulu. Je me dis comme ça «La lumière des bourreaux éclaire moins que la pureté du condamné» Putain c’est fort! Et je viens de trouver ça là, maintenant! Fuck, je suis hot. 

C’est un jeu, je vous dis. Il ne faut pas se prendre au sérieux. Faut juste se laisser aller. Bon, continuons. 

On accroche d’abord sur le condamné à la blouse blanche, mais tout de suite après, on saute directement aux soldats qui pointent leurs fusils sur lui. Ensuite, malgré nous, notre oeil glisse le long des canons des soldats et revient sur le condamné. On vient de faire quoi là? La trajectoire de la balle qui va le tuer peut-être? Du coup, sommes-nous seulement spectateurs de cette scène ou ne sommes-nous pas un tout petit peu acteurs?
Hein! Je vous en bouche un coin là! Avouez que votre oeil a fait la même trajectoire que celle que je viens de décrire. De gauche à droite d’abord, puis de droite à gauche ensuite. Bang! Vous avez tiré sur le condamné. 
Bourreaux que vous êtes! 

Poursuivons, mais cette fois, encore plus en profondeur. Prenez une grande respiration, on va vraiment s’amuser. 

La position du condamné à la blouse blanche vous fait penser à quoi? À qui? 
Réfléchissez!

Réfléchissez encore. 

Bras en croix... condamné injustement à la mort... 
Ne voyez-vous pas qu’il ne lui manque qu’une croix de bois et une couronne d’épines? 
Ecce Homo! Voici l’homme! 

Plus je regarde cette toile, et plus je me dis que ce type offre sa vie pour sauver celles de ses camarades. «Tuez-moi, mais épargnez mes frères». 
Je me trompe? 
Peut-être. Mais c’est mon interprétation et elle vaut la vôtre. De même que la vôtre vaut la mienne. 
On ne s’en sort pas. 
Il y a indéniablement un clin d’oeil à Jésus ici, tant par la position christique du personnage que par cette impression de sacrifice dans une ultime tentative de sauver ses camarades. 
Et on ne doute plus du tout quand on observe de plus près ce détail saisissant : 



La blessure ressemble étrangement à un des stigmates du Christ. Résultat d’une balle de fusil ou d’un clou planté dans la paume selon vous? Si je vous avais simplement montré ce détail en gros plan en début de texte, il vous aurait été bien difficile de répondre. 
Pas con ce Goya. 

Du coup, les soldats n’en deviennent que plus horribles. On dépasse la politique et on touche du doigt la divine cause. Implicitement, on fait passer les armées de Napoléon, les bourreaux, comme une entité de l’antéchrist. 

Comme si ce n’était pas assez, au loin, on voit le clocher d’une église. Elle semble regarder le crime se commettre. D’ailleurs les deux fenêtres sous la toiture peuvent évoquer des yeux. Dieu regarde donc la scène? Était-ce un hasard ou était-ce pensé par le peintre? On ne saurait le dire, mais en combinant cette hypothèse avec celle de l’homme en croix, du stigmate, il est possible de croire que Goya y avait pensé. De plus, on voit deux angles au clocher. Celui qui donne du côté des bourreaux est dans la noirceur (les ténèbres?) tandis que celui du côté des victimes est du côté soleil levant. Du moins, une légère clarté nous le fait croire.
Dieu\ condamnés = la lumière. 
Le diable\ soldats = les ténèbres. 

Avouez qu’on s’amuse, que mon petit jeu est sympathique et que finalement, vous vous démerdez très bien. 

Allons-y maintenant en balançant tout ce qui nous vient par la tête, en vrac, dans l’ordre ou dans le désordre. 

Les autres condamnés ont des expressions qui rappellent la fresque du Jugement dernier de Michael Ange. Je balance ça comme ça, au hasard. Un peu comme si je venais de flairer une odeur furtive de cassis dans ce délicieux Bordeaux. 

Une large trainée de sang s’écoule en direction des bourreaux, juste devant la lanterne. On dirait une main qui s’apprête à happer les tortionnaires. Symbolisme ou hasard? Et si symbolisme, lequel? Je dirais quelque chose comme «le sang des innocents prendra la forme de la vengeance»  sachant que ce tableau fut peint en 1814, soit l’année de la première abdication de Napoléon, l’année de l’effondrement de l’Empire, et sachant que cet effondrement est dû en grande partie au bourbier espagnol dans lequel les troupes de Napoléon se sont enlisées, il n’est pas con de penser que Goya aura voulu signifier dans sa composition l’impériale déconfiture à venir par une clé cachée. 

Le soleil va se lever ou vient-il de se coucher? Je parlais du ciel un peu plus loin, laissant entendre qu’il représentait le crépuscule du matin. Comment ai-je pu affirmer avec certitude que c’était l’aube? Ne serait-ce pas plutôt le crépuscule du soir? Par quelle déduction en suis-je venu là? 
Pour deux raisons : 
1- Parce que je le sais, c’est tout.  
2- Parce que c’est un fait historique. Le soulèvement des patriotes espagnoles se déclara la veille, le 2 mai. Le général Murat réprima sauvagement ce soulèvement par un bain de sang qui, loin de mater le peuple, lui servira de bougie d’allumage pour un véritable soulèvement national. 

Pour la suite, je vous glisse des questions et je vous laisse vous démerder tout seul. Vous êtes déjà beaucoup plus forts que vous ne le pensiez au début. Et souvenez-vous : vos impressions sont aussi bonnes que les miennes. 

  • On ne voit pas les visages des soldats. Pourquoi? 
  • Pourquoi la ville en arrière-plan ne semble qu’à peine esquissée? 
  • Chez les condamnés, cherchez à identifier leur statut social ou leur métier. 
  • Il y a un prêtre. L’avez-vous trouvé? 
  • S’il voulait symboliser les souffrances du Christ, pourquoi Goya n’a-t-il pas donné le rôle central au prêtre justement? (Un indice ici : aussi incroyable que cela puisse paraître par le sujet de cette toile, Goya fut un temps le peintre officiel de la Cour de Joseph Bonaparte, roi d’Espagne et frère de Napoléon. Eh oui, pendant que le peuple se soulevait contre Joseph Bonaparte le 2 mai 1808, Goya payait son loyer avec un salaire donné par ce même Joseph. En 1808, Goya était un collabo. En 1814, tout juste avant la chute annoncée de Napoléon, il se fit résistant de la dernière heure. Les artistes qui touchent à la politique sont souvent ainsi : de grands hommes dans de bien petites personnes. 

On considère cette oeuvre comme la première résolument moderne de la peinture. Elle marque une cassure énorme avec ce qui se faisait à l’époque. Elle préfigure même les impressionnistes par ces détails à peine esquissés. Les traits grossiers, quasi caricaturaux des personnages étaient d’une audace hallucinante pour l’époque. Par comparaison, et toujours de Goya, regardez cette toile intitulée Dos de mayo peinte la même année et qui évoque le soulèvement décrit plus haut. 



Il s’est passé quelque chose dans la tête du peintre entre ces deux toiles. Bien que les bâtiments peints dans Dos de mayos annoncent l’oeuvre suivante, les personnages y sont rigoureusement peints de manière très classique, avec force détails. Mais dans Tres de mayos, là, on voit carrément l’éclatement. L’émotion du peintre prime sur la forme. Les conventions sont balancées aux chiottes. C’est une cassure énorme qui amènera une génération plus tard aux préimpressionnistes. L’autre équivalent aussi puissant en peinture sera les Demoiselles d’Avignon de Picasso.

Voilà, c’était chouette non? 

Bon d’accord, je vais me coucher. 

1 commentaire:

PierreR a dit…

Wow! T'es en feu! J'ai bien aimé aussi l'expo Otto Dix.