jeudi 29 mars 2012

Militantisme 2.0


Bon, j’ai décidé de laisser tomber le syndicat pour un moment. Première d’une série de décisions que je vais prendre d’ici quelques mois. On tourne en rond dans ce machin. Il n’y a rien qui avance, on se fait chier dessus à tour de bras par l’employeur, mais pendant ce temps-là, notre exécutif syndical - un groupe d’enfants rois dont l’âge moyen est de 35 ans, la génération Passe-Partout, casque de vélo et attitude Tanguy, papa et maman faites moi à manger j’ai faim - scribouille et tergiverse, discute et planifie pendant qu’on ferme des succursales et qu’on coupe des postes. Nous, la portion dite «radicale», on gueule, on houspille, on veut se battre, on veut aller à la guerre, mais non, faut pas. L’employeur risque de ne pas aimer. Faut pas faire de vagues, ou alors seulement par écrit, sur Internet avec des clics «I Like». Ouuuh! Grosse menace! Militantisme 2.0 Guerriers virtuels. Grr! Grr! Je vais te mordre méchant patron avec mes dents de pixels. Le patron, forcément, qu’est-ce qu’il se délecte! Vas-y mec, ferme tes succursales. Tout ce que cette bande de gamins surprotégés et chouchoutés trouve à faire c’est de passer des pétitions. Qu’est-ce que c’est impressionnant une pétition!! Ouuuaaahhh, j’ai peur! Je suis juste le gouvernement et je vais me laisser intimider par 398 signatures d’anonymes. 
Me semble! 
Une bande de mollassons. Z’ont lu des livres, mais ne connaissent pas la vie. Savent pas que quand l’ennemi t’attaque, tu dois répliquer avec 10 fois plus de violence. Ils ferment une succursale? Ok mec, on en ferme 10, les plus rentables, jusqu’à ce que tu viennes parler à notre table. 
Ils menacent de congédier? 
Pas de problème. On met trois semaines à placer le stock sur les tablettes. Tout le monde se déclare malade un samedi matin. On commande 5 fois plus de stock pour engorger les entrepôts. Ou alors on oublie de commander deux semaines de suite. T’en veux des moyens de pression qui feront paniquer les patrons? On en a des cahiers remplis moi et mes «radicaux». 
Mais non, faut pas. Pétitions bidon, venez cliquer «I Like». 
Le Che, mon collègue et mentor, lui il ne se décourage pas. Il croit en des lendemains qui chantent. Pas moi. Je ne suis pas de la philosophie du lendemain. Je crois au présent. Quand ça ne bouge pas, quand ça gosse, quand ça niaise, quand ça se pogne le moineau à deux mains, ça me tue. Ça fait trois ans que je les endure. «On a un plan à long terme». Jeunes cons! Avec moi, ça fait trois officiers syndicaux qui se sont fait suspendre dans les trois derniers mois. Du jamais vu dans toute l’histoire de ce syndicat. Qu’ont-ils trouvé de mieux à faire pour répliquer? Une pétition! Grr! grr! Méchant patron! Nous allons te mordre avec nos dents de papier. Suspendre un délégué dans l’exercice de ses fonctions, c’est rien de moins qu’une déclaration de guerre. Mais eux, ils répliquent à coups de pétitions. 
Ah la la! Quelle époque! Heureusement, on a une génération montante qui ne s’en laisse pas imposer. 200 000 étudiants dans la rue, c’est ça un lendemain qui chante.

49...


Mathématiquement parlant, j’entame ma cinquantième année de vie. Le chiffre officiel est 49 aujourd’hui, mais si l’on considère que la première année de vie se déroule entre 0 et 1 an, la cinquantième se déroule donc entre 49 et 50. C’est obligé ou alors je ne comprends plus rien aux mathématiques. Le chiffre horrible, il viendra tout à la fin de ce cycle de 12 mois, mettant une fin officielle à ce qui est encore considéré par certains comme étant la jeunesse. Dans 12 mois, je serai un homme d’âge mûr comme disent les poètes. Pas tout à fait pourri, mais juste mûr. Genre un peu mou, mais pas encore trop. Date de péremption atteinte. «Meilleur avant mars 2013» comme disent les empaquetages de produits de consommation. Après ça, bof, on verra bien. 

J’ai donc 49 ans. Ça fait quoi? Mal comme toujours. Je n’aime pas trop l’accumulation de ces chiffres sur ma carte de visite. Il commence à en avoir un peu trop. C’est vertigineux. Je ne sais plus où les stocker. J’aimerais en échapper un peu sur la route, mais ça colle à la peau ces machins. Ça attaque les cheveux, les os, les yeux, tout quoi. Il y a 30 ans, j’avais 20 ans. Dans 30 ans, j’en aurai 80. C’est quand même hallucinant de penser à ça. À 20 ans, j’étais amoureux de cette fille aux grands yeux de poupées, les pupilles marron comme des grains de café. Amoureux fou comme vous ne pouvez même pas l’imaginer. Amoureux comme on peut l’être à 20 ans. Amoureux fou quoi. Cette folie n’existe qu’une fois dans nos vies. Après ça, oui c’est chouette, mais ce n’ai jamais plus pareil. Il y a 30 ans, c’était elle qui prenait toute la place des étoiles dans le ciel. 30 ans, c’était hier pourtant. Quand je ferme les yeux, je peux encore respirer son parfum comme si elle venait tout juste de quitter mon lit. Les pores de ma peau commencent à peine à se refermer de sa dernière caresse. Ma main sent encore la rondeur de son sein au creux de ma paume. Pourtant, c’est un fantôme aujourd’hui. Ça fait si longtemps que j’en arrive à me demander si elle a vraiment existé. Il reste de photos que je regarde parfois, quand un déménagement m’amène à ouvrir ces vieilles boîtes poussiéreuses. Elle aussi vient d’avoir 49 ans. C’était le 3 mars pour elle. Le 29 pour moi. Je pensais que j’allais passer toute ma vie avec elle. Ça aurait pu. C’était bien parti. Et puis voilà quoi, elle m’a quitté un soir d’hiver. Un truc horrible si vous voulez tout savoir. Ça m’a tué net. Ce fut ma première d’une longue série de morts. Trente ans plus tard, et avec l’expérience acquise sur le terrain, je suis devenu le champion toutes catégories de largués. Celui qu’on laisse tomber comme une merde, c’est moi. C’est mon titre officiel. J’ai eu droit à toutes les raisons, à toutes les justifications. Pas assez ceci, trop cela, trop absent, trop présent, trop indifférent, trop gentil, trop prévenant, allez hop, trouvez-moi une raison et je m’y glisserai dedans. Avec ça, une ribambelle de recommencements à zéro, nouveau départ, nouvelle vie, nouveau logement et faut se trouver un énième frigo. On  ferme les livres à défaut de pouvoir tourner la page. 30 ans de mauvaises nouvelles. Séparations douloureuses en veux-tu en voilà, pertes d’emploi par paquets de 12, congédiements, vas-y, je peux en prendre. Je n’ai pas le dos large, mais y a quand même de la place. Je ne suis pas encore mort. Aimer encore? Oui, mais de loin. Avec une perche et si possible, avec un océan entre nous.

mercredi 28 mars 2012

Nostalgie du Maroc

Demande particulière à mon ami Pierre. Pourrais-tu commander une caisse de Domaine de Sahari et me la mettre de côté? Cuvée du soleil, vin du Maroc de la région de Meknes. 
Guerrouane, appellation d’origine garantie. Mon ami, quelle est la différence entre une appellation d’origine contrôlée et d’une autre d’origine garantie? 
J’ai la nostalgie du Maroc mon vieux. En ce moment, à défaut d’y être, je le bois par petites gorgées. Cabernet Sauvignon et Merlot, deux potes Bordelais qui se sont retrouvés quelque part au nord de l’Afrique, près des ruines romaines de Volubilis. 
Volubilis! Fuck, quel endroit pour toucher l’histoire. 




Me voici marchant dans ce qui reste d’une petite rue animée où il y a 2000 ans, vivaient, bougeaient, respiraient des gens comme nous. Une société évoluée semblable à la nôtre avec ses riches et ses pauvres, avec ses boutiques et ses résidences secondaires. Je revois cette photo et je me souviens du soleil qui me tapait sur la tête. J’avais acheté un chapeau d’un vendeur ambulant qui m’en avait demandé 5 fois le prix. Le guide que l’on voit ici m’avait dit «Demande-lui le prix, divise-le pas trois et il fera encore du profit». C’est ce que j’ai fait. Sur la photo, je traîne le sac de M... Il devait y avoir là-dedans des bouteilles d’eau, deux ou trois guides touristiques, de la crème pour la peau, des mouchoirs, son porte-feuille, les clés de notre Riad, peut-être même une clé à molette. Va savoir. Le sac des filles, c’est rempli de machins comme ça.
On ne le voit pas sur la photo, mais ça sentait bon le Maroc. L’air sec, le sable, les plantes et puis je ne sais quoi de ce parfum si particulier qu’on retrouve juste quand la liberté nous chatouille du bon de son doigt invisible. 
J’étais bien là-bas. En parfaite harmonie avec la vie.  
Commande-moi une caisse du vin de là-bas mon bon Pierrot. 





Le grand boulevard. À droite et à gauche, des arcades gigantesques. Il n'en reste que quelques unes debout. À droite de celles-ci, sur la photo, le passage piétonnier. Il était recouvert pour protéger les passants des intempéries. Les boutiques se trouvaient à droite du passage piétonnier. Au milieu, sous la série de dalles que l'on voit, passait la canalisation qui amenait l'eau jusqu'aux maisons. Exactement comme aujourd'hui mais avec 2000 ans d'avance. Les chevaux passaient par là. Tout au bout, à l'entrée de la ville, l'Arc de triomphe par où entrait et sortait l'armée. 



Moi, sous l'arc de triomphe. Au-dessus de ma tête, 2000 ans d'histoire. Sous mes pieds, une des plus grandes armées de tous les temps a foulé ce même sol. À cet endroit, la vue sur la plaine est magnifique. Je sais que j'ai déjà glissé ces photos quelque part dans ce blogue l'an dernier mais bon, on s'en tape un peu. Je suis bouffé de nostalgie ce soir. Je veux revoir le Maroc. 

Je veux me replonger dans ses odeurs magnifiques d’épices et de grillades. Je veux retrouver cette sensation paradisiaque de ces fins de soirées à regarder le soleil se coucher. J’aimerais être là ce soir et entendre de la terrasse de ma Riad les appels à la prière au coucher du soleil. Cette surréaliste mélodie trainante qui te déstabilise grave de ta petite vie de Nord Américain. Je veux encore une fois me perdre dans les rues labyrinthiques de Fès. Fourmilière géante. Fatras humain. Linéaments de destins. 
Pierrot, commande-moi ce vin. 

mardi 27 mars 2012

Le petit dernier



C’est mon petit dernier. Fraîchement accouché il n’y a même pas trente minutes. N’est pas encore sec d’ailleurs. Je me suis fait un truc pas trop compliqué pour tester un glacis qui est censé donner une couche luisante et brillante. Mon ex était une pro dans cette technique et j’ai longtemps envié la maîtrise de sa méthode sans jamais y parvenir. Quand j’ai été la voir l’autre jour (pour voir son bébé surtout), elle m’a expliqué le truc bien comme il faut. Alors voilà quoi, j’ai testé la chose ce soir. Ça ne sera pas sec avant demain et l’effet ne paraît donc pas encore sur la photo (ni en vrai d’ailleurs). J’en ai appliqué uniquement sur la partie rougeâtre du personnage, question de voir les contrastes. Les touches de blanc que vous voyez sur la partie droite, c’est le machin en question. J’en ai beurré épais et c’est pour ça que ça donne encore blanc. En principe, ça devrait être transparent. Attendons encore quelques heures. 

Petite variante aussi, j’ai d’abord appliqué une couche de plâtre sur ma toile, question d’avoir du relief et des effets rugueux. Pour ça aussi, mon ex était forte. La méchante fille. 

Bon, comme pour le précédent, je n’avais aucune idée de ce qui allait sortir au moment où je me suis penché sur la toile. J’ai donné un coup de pinceau un peu n’importe comment qui a formé cette drôle de tête en forme de poire et le reste est venue tout seul. C’est un gros croquis de ce type de dessin sans finesse qu’on gosse sur un coin de table quand on est au téléphone. Pas besoin de plus pour ce soir. 

Qu’est-ce que ça représente? Un bonhomme avec de grands yeux qui tient un crâne. Je crois qu’il est surpris par quelque chose qu’il vient d’apercevoir, mais je ne pourrais vous dire quoi au juste. Surpris ou apeuré. Je ne saurais trop dire. Il a deux dents de morse et une chevelure balayée par un vent soudain. Il est chouette quand même. Je l’aime bien finalement. Il a quelque chose d’attachant. On le devine gentil malgré sa gueule de con. Il a 4 doigts dans chaque main, comme dans les vieux dessins animés. Il a les oreilles décollées parce que c’est comme ça et pas autrement. Je n’ai pas encore signé parce qu’il n’est pas encore sec. Et puis aussi parce que je ne sais pas trop où le faire. En haut sur le côté droit peut-être? On verra. 

Morse c’est walrus en anglais. Comme dans «the walrus was Paul». Encore les Beatles. On ne s’en sortira jamais. 

Rhododendron


Des rhododendrons. C’est un arbrisseau des montagnes, à feuilles persistantes, dont de nombreuses espèces sont ornementales. C’est écrit tel quel dans mon correcteur Antidote. Dit comme ça, ça fait chouette. Mais en vérité, je cherchais un mot pour casser la feuille blanche. C’est rhododendron qui m’est venu à l’esprit. Allez savoir pourquoi. Je n’ai jamais eu le pouce vert. Ni la main d’ailleurs et encore moins le foie. Mais c’est ce nom de plante qui s’est imposé à mon esprit quand j’ai placé mes doigts sur le clavier et que je me suis fermé les yeux pour trouver un sujet de texte. 
C’est quand même puissant le cerveau quand on y pense. 
Ça vient peut-être du fait que j’ai travaillé toute la journée à bouger des caisses de vin. Forcément, vient un moment où le cerveau cherche à déconnecter et qu’il te lance des images de plantes et de fleurs sauvages. C’est souvent comme ça que ça se passe dans la tête des travailleurs de classes laborieuses. Le soleil, la vie et la joie, ils ne sont pas dans la charge que tu soulèves, mais dans les pensées qui cogitent dans ton crâne quand tu dois soulever plusieurs fois ton poids dans une journée. 
J’ai des muscles qui me poussent dans les bras quand je travaille toute une semaine dans un magasin. Je suis temps partiel alors forcément, le stock, c’est moi qui me le tape. Et quand je me le tape, je pense à des choses joyeuses. L’été, la pêche, le Maroc, les filles, les rhododendrons. 
Ça ressemble à quoi des rhododendrons? J’sais même pas. 
Mais le mot est beau. 

dimanche 25 mars 2012

Regard oblique


La photo est médiocre. Ce qui est tout à fait normal puisque je suis un photographe médiocre. J’ai beaucoup de volonté, mais je n’ai pas ce qu’il faut pour composer LA belle image. C’est toujours flou, mal cadré, surexposé. Mon frangin est bien meilleur que moi et j’ai beau essayé de copier ses trucs, je n’y arrive pas. Faudrait qu’il m’explique. 
La photo que vous voyez représente mon dernier tableau. Mon premier en 100 ans. J’avais le goût depuis quelques jours. Mais il arrivait toujours quelque chose qui m’en empêchait. Comme mon alcoolisme par exemple. 
C’est un machin que j’ai craché en deux heures environ. Je suis un dessinateur acceptable, mais un peintre qui en arrache. Comme la photo d’ailleurs. Je n’ai pas de technique, mais je crois vous avoir déjà expliqué tout ça il y a quelques mois sur ce blogue. J’ai donc dessiné et presque pas peins. 
Le mec sur la peinture, c’est moi, mais ce n’est pas moi. C’est un peu comme lorsque je parle de Ray qui est pour la hausse des frais de scolarité. C’est lui, mais ce n’est pas lui. Ray est pour la hausse, mais pas Raymondo. Faut essayer de vous démerder avec ça. J’ai déjà eu l’air con une fois, on ne m’y reprendra plus. 
Donc le mec, c’est moi sans être moi. Moi à 60 ans, disons, mais ce n’était pas voulu. Je n’ai pas ce menton. Ni ce nez quand on regarde bien. Ni rien du visage d’ailleurs. Mais c’est moi quand même. Comment expliquer ça? 
Je laisse aller le pinceau en ne pensant à rien. J’écoute de la musique et je pars en voyage dans ma tête. Je pense à plein de trucs chouettes qui me rendent heureux. Mon voyage au Maroc avec M..., celui en Suisse chez mon frangin, les prochains voyages de pêche, le linge de ma fille que j’ai sorti de la sécheuse ce soir et que j’ai plié à peu près correctement en trouvant chouette de me prendre pour une maman. Et puis mon amie toulousaine qui m’a téléphoné 20 jours avant ma fête pour me souhaiter joyeux anniversaire et qui a fait «meeeeeerde» quand je lui ai dit que c’était le 29. Je pense à un tas de trucs comme ça quand je couche de la peinture sur une toile. Je ne pense pas à mon sujet. Je laisse aller ma main en fonction du plaisir que j’ai d’être là et de vivre en ne faisant que ça. Ça donne donc ce que ça donne. Je ne peux jamais prévoir. Je dessine directement sur la toile comme ça vient. Sans croquis préparatoire. Trop chiant les croquis. Ça coupe les tripes, ça étouffe la pulsion. Trois secondes avant, je n’ai pas d’idée de ce que je vais dessiner. C’est comme un accouchement mystérieux, mais sans les contractions douloureuses. Le vrai plaisir dans cette toile, il se trouve dans le blouson du personnage et les plis du T-shirt. C’est là-dedans que mon esprit s’est envolé. Pour le visage, j’ai trop pensé à mon dessin. C’est pour ça que c’est un peu raté. Justement parce que je ne voulais pas rater. Faut pas avoir peur de rater. J’y arrive avec un crayon et du papier, mais avec un pinceau et une toile, on dirait que je me retiens.
Mine de rien, j’écoute les Beatles en même temps que je vous écris et puis je bois le meilleur vin à 12$ disponible à la SAQ. Domaine de Sahari, vin du Maroc. Cépages Bordelais. Cabernet Sauvignon et Merlot. Tu ne peux pas te tromper. Et puis avec la voix nasillarde de Lennon, c’est un complément parfait. 
Ma toile donc. 
Que dire de plus? 
J’aime la position du personnage. On dirait qu’on l’entend penser. Ce regard oblique, j’aime bien. Il est apparu comme ça. Ce port de tête. Cette bouche un brin interrogative. Il n’est pas certain que cette séance de portrait soit une bonne idée. On devine qu’il veut s’en aller. Qu’il n’a pas confiance au mec qui est en train de le peindre. Moi quoi. Ça fait comme un dialogue avec mon inconscient. Moi qui peint moi en train de me regarder me peindre. Vous comprenez? Non? Pas grave, moi non plus. Mais je devine qu’on frôle, frise et chatouille ici un intéressant chapitre dans l’oeuvre grandiose de monsieur Freud. Sigmund de son prénom. 
Putain Ringo, ce n’était pas un mauvais batteur. S’cusez. 
Il est crispé mon bonhomme, un brin angoissé. Pourquoi donc? Je m’interroge. Pourtant j’étais heureux quand je l’ai mis au monde cet enfoiré. N’est pas content d’être là ou quoi? C’est quoi son problème à lui? Fait chier merde. Y doit être pour la hausse des frais de scolarité. Je vais demander à Ray dimanche. 
J’ai utilisé le blanc de la toile pour le visage, les cheveux et le T-shirt. J’ai touché le moins possible. C’est une vieille technique apache que j’ai apprise en chevauchant le désert du Nouveau-Mexique en solitaire. Un pur truc de dessin à la mine de plomb que je tente de recréer avec un pinceau. Pas pour donner du style, mais parce que ça m’évite de gosser avec les couleurs de la peau. C’est du bricolage comme on dit. Un exemple parfait du manque de technique. Comme quoi vous avez la preuve que tout le monde au monde peut faire de la peinture. C’est pas compliqué. Tu fais ce que tu crois qui est le mieux et tu te fermes la gueule sur les raisons qui expliqueraient tes carences. Tu t’arranges pour faire passer ça comme étant quelque chose de voulu, de pensé, de volontaire. Même les plus grands se sont plantés dans leurs chefs d’oeuvre. Va voir le David de Michael Ange. Les mains sont disproportionnées, trop grosses par rapport au corps. Les oreilles sont trop en arrière du crâne. On dit que c’est voulu. Pour les mains, on explique que ça représente la force. Pour les oreilles, on dit que c’est pour mieux souligner la détermination dans le regard. Peut-être, mais pas sûr. Peut-être que les critiques modernes n’ont pas été capables d’accepter que le mec se soit planté. Va savoir. En attendant, je vais aller me coucher. 
Ciao.

samedi 24 mars 2012

21e siècle


Je me suis présenté chez Archambault parce que je cherchais un livre. J’ai essayé de le trouver tout seul sur les rayons, mais comme je ne me souvenais plus du nom de l’auteure, ça chiait un peu. J’ai demandé l’aide d’une commis qui était à genoux devant la section des biographies. Elle plaçait des bouquins dans la dernière rangée du bas, quelque part entre MacArthur et McCarthy. «Pardon madame, je cherche un livre », combien de fois par jour entendent-ils cette question? Je ne sais pas. Assurément beaucoup. Faudrait faire des statistiques. On va rarement dans une librairie pour chercher autre chose qu’un livre. «Bonjour madame, je cherche l’allée des pâtes fraîches» 
Elle s’est levée et m’a gentiment aidé. 
  • Quel est le titre? 
  • Une femme à Berlin. C’est pour une amie. 
  • Tout ça c’est le titre? 
  • Non, la première partie seulement. La suite, c’est personnel. Une précision idiote que je ne sais même pas pourquoi je vous ai glissée. 
Elle a ri. J’adore quand les libraires rient de mes blagues un peu connes. Au milieu de tous ces bouquins, j’ai l’impression d’être vachement spirituel. De l’humour fin qui sent bon l’imprimée et la reliure cartonnée. Elle avait une belle bouille de fille heureuse. Genre bien nourri et des parents qui l’aiment. Sans doute une fille unique. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis dit qu’elle devait sans doute venir de la campagne. À cause de ses belles joues rouges. On en voit rarement des comme ça à la ville. C’est à ça que j’ai pensé. À ça et aussi au fait que ça serait vraiment chouette d’avoir des lunettes rayon X comme celles qu’on pouvait gagner grâce aux gommes Bazooka Joe. Fallait collectionner 5,983,998 petites blagues qui se trouvaient à l’intérieur de l’emballage pour y avoir droit. Je ne me suis jamais rapproché du chiffre. Mais qu’est-ce qu’elles me faisaient rêver ces lunettes! Tous les mecs entre 40 et 60 ans me comprennent. Le mec sur le petit dessin explicatif dans les comics de Bazooka Joe, il capotait grave. Il avait une grande-gueule qui salivait, la langue sortie, pareil comme un chien devant un os. Devant les yeux, il y avait une flèche qui pointait vers une fille. C’était pour nous expliquer qu’il regardait dans cette direction. Un dessin en coin nous montrait la fille en robe devenue transparente grâce aux lunettes Bazooka Joe. Mais chose curieuse, on ne voyait que la nénette en sous-vêtements. Nous, les mecs, on philosophait profond sur ce dessin. On se demandait comment le mec y pouvait voir à travers la robe, mais pas à travers les sous-vêtements. Il devait forcément y avoir un truc qui nous échappait. Et puis comment ça pouvait le faire capoter à ce point-là? Des filles en soutiens-gorge, on en voyait des plus bandantes dans le catalogue Sear’s. Enfin bref, la fille elle trouve le bouquin, mais elle ne l’a pas en stock. Elle peut me le commander si je veux. J’accepte. C’est pour un cadeau. Une fille au boulot. Rien de sérieux, juste une conversation passionnante que nous avons eue l’autre jour au sujet du sort des femmes pendant les guerres. Je lui ai parlé de ce bouquin. Du coup, je me suis dit que je vais le lui acheter. Comme ça, gratuitement. J’adore faire ça. La culture, je n’hésite pas à donner. 
Me suis ensuite dirigé vers la sortie, mais voilà-t-y pas que je tombe sur un comptoir de téléphone sans fil. Ça fait des mois que je veux me prendre un forfait et m’arracher des mafieux de Bell. Et puis avoir un vrai téléphone avec un tas de gadgets dedans, comme dans Star Trek. Celui que j’ai, il date de ma séparation. Ça fait un bail. Très old school. À peine puis-je téléphoner avec. Je m’informe auprès de la commis, lui balance tout plein de questions, elle me montre les modèles, j’en choisis un et voilà que je suis en train de me remplir un forfait. Je me sens soudainement très de mon époque. Très hip-hop. Prochaine étape, le bal en blanc et le toupet de fif. Genre Tintin, mais en plus con. Genre Honda Civic et Loft Story si vous voulez. Oui madame! Avec des muscles partout sauf dans le cerveau. «Hey le gros!» Elle sort le jouet de son emballage. C’est vraiment ça, un jouet. Et puis pourquoi pas merde! On en est là. Moi aussi je veux prendre des photos de révolutionnaires en Iran et changer le monde. C’est un gros machin qui prend toute la paume de la main. Vachement high-tech et tout. Je peux même me raser avec si je veux. 
  • Vous avez la fonction appareil photo, vidéo, accès internet. Vous pouvez enregistrer le son, écouter de la musique, regarder des films. 
  • Est-ce qu’il y a la fonction rayon X de Bazooka Joe quand je le pointe sur vous? 
  • heu... non, je ne crois pas. Qu’est-ce que c’est? 
  • Oubliez ça. 
Il fallait faire un tas de trucs compliqués pour activer la bête. Elle m’a aidé parce que c’était de son âge. Avec ses petits pouces, elle a pitonné tout un tas de trucs qui défilaient à une vitesse de fou. J’ai essayé de suivre, mais elle m’a largué au premier coin de rue virtuelle. À un moment, il fallait entrer un mot de passe. Elle m’a refilé le téléphone et s’est retournée pour ne pas regarder. J’en ai trouvé un pas compliqué à me souvenir, mais le bidule ne voulait pas le prendre. Il disait comme ça que la sécurité était médiocre. L’enfoiré! Du coup, j’ai dit à la fille «Votre téléphone, il est vraiment intelligent. Il se permet déjà d’avoir des opinions personnelles et on ne s’est même pas encore présenté» elle a ri très fort et j’étais très content de moi. 
Je crois qu’on va bien s’entendre lui et moi. Il a du caractère et j’aime ça. Je vais devoir lui trouver un nom. Comment je pourrais bien l’appeler?

vendredi 23 mars 2012

Rectificatif


Y a un gardien de but qui m’a appelé aujourd’hui. Il joue au hockey avec nous le dimanche. Si je me souviens bien, je parlais de lui dans mon dernier texte. Je pensais qu’il voulait m’engueuler. Pas du tout. Il comprend le truc, que ces machins écrits c’est bien souvent du «n’importe quoi» bricolé à partir d’un tout petit fait de rien du tout. 
Ce qui est con, c’est que je croyais qu’il était vraiment pour la hausse des frais de scolarité. En fait, il est contre. Mon erreur vient d’une boutade qu’il a lancée dimanche dernier. J’ai pris ça pour du comptant. Ça m’apprendra. N’empêche, je vais quand même lui mettre deux claques sur la gueule dimanche. Une pour m’avoir fait écrire n’importe quoi, et l’autre pour rien. Ça lui apprendra à ne pas jouer le rôle que je lui ai donné dans mon texte. Non, mais! J’ai l’air de quoi moi maintenant? 

jeudi 22 mars 2012

22 mars 2012



Manif de 200 000 personnes à Montréal contre la hausse des frais de scolarité. J’étais là. C’était grandiose. L’impression d’avoir fait mon petit bout d’histoire. C’est chouette de voir un peuple debout. Une génération surtout, celle des 15 à 30 ans. Record battu. Ce fut la plus grande manifestation de l’histoire du Québec. 
Je ne dirais jamais plus que cette génération n’est pas militante. Quelle leçon! Elle vient de torcher toutes les manifs des boomers des années ’60 et ’70. 
Il existe encore pourtant des dinosaures qui croient que cette hausse est justifiée. Des gens qui répètent le discours officiel des médias de droite «Les étudiants doivent faire leur part». Ces gens ne comprennent pas encore qu’ils sont manipulés comme des pions par un système de communication pourrie par l’intérieur et relayé par des médias complices. Z’avez pas remarqué que cette phrase «Les étudiants doivent faire leur part» n’est qu’un one liner, un pitch de vente directement issu des think tank du PLQ? Come on! Vous tombez dans le piège! Vous ne valez pas mieux que les truites que je pêche l’été. On vous balance un machin coloré sous le nez et vous mordez dedans sans vous poser de question. Fuck! Pensez par vous-même! Dans une vraie démocratie, l’éducation devrait être gratuite! Sinon ça devient un privilège. 
Ma fille va à l’université. Deux cours. $1 200.00 de frais. Dans 5 ans, ça sera 75% de plus selon le bon vouloir de Charest. Je connais un mec, je ne dirai pas son nom, mais il est gardien de but pour nous le dimanche. Il est pour la hausse des frais de scolarité. Il a deux enfants en bas âge. Un jour, il va devoir payer pour l’éducation de ses enfants. À  temps plein, c’est-à-dire 4 ou 5 cours par session, combien va-t-il devoir payer pour eux? Je ne sais pas, mais je suis certain qu’il ne sera capable d’y arriver. Mais il n’y pense pas pour l’instant. Comme beaucoup d’autres, il ne voit que des bébés gâtés qui s’amusent avec la police. Il a oublié que les révolutions doivent toujours passer par la casse et le refus d’obéissance. Pourtant quand il avait 20 ans, il était bardé de symboles révolutionnaires et anarchistes. Je vais lui en parler dimanche et tenter de lui rappeler le bon vieux temps où il lisait Carl Marx. Lui rappeler Brel (Les Bourgeois) et Renaud surtout qu’il aimait tant. Lui mettre deux claques sur la gueule pour le réveiller et lui dire de ne plus écouter Jean-Guy Mongrain ou Dutrisac et ne plus lire Martineau surtout. Trois journalistes de droite qui ont fait des études du temps où ça ne coûtait trois fois rien. Avec un drapeau noir pour lui éponger le front, je vais demander au bourgeois pantouflard qui est en lui de quitter ce corps. Je vais lui réapprendre à lever le poing et à ne plus cracher sur les camarades qui se tiennent debout devant le prêt à penser et l’enclos réservé au troupeau docile. Lui remettre de la rage dans les veines et de l’indignation dans le sang. Que les méchants ce ne sont jamais ceux qui tiennent les pancartes, mais ceux qui veulent les faire disparaître. Que la rue est au peuple et que c’est là notre ultime parlement. Que la télé est une machine à broyer la démocratie par l’engourdissement du cerveau. Que pour toujours être du côté des gentils, il faut toujours être en colère contre le pouvoir. Que devenir confortable, c’est devenir mort. Qu’il y aura toujours des injustices à combattre. Que notre place ici bas est de ne jamais être satisfait. Que de plier à la loi plus fort, c’est accepter notre condition d’esclavage. Que notre liberté de penser n’est pas négociable. Que les muselières ne sont faites que pour les chiens et que nous ne sommes pas des chiens. Que même si t’es pas d’accord, un homme qui se tient debout devant son maître mérite le respect. Que 200 000 humains qui se tiennent debout, c’est une marée qui monte. Que le renversement des choses est peut-être quelque part par là, au bout de cette écume populaire. 
Enfin bref, je vais lui parler. Ça n’a pas de sens. Il était anarco-coco. Ça dépendait des jours. Le lundi anarchiste, le mardi communiste. Aujourd’hui Gaz de Schiste si ça se trouve. Pourquoi pas? C’est le même gouvernement après tout. Le même message, les mêmes médias. Le même relai de communication. Le développement, le combat contre la dette, les méchants étudiants. On est loin de Renaud et de Carl Marx.
J’te fais mal Ray..?.... désolé. C’est parce que je t’aime que je te défonce. Lol comme on dit dans le virtuel. Mais si t’avais été là aujourd’hui, le 22 mars 2012, t’aurais vu 200 000 Ray... de 1986, l’année où l’on avait serré la main à Renaud toi et moi. Enfin non, moi surtout. Toi il ne te l’avait pas serré si je me souviens. Même que tu m’en voulais. P’t’être qu’il avait senti quelque chose. 
Allez merde, fais pas chier et redeviens comme t’étais! Y a de la place dans le bateau. Tout le monde a déserté, sauf moi. Je me sens seul de mon groupe.

mercredi 21 mars 2012

Bonjour Badame


Le mec, il n’est pas méchant. Un peu lent sans doute, mais pas méchant. Si le cerveau humain était fait de circuits électriques, je dirais du sien qu’il a tout ce qu’il faut pour fonctionner sauf que les fils sont mal connectés entre eux. Le vert avec le rouge, le rouge avec le blanc et le blanc avec le vert. Genre. 
Ça fonctionne, mais tout croche. Ça pétarade là où ça ne devrait pas faire de bruit, ça éclaire là où il ne devrait pas y avoir de lumière et ça reste opaque là où justement, un filet de lumière serait très utile.
Lent, mais pas  méchant. 
Quand il parle, on dirait un personnage de dessin animé. Sa modulation est déficiente et ça part dans tous les sens, sans logique ni structure, exactement comme un chien fou qu’on laisserait courir dans un pré après trois heures de voiture. Ajoutez à cela une légère tendance à mettre des «B» à la place des «M» quand ceux-ci sont placés en début de mot. Mais pas les autres. Je veux dire, le premier M du mot devient un B, mais les autres M restent des M. Oui je sais, c’est compliqué, mais faut suivre. Tenez, par exemple, s’il avait à prononcer le mot «matamore», ça sonnerait comme «Batamore». Vous pigez maintenant? Un peu comme lorsqu’on le nez bouché. Bon alors quand il dit «Bonjour madame» 300 fois par jour, du coup, moi j’entends «Bonjour Badame» toute l’estie de journée. Ça finit par devenir obsédant. Et moi forcément, et parce que j’adore me moquer, mais sans faire mal à personne, je ne peux pas m’empêcher de pratiquer mon «Bonjour Badame» à chaque fois que je me retrouve seul. Je suis dans l’aire d’entrepôt, je place la commande, caisse par caisse, me fait des muxxcles dans les biceps des bras et après m’être assuré qu’il n’y a personne d’autre que moi, je travaille en répétant ad nauseam et à voix haute «Bonjour Badame». Ça devient comme une obsession. Je m’en écoeure moi-même, mais je n’y peux rien! C’est plus fort que moi, il faut que je répète encore et encore «Bonjour Badame» Ça fait comme une infection dans le cerveau. Comme un bobo que tu grattes trop longtemps. Tu commences par le dire en déconnant et à la fin de la journée, t’es coincé avec le truc. 
Lent, mais pas méchant. 
Il a 28 ans. Je dirais qu’il a un cerveau d’un enfant d’environ 12 ans. Pas plus. Son papa travaillait dans la boîte. Il a gardé des contacts. C’est comme ça qu’il l’a fait entrer dans l’entreprise. Bon, d’un certain côté, c’est sympa qu’on puisse donner la chance à des gens comme lui d’avoir de bons boulots. Nous sommes en démocratie après tout et en démocratie, tout le monde devrait avoir la même chance. Même ceux qui disent «Bonjour Badame». Mais y a des fois... 
Lent, mais pas méchant. 
Il marche comme un pingouin. A le regard porcin. Il est gras. Sent la sueur. Doit pas se laver souvent. A du mal à contrôler son excès de salive quand il parle. Il ne termine pas ses phrases quand il y a trop de mots dedans. Ça vient du fait qu’il manque de confiance et qu’il panique à exprimer clairement une idée, une pensée, un raisonnement. Sa tête part de gauche à droite, ses yeux tournent en rond comme deux furieuses spirales, il s’agite, il s’essouffle, il mange des mots, il tourne en rond pour finalement s’arrêter de parler au milieu d’une phrase. Il regarde à terre et s’éloigne sans autre cérémonie, te laissant là comme un con. C’est fascinant. 
Lent, mais pas méchant. 
Au début, les collègues filles, surtout les plus jeunes, en avaient peur un peu. Relisez l’avant dernier paragraphe et vous comprendrez pourquoi. 12 ans dans un corps d’un homme de 28 ans. Y a des hormones là-dedans. Ça bouillonne. Ça mijote. Ça  marine. Ça écume. Pas besoin d’être devin pour le savoir puceau. Du coup, les petites cocottes maquillées comme des carrés d’As qui font des bisous à tout le monde (même à moi, le vieux collègue qui a l’âge de leurs papas. J’dis jamais non) quand elles arrivent au boulot, ça le démange grave. «Bonjour Besdames!!!» Mais lui, il n’a pas droit aux bisous. Il voudrait bien, mais pas elles. Du coup, il n’a droit qu’à des «bonjours» très distants et très vites balancés. Lui, pas déprimé pour autant, il se reprend pendant le quart de travail en leur reluquant le cul sans ménagement ni subtilité. Il drague à sa manière, filet de bave au coin des lèvres et le regard fixés sur les seins ou le cul. Sans filtre ni hypocrisie. C’est direct et de bon coeur. Pas de chichi avec lui. Pas de faux fuyant. C’est comme ça. Je te regarde les seins et je ne bouge plus. Même quand tu me dis d’arrêter. J’peux pas. J’ai 12 ans dans un corps de 28 ans. Au début, elles se plaignaient. Nous sommes intervenus, nous, du syndicat. 
    • Il ne faut plus regarder le cul des filles. 
    • Bais vous, vous le faites bien? Pourquoi pas boi?
    • Bon, c’est vrai. T’as raison. Tu peux regarder le cul des filles, mais y a la manière mon pote. Faut être plus subtile que ça. Les filles, elles adorent que tu leur regardes le cul. Mais pas directement. Sinon ça les insulte. Et ne me demande pas de t’expliquer pourquoi, je ne pourrais pas. C’est comme ça. Y a pas de manuel d’instruction pour les filles. On appelle ça une contradiction d’attitude. Je t’expliquerai plus tard. En attendant, faut les regarder, mais sans leur montrer que tu les regardes. Tu comprends?
    • Non. 
    • Bon, oublie ça. Commence par le début. Ne leur fixe pas les seins. Ne t’approche pas le nez de leur cul comme un chien. Ce n’est pas convenable en société. Surtout quand elles sont collègues de travail. Reste discret pour commencer. Tu peux faire ça?
    • Oui Bonsieur!!!
Lent, mais pas méchant. 

mardi 20 mars 2012

Mon cher


La tête d’un mec qui n’a pas fermé l’oeil de la nuit. Il prend une petite bouteille de rhum blanc et s’amène à ma caisse. Je lui lance la phrase classique. 
  • Bonjour, ça va bien?
  • Ah mon cher, ça ne va pas du tout. 
J’adore les Haïtiens. Surtout quand ils ont un certain âge. Ils te lancent des «mon cher» même si tu ne les connais pas. Je trouve que ça donne tout de suite une complicité fraternelle qui rapproche l’humanité. Lui, il n’allait pas du tout. Sa femme l’avait quitté et son chômage se terminait cette semaine. 
  • J’ai 56 ans mon cher! J’ai travaillé comme un cochon toute ma vie. J’ai perdu mon emploi en même temps que ma femme. Je suis seul avec mes deux enfants. Ça fait trois mois que je ne suis plus capable de payer l’hypothèque de ma maison. J’ai 56 ans mon cher! Qu’est-ce que je vais faire? Mais qu’est-ce que peu faire maintenant? Ma vie est finie! Finie mon cher! Je ne dors plus. Je viens de faire trois demandes d’emploi. On me refuse partout. Ça fait un an qu’on me refuse partout. Ah mon cher, il ne me reste plus qu’à me tuer. Je te jure, je vais me tuer. 
Comme il m’arrive souvent dans mon travail, je laisse alors tomber mon tablier de commis et j’enfile rapidement celui de psychologue. Ce gars-là, il était à deux doigts de la corde. 
  • Fais pas de conneries mec. 
Les Haïtiens, putain, y sont tellement cools que tu peux leur parler comme si tu les connaissais depuis 100 ans. Tous les Haïtiens de 30 ans et plus sont comme ça. Et même les plus jeunes, j’en connais beaucoup. Du criss de bon monde. Je ne sais pas d’où ça vient, mais c’est comme ça. Ils ne te connaissent pas, mais ouvre-leur tes bras et ils vont en profiter pour te serrer dans les leurs s’ils sont heureux ou alors ils en profiteront pour te pleurer sur l’épaule s’ils sont tristes. T’as mauvaise haleine? Ils s’en foutent. T’es leur pote. Y a pas de demi-mesure avec eux. Ils sont d’un bloc. J’adore leur humanisme terre à terre. En fait, je suis en amour avec ces gens. Leur sens de l’humour surtout. C’est un peuple qui aime rire. Et moi j’aime faire rire. Du coup, ça tombe bien. On se complète quoi. Quand je serai grand, je serai Haïtien. 
  • Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’autre mon cher? 
  • Pense à tes enfants. 
  • Justement, c’est à eux que je pense. Avec les assurances... 
  • Oh là! Non! Faut pas penser comme ça. Y a des ressources qui existent mec. Fuck, appelle le bureau de ton député. Explique-leur ton problème. Ils vont pouvoir te référer à des organismes d’aide. 
Je lui parle, je l’écoute, il me balance en quelques minutes sa longue litanie de problèmes accumulés depuis les derniers mois. Ses traits sont tirés. Ce n’est plus un humain, mais un désespoir qui bouge. Je le garde près de mois 30 bonnes minutes. Je lui ordonne d’appeler son bureau de député. 
Le lendemain. 
Je le revois. Il est souriant. Il me remercie. Il a appelé le bureau de monsieur Coderre. On l’a référé à une psychologue. Il va la voir cette semaine. Dans le même coup de fil, on lui a refilé l’adresse d’un conseiller financier. Après explication de son problème, on l’a sécurisé sur les alternatives à suivre. Je n’ai pas trop bien compris, mais semblerait-il qu’il est moins dans la merde qu’il pensait. Il m’a remercié 100 fois. Il souriait quand il est parti. 
Putain y a des fois où t’es fier de toi mon cher. 

lundi 19 mars 2012

Chaud printemps et passe impossible à couper


À 9h30 ce matin, j’étais sur mon balcon à déguster mon café, exactement comme en été. Superbe journée où le mercure a atteint les 23° ou 24°. Un 18 mars au Québec!! Du jamais vu. En plus, ils annoncent ça jusqu’à jeudi prochain. Ma voisine m’a même fait remarquer que ses vivaces émergeaient déjà de la terre. Whaaat? Ben oui, r’garde donc ça! On voit les tiges qui poussent la tête hors du sol et qui se croient déjà en été.
Je ne veux pas me plaindre puisque je déteste trop l’hiver, mais avouez qu’il y a  quand même quelque chose qui ne tourne pas rond. Je n’ai jamais vu ça avant cette année. Ajoutez à cela que depuis trois ans, chaque mois que nous avons passé a été le plus chaud jamais enregistré. Autrement dit, ça grimpe, ça grimpe, ça grimpe... et j’sais pas, mais il me semble que ça grimpe vite en ciboire! Une vague de chaleur comme celle que nous avons à partir de maintenant, généralement ça n’arrive pas avant le mois de mai non? Quelques fois en avril, d’accord, mais jamais jamais jamais au mois de mars. 
Mais bon, l’être humain étant un animal qui s’adapte, j’en ai profité pour me prendre une longue marche sur l’avenue Mont-Royal en butinant ici et là dans les bouquineries du Plateau. Il y avait un monde fou, vous pensez bien. Pas une seule place de libre sur les terrasses. Ce qui me fait penser qu’il en manque des terrasses à Montréal. Quand on dit que cette ville est un peu européenne, je rigole un peu. Elle ne l’est que sur quelques rues éparpillées dans quelques quartiers. Va te promener dans Ahuntsic, Rivière-des-Prairies, St-Léonard, Montréal-Nord, va te promener partout à l’est d’Iberville, descends dans Hochelaga-Maisonneuve ou Centre-Sud, ces coins-là, tu ne trouveras pas grand-chose d’Européen mon ami. Mais bon, je ne voulais pas pisser du vinaigre ce soir. Changeons de sujet. Ou alors allons nous coucher? Je ne sais pas; j’hésite. Je savoure un peu ma fatigue. Une chouette fatigue physique après deux heures à courir après une balle. Hockey du dimanche soir. Ma fabrique de sueur hebdomadaire. C’est fou ce qu’on peut transpirer pendant deux heures. Mais ça fait un bien énorme. Ça décrasse comme disent les paysans. (Y disent vraiment ça les paysans? Ch’sais ben pas.) J’ai dû mettre 4 ou 5 balles dans le filet et j’en ai assurément raté le triple. Je me suis pété  3 ou 4 crises cardiaques, j’en ai assurément raté le triple. J’ai été directement responsable de 4 ou 5 buts. Les descentes à 2 contre 1, quand c’est moi qui tiens le rôle ingrat du «1», ça me tue. En espadrilles, ce n’est pas la même chose qu’en patins. T’as beau couper la ligne de passe, tu ne glisses pas. Pour reculer, il faut que tu fasses des pas. Sinon tu restes là. Pareil comme dans la vraie vie quoi. C’est logique quand on y pense. Mais quand tu recules en glissant, avec des patins et de la glace qui vient de recouvrir tout ça, c’est facile de couper la passe. Enfin, quand je dis «facile», je veux dire que ça se fait plus aisément. Y a une technique et quand t’arrives à la maîtriser bien-bien, tu coupes 90% des passes. Mais en espadrilles, va savoir, j’y arrive pas. Résultat, c’est le pauvre Raymondo qui écope à chaque fois. La passe transversale nous tue raide tous les deux. Bing! bang! but! Parce que pour le gardien de but, c’est la même chose. Il ne peut pas glisser. Va donc arrêter une balle qui part de la droite, qui traverse à gauche en coup de tonnerre et qui se fait rediriger vers le haut du filet, tout en haut, à gauche et tout ça en deux secondes.  Vas-y voir si t’es si bon que ça. Et en espadrilles en plus. On en reparlera la prochaine fois. Non, mais!
Allez, bonne nuit.

mercredi 14 mars 2012

Ze Craked of Ze Boulzed!


Elle portait un chandail qui laissait voir la naissance du terrible sillon maléfique. La craque de boules comme dirait ma voisine. C’était juste assez pour envoûter et pas assez pour être vulgaire. Juste comme il faut, disons. Convenable. Comme une carte de visite. Pas plus pas moins. C’est court une carte de visite, mais ça dit tout. Son décolleté était comme ça. Juste parfait pour déconcentrer. Elles savent faire les filles. Après elles vous reprocheront d’avoir constamment regardé leurs seins. Moi en tout cas, j’ai travaillé fort pour ne pas regarder. Enfin, disons que j’ai travaillé fort pour regarder quand elle ne me regardait pas. Genre quand elle brassait son jus de fruit, quand elle regardait l’heure, quand elle cherchait la serveuse des yeux. Là ouais, j’ai regardé un max. Pas le choix. C’est le cerveau qui te force à faire ça. Tu peux pas résister. C’est génétique qu’ils disent. Enfin, les mecs comprennent ce que je veux dire. 
Bon, la fille avait une belle paire de seins qu’elle mettait en valeur. Ok, je peux vivre avec ça. Même que je ne suis pas contre. Même que j’aurais applaudi. Mais je me disais que pour une rencontre avec son délégué syndical (par intérim), c’était peut-être un peu trop. Voulait-elle m’envoyer un message? Cette discussion, elle aurait très bien pu se faire au téléphone. D’ailleurs, j’avais à peu près toutes les infos. Je n’allais pas apprendre grand-chose de plus que lors de notre première conversation téléphonique justement. Une conversation d’environ une heure. M’a tout raconté son problème. Nous nous étions quittés en nous connectant sur FB, question de garder contact plus facilement. Alors du coup, après une heure à écouter sa voix, je me suis précipité pour aller voir quelle gueule elle avait, la collègue inconnue. Merci Facebook! Quelle belle époque nous vivons. Bon alors voilà, nous sommes amis FB à peine trois secondes après avoir raccrochés au téléphone. Hop! Direction les photos de voyage, celles où on voit toujours les filles en bikini. C’est comme ça qu’on fait nous les mecs. On n’en a rien à foutre de savoir que nos nouvelles amies lisent Garcia Marques ou qu’elles soient abonnées au Devoir, ce qu’on veut surtout savoir,c’est ce que ça donne en bikini. En plus, c’est permis! C’est chouette. Tu reluques grave et t’as même pas mauvaise conscience. T’as tout ton temps pour bien analyser la chose. Quoi? Qu’est-ce que vous dites? Que nous sommes des voyeurs? Oui sans doute, mais seulement avec les filles exhibitionnistes de Facebook. (Et toc!) Sur ma page, aucune photo de moi en maillot de bain. Mais si vous voulez en mettre, libre à vous; c’est votre choix. Mais ne venez pas vous plaindre quand on va baver dessus. Donc la collègue, ouais, pas mal. Mais voilà-t-y pas que pendant que j’étais occupé très sérieusement à tenter d’évaluer le potentiel de ses mensurations, elle me dérange en m’envoyant un message qui disait «hey, je suis sur ta page FB et j’ai vu que tu connais XYZ. C’est drôle, sa soeur est ma meilleure amie». Ben voilà merde, elle faisait exactement le même exercice que moi! Elle scrutait en long et en large mes archives FB. La coquine! Et comme je suis un mec hautement torturé qui ne pense pas comme les autres, je me suis mis à angoisser grave sur l’évolution humaine. Je me suis dit que finalement, ce que nous étions en train de faire tous les deux ce ne fût ni plus ni moins que ce que font les chiens ou ce que nous faisions quand nous étions primates. C’est-à-dire qu’on se reniflait mutuellement le cul pour évaluer le potentiel d’accouplement du partenaire éventuel, mais tout ça de manière virtuelle et à distance. Pathétique! 
Dimanche soir, c’est elle qui m’a téléphoné pour me proposer ce rendez-vous. Elle voulait parler de son dossier. J’étais surpris. Je ne savais pas trop ce que je pouvais lui dire de plus. Qu’est-ce qu’elle voulait la coquine? Sans doute est-elle resté scotchée sur ma photo FB que mon frère a pris de moi cet été, la seule photo de moi de toute l’histoire de la photographie depuis Daguerre où je n’ai pas la tronche d’un repris de justice? Une belle photo en plus. Très «beau bonhomme le mec», chapeau de pêche et gueule mal rasée. Genre bum de bonne famille. Même que l’associée de mon frère que je ne connais pas, celle très jolie avec sa bonne forme physique est venue cliquée «I like» dessus. J’aime bien cette photo. Enfin bref, la fille, elle m’invitait. Mais pourquoi pas? Comme elle travaille du côté de Terrebonne, on a décidé de se donner rendez-vous dans un Café du vieux quartier le lendemain. Bon, allez, j’avoue, le lundi matin, je me suis rasé parce que j’avais une barbe de plusieurs semaines. Pas par coquetterie, mais bien par souci de ne pas passer pour un gros dégueulasse. Parce qu’une barbe, c’est traître quand tu vas bouffer avec une fille que tu ne connais pas. Ça peut emprisonner des morceaux de fromage ou de j’sais pas quoi que tu va bouffer et que la fille, puisqu’elle ne te connait pas justement, elle te dira pas que  t’as une miette de fromage de coincée dans la barbe. Et tu vas passer le reste de la journée comme un con avec ton chunk de camembert coulant dans les poils de menton. La grande classe. 
Suis arrivé à son café 15 minutes à l’avance. Parce que je suis comme ça moi, je déteste être en retard et quand on me donne une heure, je la respecte et je m’attends à ce que l’autre la respecte aussi. Mais pas les filles. Jamais les filles. Toujours en retard les filles. Jamais à l’heure les filles. Toujours toujours toujours toujours toujours en retard les filles. Va savoir pourquoi, elles ne sont jamais à l’heure. En plus, c’est elle qui me dit «14h30». Criss, c’est pas moi! C’est elle! Alors, pourquoi arriver à 14h40? JE DÉTESTE LES GENS QUI NE SONT PAS PONCTUELS! J’ai toujours l’impression de me faire niaiser. Comme toutes les autres, elle veut juste marquer son coup.  «Tiens, je vais le faire attendre un peu. C’est comme ça que ça marche. Et bla-bla-bla, et patati et patata.» Et je trouve ça con. Et ça m’embête. Et ça me gosse. Et ça me fait chier parce que je n’ai rien à faire et que j’attends comme un con. Et puis quand elle arrive, forcément, je suis un peu en tabarnak et du coup, si elle voulait me faire du charme, ben mon vieux, ça ne marche pas. Parce que le premier truc d’importance pour moi, c’est d’arriver à l’heure et de ne pas faire poiroter l’autre imbécile qui t’attend. Quoi? Qu’est-ce que vous dites? 10 minutes de retard ce n’est pas grand-chose? Ben si justement!!! C’est ÉNORME! Expliquez comment moi qui arrive de Montréal je suis là 15 minutes avant et que la fille qui habite à 10 minutes arrive 10 minutes en retard. Expliquez-moi ça pour voir! Fait chier merde. Enfin bref, elle est là, se présente avec son grand sourire timide et s’attend à ch’sais pas quoi, mais moi, je fuck un peu les présentations parce que je suis un peu à cran. Agressif contenu le mec. Poli, mais sec. Elle n’a que 26 ans, mais moi, j’en ai 48 et ça fait bien 30 ans qu’on me fait le même coup du 10, 15 ou 30 minutes de retard féminin et j’en ai plein le cul comme on dit. Je trouve plus ça drôle et je ne trouve plus ça charmant. Même que je trouve ça impoli, irrespectueux, baveux même. Envie de lui dire que fuck, le minimum ma fille, c’est d’arriver à l’heure au rendez-vous que tu m’as donné. Que je ne suis pas ton chien ni ton esclave. Que ça fait 300 ans que je ne mords plus à ces jeux d’enfants. Que je pourrais être ton père, petite gamine. Et que si j’étais ton père justement, je te passerais un savon que tu ne serais pas près d’oublier. Que ça ne se fait pas un truc comme ça, qu’avant d’être un mec, je suis ton collègue et que comme toi, j’ai droit au respect comme j’ai respecté l’heure de ton ostie de rendez-vous. Que je me suis rasé pour ne pas me prendre des morceaux de camembert dans ma barbe. Que j’ai investi plusieurs heures de cette journée terrestre qui ne reviendra plus jamais dans ma vie juste pour toi et ton dossier. Que j’ai dépensé de l’essence juste parce que tu as demandé de l’aide. Que j’aurais très bien pu rester au bureau et faire le même boulot à distance. 
Mais bon, que voulez-vous, elle s’est assise et a retiré son manteau. Et puis la craque de boules!!!

Ze Craked of Ze Boulzed! 

Du coup, je me calme, je souris, je bave un peu et je ne laisse rien paraître à ma frustration. Je deviens tout doux comme un agneau. Gentil. Servile. Elles gagnent toujours! 
Les salopes!

lundi 12 mars 2012

Jean Giraud


Salut, Jean Giraud, mon ami, mon pote, mon maître! Merci, un million de fois merci! Je t’ai connu quelque part à la fin des années ’60 dans un chalet de Sainte-Émilie-de-l’Énergie. J’étais tout petit. Pas plus grand que ça. En fait, c’est ma mère qui a fait les présentations. Je t’explique. Tu dessinais déjà les aventures du lieutenant Blueberry dans le magazine Pilote. Nous passions nos étés au chalet et avant de partir de la ville, maman s’assurait que nous aurions assez de BD à lire pour nous occuper les jours de pluie. Elle passait dans ce petit magasin de la rue Berri et elle faisait la razzia dans la section des BD. Tintin, Astérix, Les 4 As, Lucky Luke et puis le magazine Pilote. Elle ne savait pas qu’elle faisait ainsi entrer le Cheval de Troie dans sa propre maison. De la culture subversive, des créateurs de gauche, des soixante-huitards contestataires qui maniaient le crayon et la plume, c’était ça Pilote. Et puis de la BD intelligente, qui te prenait pas pour un con. Tout ça était dirigé par le plus génial des rédacteurs en chef de l’histoire, un certain René Goscinny. (Quelle époque! Quel magazine! Quelle pépinière de talents!) 4 garçons à occuper dans un chalet pendant deux mois, c’est costaud comme tâche ménagère. La BD, ç’a été la meilleure idée de ma mère. Ça s’est fait comme ça. Je t’ai trouvé entre une histoire de Philémon et d’Astérix. Ç’a été le coup de foudre vieux fou! Ton coup de crayon!! Ça m’a rentré dedans solide, comme une lame de couteau. Et pas que moi, mes frères aussi! Des histoires de cowboy, tu parles! Mon frère le plus vieux a ensuite commencé à acheter tes albums. Les cinq premiers en tout cas. Je les ai encore. Tout dégueulassés de graisse de chips et de gouttes de Coca-Cola et puis plus tard, de bière. Tous les autres, c’est moi qui les ai achetés. Il m’en manque depuis le temps. J’en ai prêté qui ne me sont jamais revenus. Dernièrement, je pensais me racheter les manquants. Et puis t’avais repris la série depuis la mort de ton pote Jean-Michel Charlier, le génial scénariste. Tu te démerdais pas mal non plus au scénario. Moins de bla-bla, mais plus d’action. C’était bien. J’adorais. Je t’ai connu quand j’avais 6 ou 7 ans, t’es devenu un grand frère. Un qui me montrait à dessiner. J’ai piqué trois ou quatre de tes trucs. Les ombrages hachurés, ça vient de toi. Ça rend le dessin plus vivant, plus dynamique. Et puis voilà que tu meurs mon ami! 73 ans, c’est tout jeune! Qu’est-ce que t’as pensé? On fait quoi nous maintenant? Et Blueberry? Qu’est-ce qu’il va devenir? 
http://www.blueberry-lesite.com/

C’est fou le décalage culturel entre l’Amérique et la France. À l’annonce de ta mort, ici tu n’as eu droit qu’à quelques lignes. Et encore! À Radio Canada seulement parce que sur les autres canaux, oublie ça! En France, t’as fait les unes de la plupart des journaux. (Libération t’a même rendu un superbe hommage en demandant à ton pote Bilal, un des derniers grands, à dessiner la couverture. Quel coup de génie. Un maître qui rend hommage à son vieux maître. Car enfin, Bilal, c’est l’un de tes nombreux descendants. Pas de Giraud, pas de Bilal.) Ici, t’es considéré au mieux comme un créateur mineur, au pire t’es même pas considéré du tout. En France, t’es un Dieu au même titre que Picasso et Van Gogh. Je ne sais pas pourquoi, ici la BD n’a jamais été perçue comme un art majeur. Snobisme ou inculture crasse? Un peu des deux, je crois. En France, les auteurs de BD sont aussi populaires que les écrivains ou cinéastes. Pourtant bordel, tout le monde à qui j’ai fait découvrir Blueberry ont littéralement dévoré. La dernière en date, c’est M... mon amie intello. Elle ne te connaissait pas. Je lui ai refilé ma collection de Blueberry. Elle a été deux semaines à ne plus sortir de sa maison. Elle n’a fait que te lire et admirer tes dessins. Elle avait hâte de se coucher pour te lire dans son lit. T’as ce pouvoir là enfoiré! 
Tu signais Giraud, tu signais parfois simplement Gir et pour la partie plus fantastique de ton oeuvre, tu signais Moebius. J’avoue que j’ai plus aimé Giraud à cause de Blueberry. Mon histoire préférée, c’est le diptyque La mine de l’Allemand perdu et Le spectre aux balles d’or. Pu-tain tu m’as fait capoter avec cette histoire-là! ( Oubliez le premier commentaire écrit par un crétin. Lisez plutôt les autres. http://www.bedetheque.com/fiche-607-BD-Blueberry-La-mine-de-l-allemand-perdu.html ) Je n’ai plus ces deux albums. J’ai prêté à un type qui vit maintenant à Toronto. Aussi bien dire que je ne les reverrai plus jamais. Mais je vais les racheter. Dans ces deux albums, comme tu l’as fait souvent dans ta carrière, tu explores de nouvelles recherches picturales. Ici, tu deviens carrément cinématographique. L’affrontement entre Blueberry et les deux chasseurs de primes est carrément à se rouler par terre. Un jalon important dans la BD moderne. Le  héros qui profite du contre-jour pour aveugler ses adversaires et les poivrer d’une balle chacun, mon vieux, c’est juste malade. Je ferme les yeux et je revois ton dessin. J’ai l’impression d’entendre les coups de feu. Comment tu fais ça??? 
Hey vieux, je te laisse. Je dois me coucher parce je travail demain. Je voulais juste te dire merci pour avoir toujours été là quand ça n’allait pas dans ma vie. Je suis triste de te perdre vieux sage, monsieur mon maître. T’as été quelqu’un d’important pour moi. Au même titre que les Beatles et les quelques autres qui me font dire que cette vie-là vaut quand même la peine d’être vécue. 
Le petit garçon de 6 à 49 ans te dit merci Jean Giraud, Gir, Moebius, du fond du coeur.