Au détour de son quotidien auto-boulot-dodo, elle est passée à la
succursale pour me faire un coucou. Ça faisait quoi ? 6 mois au moins
qu’on ne s’était pas vus ? Peut-être plus. En fait, sans doute plus. Le
temps passe tellement vite mec. Et puis c’est le genre à disparaître pendant
des mois, et des mois, et des mois.
Et puis hop, un bon jour, un petit texto, un petit « coucou »
dans ton courriel.
« Comment tu vas mon p’tit pote ? »
C’est chouette de se faire appeler « mon p’tit pote » par une
jolie fille qui a l’âge de ta fille. Comment dire ?
Ça t’as un petit soupçon d’éternité qui te fait drôlement du bien quand
tu commences à perdre sérieusement tes cheveux, et ta vision, et ton ouïe, et
ta mémoire… oui bon, arrêtez moi kékun !
J’étais en train de faire un dépôt quand elle est arrivée. M’a dit de
continuer mes trucs, de prendre mon temps, qu’elle allait en profiter pour
flâner devant nos produits. Tu penses bien que mon dépôt, je te-me-l’ai expédié
vite fait bien fait. Où c’est que t’as vu un gars prendre son temps pour faire
une tâche administrative quand la fille qui l’attend n’aurait qu’à se pointer
au coin de Peel et de Sainte-Catherine pour créer des carambolages
monstrueux ?
Hein ?
Quoi ?
Kess tu dis ?
Belle comment la fille ?
T’as
une place pour toi devant elle.
Là, juste
là, à ses pieds.
Ça fait
de l’ombre.
C’est
là où il faut que tu t’allonges.
Ô
minable mâle !
Face
contre terre.
Les
bras en croix.
Pour te
soumettre.
Et
dire : merci la vie !
Belle comme ça mec, belle comme ça.
Devant l’étalage des spécialités où elle m’attendait, elle me faisait
dos et dans mon déplacement plus du tout professionnel pour me rendre jusqu’à
elle, j’ai pu la voir de loin et me la bouffer des yeux en me disant que sur
les 7 milliards d’individus sur terre, j’étais à cette seconde précise
probablement dans le top 10 des plus heureux quinquagénaires qui respirent
encore ici bas. Bien sûr, ça ne durera pas parce que t’as le loyer à la fin du
mois, les témoins de Jéhovah qui viennent cogner à ta porte les dimanches
matin, les abrutis qui voteront encore comme des lavabos aux prochaines
élections, mais là, je veux dire là-là, j’étais vraiment heureux. J’aurais pu
passer les 20 prochaines années à rester là et à la regarder fouiner les
bouteilles de vin.
C’est touchant de regarder une jolie fille qui te dit « p’tit pote »
pendant qu’elle fouine dans la bouteille de vin.
Comment dire ?
Ç’a t’as un petit parfum de paradis indescriptible, une puissante
émotion qui te fait accepter l’idée que des fois, oui des fois, la vie est
belle. Que cette petite pote qui a toujours été si gentille avec toi ne te fera
peut-être pas oublier la douleur des êtres disparues, mais qu’à tout le moins,
son sourire qui se dessine juste pour toi (juste pour toi mec !) possède
la faculté curative d’en atténuer quelques effets.
Quand elle est là, il n’y a plus qu’elle dans ta tête et c’est énorme
comme baume sur tes blessures.
Les belles filles comme voilà-t-y pas ma petite pote, c’est une belle
invention quand on y pense.
On s’est fait la bise en se prenant dans nos bras. J’étais un peu comme
un ado maladroit. Un peu paniqué aussi parce que je ne savais pas trop si je
devais la serrer fort, ou juste un peu moins fort, ou carrément pas fort du
tout. Ç’a donné quelque chose d’un peu maladroit mais quand même sympathique.
Elle resplendissait devant me yeux qui n’en demandaient pas tant. Après
quelques mots de circonstance, je lui ai montré les spécialités et je lui ai
dit : choisis ce que tu veux boire. Y avait pas de patron. Et de toute
manière, le patron il aurait été là que je n’en aurait rien eut à foutre. Notre
succursale, elle est à nous, pas aux patrons. C’est comme ça que ça marche chez
nous.
Venez nous voir, on vous paie un coup.
On a opté pour un Gevrey-Chambertin. D’abord parce que c’est un vin que
Napoléon adorait. (Il n’en buvait qu’un verre au repas) Et aussi parce que
c’était l’un des plus chers que nous avions. Mais on n’a pas eu le temps de le
faire respirer et la température n’était pas adéquate. On a donc balancé nos
coupes dans le lavabo, comme des millionnaires. J’ai ensuite été piocher dans
la réserve personnelle de mon pote et collègue et j’ai sorti de derrière les
fagots un Brunello à 60 balles qu’on s’est sifflé tous les deux tranquillement,
doucement, pendant que je la regardais être heureuse d’être avec moi.
Elle portait un jean’s serré qui lui faisait un cul d’enfer que tu ne
peux même pas imaginer à quel point ça peut être agréable pour les yeux. Et
puis un genre de blouse un peu large au niveau du col qui faisait que
lorsqu’elle se penchait pour se verser du vin, ou juste pour rire de mes
blagues, ou juste pour être bien en se replaçant sur sa chaise, je voyais
l’espace d’une seconde le galbe de ses seins naissants qui venait me tuer avec
mille couteaux. Et tu te souviens de l’effet sur tes paumes, et des bourrasques
rosées sur tes lèvres affamées. C’est où qu’il faut signer les papiers pour se
soumettre ? Mais en même temps, que de respect pour ce chef d’œuvre.
Et en plus, oui en plus, elle dit « mon p’tit pote ».
Tas une
place devant ses pieds.
Ça fait
de l’ombre.
C’est
là où il faut que tu t’allonges.
Sur le
plancher.
Ou
l’asphalte.
Ou la
neige.
Face
contre terre.
Les
bras en croix.
C’est
là que J’aurais fais ma maison.