Raymondo, notre gardien de but du dimanche soir, est maintenant un employé non officiel de l’entreprise. Je dis bien «non officiel» parce qu’il doit encore passer ses 300 heures d’évaluation avant d’être officiellement affranchi. Quand il le sera, on s’échangera une goutte de sang pour marquer son entrée dans la Famille.
Génération X comme moi, quarantaine avancée, au moins mille boulots différents dans les 20 dernières années, a vendu des voitures autant que des espaces publicitaires au journal Le Devoir, mille métiers combinés à autant d’espoirs et conjugués à autant de déceptions. Génération un peu perdue, un peu désabusée, un peu No Futur. Comme moi, il vit aujourd’hui parce que demain ça risque d’être encore pire.
Économiser?
Ok, mais économiser quoi?
Du fric?
Où ça?
Partout où nous allons depuis 1980, il n’en reste plus. Quand on arrive, les coffres sont vidés par ceux qui sont passés avant nous.
Ne reste que des miettes.
Génération de miettes et de travail à temps partiel.
Nous avons appris à vivre à temps partiel.
Nous avons aimé à temps partiel.
Nous avons connu le bonheur à temps partiel.
La paix? À temps partiel aussi.
Même chose pour le repos.
La quiétude? Juste quand on daignait nous donner des chèques de chômage. Seul exemple de régularité monnayée que nous connaissons.
Enfin. Ne nous plaignons pas.
Notre précarité a fait ce que nous sommes.
Cyniques.
Incroyants.
Baveux.
Poing en l’air.
Rien-du-toutiste et fier de l’être.
Sans avenir, mais confiant dans le présent.
Rebelles, ouais, beaucoup.
Mordant.
Marginaux parce que c’était le seul endroit que la société - qui ne voulait pas de nous - n’occupait pas. On y a fait notre maison. On y est bien.
Endettés depuis la fin de nos études, richesse renouvelable.
Do It Yourself parce que c’est la seule manière qui nous restait pour ne pas crever de faim.
Sans REER.
Sans plan de retraite.
No retreat baby, no surrender (Bruce Springsteen, Born To Run)
Aider un frère de misère à s’extirper de la mélasse sociale en lui offrant un boulot de merde, mais bon, qui paie un peu, ouais, ça me botte. Si ça se trouve, ça sera notre dernier job ensemble. Si j’ai bien compté, ça fait la troisième fois que je repêche Raymondo pour un boulot. Que des boulots de merde, mais celui-là, il paie un peu plus que les autres. Et puis avec le syndicat, on peut s’y amuser un max. Pour une fois qu’on a une force conventionnée derrière nous pour nous protéger. Dans 262 heures exactement, Raymondo pourra recommencer à mettre ses épinglettes ornées de la faucille et du marteau. Remarquez, depuis le temps, peut-être qu’il ne les a même plus. Pour survivre, pour payer son loyer, pour payer sa bouffe, il a bien été obligé de les ranger quelque part. Depuis toutes ces années, se souvient-il au moins où elles sont planquées?
Mais bon, on s’en fout.
Notre seule conviction politique, c’est le cynisme.
On a plus besoin d’épinglettes.
Hey!
Tu sais quoi?
Ça prend 30 ans de service pour toucher une bonne pension, si jamais pension y aura encore. Pour Raymondo et moi, on y arrivera autour de 75 ans. C’est déjà pas mal. Ça sera juste assez pour éviter à nos enfants de payer pour nos enterrements.
C’est pas de notre faute.
En 1974, Pierre-Elliot Trudeau a dit que la société des loisirs arriverait quelque part dans les années ’80. Nous, on l’a cru. On a même voulu la devancer. C’est pour ça qu’on a poché nos études dans le bistro du coin. Nous étions du type zélé. Trop pressé d’arriver aux plans d’avenir de notre Premier Sinistre. Faut pas nous le reprocher.
Et puis merde, on assume.
On s’en criss.
On crève demain anyway.
Aussi bien vivre aujourd’hui.
Quoi?
C’est quoi la question?
Vous décrire notre génération?
Voici: «Je n’ai pas»
Comme dans cette chanson de Mano Solo.
Qui avait notre âge.
Mais qui est mort du SIDA.
Malgré sa trithérapie.
Il avait mon âge.
Était de ma génération.
Était mon frère.
De misère.
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