Y a une grande page blanche sur mon écran. Dès que j’écris des mots dessus, elle se secoue comme un chien mouillé et voilà que toutes les lettres s’envolent aux quatre coins de la pièce. Il n’y a rien à faire. Trente minutes que ça dur.
Pourtant des trucs sur lesquels écrire, ce n’est pas ça qui manque en ce bas monde. Tenez, juste hier par exemple, j’ai revu Boris. C’était notre rendez-vous annuel des anciens de cette boîte de sondages qui n’existe plus depuis que nous avions décidé d’y monter un syndicat. Ça s’était soldé par un Lockout de 2 ans avant que la CSN ne jette l’éponge. Ça fait quoi? 12 ans? Quelque chose comme ça.
Boris, MB, PT et moi sommes les derniers survivants à tenir encore le fort en mémoire de cette belle bataille du temps jadis. Pourtant, la liste de paie comptait plus de 100 employés. Où sont-ils tous rendus? Fouille-moi chose. Je ne sais pas. Le temps les a secoués comme un chien mouillé.
Boris donc.
Il a maigri terriblement et bien qu’il ait le même âge que moi, fuck, on dirait qu’il brigue la soixantaine pour bientôt. Ça vient de son alimentation. Boris est en effet un fervent amateur de la saucisse hot-dog crue qu’il se bouffe avec de l’ail (cru aussi) en accompagnement. Ça vient aussi de son ACV qu’il s’est tapé il y a quelques années suite à son alcoolisme. Ça vient aussi de son isolement. Comme ça vient aussi de son manque d’activité physique. Mais ça peut venir aussi du fait qu’il n’a jamais embrassé une fille de sa vie et, bien sûr, encore moins couché tout nu avec l’une d’elles. À bientôt 49 ans, je crois que l’on peut dire sans trop nous tromper que le processus est largement trop avancé pour être réversible. C’est triste à dire, mais Boris va sans doute crever puceau. D’ailleurs, rendu où il en est, ça vaudrait p’t’être mieux ainsi parce que je vais t’dire, la première qui s’y risquerait, c’est avec un Méga Tsunami de foutre qu’elle aurait à composer. Pauvre fille! Espérons qu’elle n’oubliera pas de porter un gilet de sauvetage. Et puis une moto marine pour mieux s’éclipser après les premières éruptions. Car oublions les comdons, ça ne serait pas suffisant. C’est des écluses que ça prendrait comme protection. Et même encore. Des briseslames tiens. Sans parler qu’il faudrait évacuer la ville avant et grimper sur les hauteurs du Mont-Royal, question de sécurité. Un mec qui n’a jamais baisé à 48 ans, c’est certain que ça provoquerait une lame de fond assez dévastatrice. Oubliez le surf et courez pour vous mettre à l'abri.
Bon, j’exagère un peu. N’empêche, c’est un puceau et dans une bande de mecs, surtout quand les mecs en question sont tous dans la quarantaine, ça ne pardonne pas. La tête de Turc, c’est lui. Toujours. Tout le temps et ça fait plus de 25 ans que ça dur. Remarquez, il travaille fort pour le rester. Même si on ne se voit plus qu’une fois par année, il reprend automatiquement sa place quand on se retrouve tous les quatre. Le con du diner, c’est lui, même si ce n’est pas voulu.
Allez, ne soyez pas outrés par mes mots un peu durs. On l’aime bien quand même notre Boris. C’est notre mascotte et il accepte très bien son rôle. Bien sûr on se moque de lui. Bien sûr je me paie sa tête sur ces pages. Mais je continue à le fréquenter (à très petite dose, c’est vrai) depuis plus de 25 ans maintenant. Mais vous, dites-moi, quand s’amène dans votre groupe un énergumène socialement inapte, que faites-vous? Allez, je vais vous aider à répondre. Vous le rejetez et le confinez sans remords dans sa solitude. N’est-ce pas?
Du coup, ben merde, foutez-moi la paix avec votre petite morale hypocrite. Vous n’avez pas de leçon à donner à personne parce que nous, on garde un oeil dessus. On veille à ce qu’il ne commette pas de connerie, même si ça nous coûte parfois de pénibles journées à le supporter. C’est pour ça qu’on se donne le droit de nous foutre gentiment de sa gueule. On se rembourse pour toutes les conneries qu’il nous a fait endurer depuis des années.
Le Boris donc, il avait une grande nouvelle à nous annoncer. En fait non, il ne voulait rien annoncer du tout. Il faisait simplement pimenter sa conversation de Lucille par-ci et de Lucille par-là. Comme un ado qui fréquenterait une fille pour la première fois et qui ne peut s’empêcher de nommer le prénom de sa douce pour un oui ou pour un non.
- Cou’donc Boris, la Lucille, c’est-t-y ta blonde?
Après une vague hésitation calculée et pimentée par un large sourire, il a répondu à la Boris «On pourrait dire ça». Forcément, nous, pas dupes, on s’est tout de suite lancé sur le morceau. Je crois que c’est MB qui a lancé la première salve.
- Est-ce que vous vous êtes vus tout nus?
C’est notre genre d’humour à nous. Fin et subtile. Boris louvoyait, sans dire oui, mais sans dire non. Forcément, on savait que c’était non. Il a juste répondu «Je ne vois pas pourquoi je répondrais à une question comme ça» voyez le genre? Un mec qui se retrouve entre potes de mecs qui se connaissent depuis des décennies ne répondrait pas un truc comme ça si vraiment il s’est tapé la fille. Ou alors tu fais pas chier le peuple à lancer son prénom pour un oui ou pour un non. Tu gardes le truc pour toi ou si ça te cogne vraiment contre la poitrine tellement c’est fort, t’en parles juste à ton meilleur ami ou alors à ton grand frère si tu veux être certain que ça ne sortira pas en public. Mais si tu galvaudes le prénom de la fille, là ouais, c’est que tu forces une occasion pour te vanter de tes exploits et t’attends juste la première question du clan pour te confesser autour du feu, après la chasse au Mammouth. Ou alors t’es qu’un ado qui tripe sans avoir consommé. Et Boris, qu’on le veuille ou non, et même s’il va avoir 50 ans dans quelques mois, c’est en quelque part un ado qui n’a pas consommé. En tout cas, c’est ce qu’on a tout de suite deviné par sa réponse de con. Donc, après avoir refusé de répondre à la question très simple qui demandait simplement s’il avait couché avec elle, moi, terrible humoriste sadique, j’ai relancé du tac au tac.
- Est-ce qu'elle te suce au moins?
Éclat de rire général chez MB et PT qui, comme moi, partagent l’amour des bons mots lancés avec subtilités. Ça figé net notre Boris qui, pour de dépêtrer de la situation, nous a raconté toute l’histoire de Lucille. Elle tenait un café où il avait ses habitudes. Elle a vendu son commerce au printemps dernier parce qu’elle avait des ennuis de santé et devait passer de longs mois à l’hôpital. Voilà t-y pas que notre Boris décide un jour d’aller la visiter à l’osto. Elle s’étonne, mais apprécie néanmoins le geste. Il retourne la voir, puis encore et encore. Finalement, il lui consacre trois jours entiers par semaine juste pour la visiter. (Il faut savoir que Boris est sur le BS depuis des siècles et à part dormir, il ne fait rien). Elle a subi une grave opération à la hanche et ne se déplace qu’avec une marchette orthopédique, comme une vieille. Elle quitte l’hôpital en novembre, mais doit aménager dans un nouveau logement. Elle demande de l’aide à Boris qui, bien sûr, s’empresse de l’aider (on ne sait trop comment puisque notre Boris se promène avec une canne depuis son ACV... ) Puis, vient ensuite la grande demande. Elle lui propose d’habiter avec elle le temps qu’elle ne se remette de son opération. Échange de bons procédés, elle vient d’aménager dans une maison et lui offre le gîte en échange de son aide. On n’ose y croire. C’est de la science-fiction. Ça doit cacher quelque chose. On aura la réponse plus tard, après que MB nous eut cassé les oreilles avec sa copine de 19 ans plus jeune que lui. La conversation dévie alors sur les différences d’âge dans les couples.
- Et toi Boris, Lucille est plus vieille ou plus jeune que toi?
- Plus vieille.
- Genre, dans la cinquantaine?
Il hésite.
Là, un silence se fait dans le groupe. Quelque chose va se passer. Il se passe toujours quelque chose avec Boris dans une soirée. Voilà le moment. On le sait, on le devine, on le sent même si personne ne se concerte. C’est une certitude avec lui. C’est toujours comme ça depuis 25 ans. Que ce soit pour frencher le berger allemand d’un coloc parce que trop saoul ou pour exécuter une danse irlandaise tout seul qui finira par faire rappliquer les flics, Boris possède une gamme infinie pour faire basculer les soirées de manière à ce qu’on ne se souvienne que de lui. Quelque part, c’est un artiste. C’est moi qui dirige les questions. J’y vais doucement parce que je sais que mon gibier vient de se prendre dans le piège, mais qu’il peut encore s’échapper. Je prends ma voix la plus «au-dessus de tout ça» possible et je relance.
Il sourit. Il aime quand c’est lui qui retient l’attention et là, il sait qu’il vient de marquer un coup. Nous sommes tous suspendus à ses lèvres. C’est la situation qu’il préfère. Obnubilé par cette futile fierté, il ne réalise pas qu’il se met lui-même la corde autour du cou. Il répond, mais d’un ton plus bas.
Là, nous savions que nous tenions quelque chose. Une fois de plus, Boris allait faire la soirée. Nous retenions notre souffle et plus personne ne parlait. Je poursuivais sur le même ton, sachant qu’il ne pouvait plus maintenant reculer. Il venait de dire qu’elle avait plus de soixante ans, il lui fallait maintenant aller jusqu’au bout.
Boris ne fume plus depuis quelques mois, mais j’ai vu après ma question qu’il aurait drôlement aimé fumer encore. Il se frottait les mains, regardait mon paquet de cigarettes en souriant amèrement. Il leva ses yeux vers les miens pour me répondre. Il réalisait qu’il avait trop parlé, mais que c’était trop tard. Se sachant cette fois coincé, il prit un ton de voix assuré. Courageux, il assuma sa grande gueule.
Là, ce n’était même plus un silence qui planait dans mon logement, mais un état de choc généralisé. Jusqu’où allait-il faire monter les enchères? Sacrament, ça voulait dire que la fille dont il nous cassait les oreilles depuis le début de la soirée avait plus de 70 ans. Ce n’était plus de la surprise qui nous étouffait, mais une certaine frayeur. Comme moi, je savais que les potes voulaient maintenant qu’il n’aille pas plus loin. Alors au lieu de dire «80 ans», j’ai coupé la poire en deux, question de donner à tout le monde une chance de respirer.
- Genre quoi? 75 ans?
- Ouais... c’est à peu près ça.
Y a personne qui a fait des blagues après ça. Boris, il tripe sur une dame qui a 75 ans et qui vit toute seule. Il s’occupe d’elle et lui épargne la honte de devoir se montrer en public en marchette. Il va faire son épicerie, l’aide à se déplacer, défait ses boîtes et l’aide à aménager, lui fait à bouffer, mais il ne couche pas avec elle. Pourtant, et on le sait parce qu’on connaît notre Boris, il l’aime. Mais pour notre Boris justement, c’est tellement rare une femme dans sa vie que baise ou pas, que 18 ou 75 ans, il s’en fout. Il vient d’en trouver une qui a besoin de lui et il tripe comme un ado.
Laissons-les triper. Tous les deux en ont besoin. Plus de blagues à la con. Respect pour Boris. Et puis laissons-lui le dernier mot. Il le mérite pour une fois. Regardant MB et parlant de ses vantardises à l'effet que sa blonde avait 19 ans de moins que lui, Boris lui a lancé ceci «Je te bats. J’ai 26 ans de différence avec Lucille»