Je me souviens du titre d’un film qui jouait dans les années ’80 : Jonas qui aura 20 ans à l’an 2000.
Je n’ai jamais vu le film, mais le titre m’est toujours resté en mémoire. Cela vient du fait que dans ce bar où nous avions l’habitude de pocher nos cours au Cégep, l’affiche est restée accrochée au mur pendant des mois. Et comme ce bar était en quelque sorte notre seconde maison, forcément, ces quelques mots me sont restés pour les avoir lus et relus des centaines de fois sans m’en rendre compte.
C’était au début des années ’80 et la bière aidant, il m’arrivait souvent de penser à ce que serait le monde à l’an 2000 quand d’aventure il m’arrivait de m’attarder dans ce bar. Il m’était bien difficile de me dire si ce petit Jonas dont il était question avait de la chance ou pas de toucher un jour ses 20 ans au tournant du millénaire, mais je me disais que tout de même, c’était quelque chose d’un peu science-fiction que de se projeter aussi loin dans l’avenir. Car l’an 2000, c’était quelque chose que nous évoquions depuis la petite école et que dans nos imaginations débordantes nous apparaissait comme le summum de quelque chose qui allait sans doute se situer entre Stanley Kubrick et Monsieur Spock.
Mais le titre de ce film 1000 fois répété dans ma tête d’étudiant peu scrupuleux de la ponctualité scolaire fut, je crois le premier élément qui me fit réaliser que cette date (l’an 2000) n’était plus tout à fait fantaisiste. Calculée comme ça, selon la vie humaine et en prenant comme repère un gamin, elle devenait douloureusement concrète.
Ce matin, dans mon lit et alors que le sommeil se battait en duel avec le réveil, le titre de ce film m’est revenu et j’ai réalisé non sans étonnement que cet enculé de Jonas avait maintenant 30 ans et que s’il continuait ainsi, il allait bientôt atteindre les 50 ans et que là, vraiment, il allait commencer sérieusement à me faire chier. J’ai pensé qu’il serait peut-être bon de payer quelqu’un pour abattre ce Jonas, cet empêcheur de dormir en rond qui s’obstine par des moyens détournés à nous souligner l’inexorable avancée de nos corps plus tout à fait jeunes et déjà fortement éprouvés par la marche du temps. Je songe à mettre un contrat sur son nom.
Comme ça, gratuitement.
Tout ça pour dire que je viens d’atteindre mes 47 ans et que la semaine dernière, j’ai découvert dans ma barbe une concentration inquiétante de poils blancs. Le choc, quoique furieux, ne le fut pas autant que le jour où j’ai découvert mon premier poil de couilles blanc. Là oui, ce fut violent mes amis et je ne vous raconte pas l’angoisse qui en avait suivi. Le premier poil de couilles blanc, c’est la fin du monde qui vous prend là où ça fait le plus mal. Car on a beau dire et beau faire, l’image n’est pas que symbolique, elle tue dans sa concrète application par le fait qu’il n’y a pas une fille au monde qui rêve à 20 ans d’un type dont le blanc des poils de couilles éclaire l’obscurité de la chambre à coucher. Faut pas rêver! (Ou alors faut me refiler leurs numéros de téléphone!) Du coup, je l’avais arraché aussi sec non sans plisser des yeux et échapper un «Aïe!» bien appuyé. Mais je savais que ce n’était plus qu’une question de temps, que le blanc de ce poil assassin allait bientôt engendrer d’autres angoisses capillaires.
Voilà, c’est fait. Dans ma barbe, le virus de la décrépitude s’étend maintenant comme un cancer.
- Drrring..... Pizzéria Papa Tony. Z’écoute.
- Monsieur Tony?
- Ma ké? C’est qui qui parle?
- Je préfère pour l’instant ne pas me nommer.
- Cé pour lé pizza?
- Pas exactement. Je... hum... on m’a dit que vous offrez un service particulier moyennant une somme substantielle.
- Ah! Zé vois. Cé quoi lé nom.
- Jonas.
- Lé pétite encoulé qui vient d’avoir 30 ans?
- Précisément.
- Quand?
- Le plus tôt possible.
- Et cé comment qué tou mé règle tout ça?
- Cash monsieur Tony. Cash.
- Cé comme si c’était fait.
- Merci monsieur Tony.
- Zé préfère que tou ne prononce pas mon nom dans lé téléphone.
- Très bien. Merci.
- Ciao... (on entend la voix de Tony qui tonne dans son restaurant juste avant qu’il ne raccroche le combiné) Hey! Luigi! Zé oune livraison spéciale pour toi...