mercredi 10 mars 2010

La ruée vers l'or

Hier, en me retapant pour la 12,098,234e fois Gold Rush de Charlie Chaplin, je me suis mis à songer une fois de plus à l’importance que prend la bouffe dans ses films et je suis étonné qu’aucun critique de cinéma (du moins à ma connaissance) ne se soit penché sur le sujet.

C’est particulièrement saisissant dans ce film où Chaplin réussit à transformer une scène horrible de quasi-cannibalisme en un moment d’anthologie du cinéma comique. Je parle bien sûr de la fameuse scène dans la cabane où aux prises avec la faim, le compagnon de Charlie hallucine et voit ce dernier comme un alléchant poulet. Aujourd’hui, la scène semble un peu surannée, voire complètement clichée, mais c’est oublié que c’est précisément dans ce film que cette image du fantasme sublimé est apparue pour la première fois dans l’imagerie populaire. Elle sera ensuite abondamment plagiée sous toutes les formes possibles et imaginables et même Hergé ne pourra y échapper quand le Capitaine Haddock, dans une crise de delirium tremens, verra dans son délire Tintin se transformer sous la forme d’une bouteille d’alcool. (Je crois que c’est dans l’album Le crabe aux pinces d’or, mais je ne suis pas certain.)

Dans une scène précédente, et toujours tenaillés par la faim, les deux compagnons en sont réduits à manger une des bottines à Charlie que ce dernier a fait cuire en prenant des allures de grand cuistot. Je m’éclate à chaque fois quand il entortille son lacet avec sa fourchette à la manière d’un spaghetti.

Quand on y pense, ces deux scènes sont atroces par leur symbolisme mais toute la magie de Chaplin tient justement à son incomparable faculté de prendre un sujet de drame et de le transformer en un gag de génie.

À noter que pour ces deux scènes, Chaplin s’est inspiré de faits réels survenus au milieu du 19e siècle où dans un coin reculé du Mid West américain, des gens coincés dans un cabane isolée pendant une tempête de neige ont d’abord bouffé leurs souliers pour ensuite passer quelques jours plus tard à l’étape ultime, c’est à dire manger le premier de leur compagnon qui avait succombé à la faim.

Bouffe et Chaplin? Comment ne pas penser à «la machine à manger tout en restant actif sur la chaîne de montage» dans le film Modern Times?

Le Taylorisme poussé à son excès, une féroce dénonciation des conditions de travail des ouvriers d’après la crise de ’29 et d’avant la Seconde Guerre Mondiale. Drôle à pisser dans ses culottes mais en même temps, douloureux à supporter. C’est paradoxale mais c’est ça quand même. L’ouvrier cobaye et déshumanisé devant la montée des excès de la production de masse, c’est insupportable mais justement, quand l’ouvrier cobaye est personnalisé par Chaplin, on en rit! La grande comédie féroce et politique du cinéma italien des années ’50, ’60 et dans une moindre mesure, des années ’70 tire directement ses racines de cette unique scène.

Dans ce même film, et toujours pour rester dans la bouffe, il est à noter que la femme dont s’entichera Charlie apparaît au début en volant un régime de bananes pour nourrir sa famille. On note aussi plusieurs autres scènes rigolotes dont le sujet tourne autour de la bouffe. Le machiniste coincé dans les immenses ressorts de sa machine et dont seule la tête renversée sort du monstre mécanique. Charlie lui donne un coup de main pour manger en lui enfilant sandwich, café et crudités par la bouche. Notons aussi les rêves où l’on voit Charlie et son amoureuse dans une maison douillette où il n’a qu’à siffler pour qu’une vache laitière apparaisse et lui donne son lait.

Dans The City Lights, la scène du savon dans le sandwich de même que la tête du chauve couronné qui se transforme en pâté dans une soirée mondaine bien arrosée en sont d’autres exemples.

Dans The Circus, Charlie se fait joyeusement poursuivre par les flics après avoir chipé des pâtisserie (de mémoire. Ça pourrait être aussi des charcuteries... je ne me souviens pas trop.) Ce qui l’amènera malgré lui à se réfugier dans le cirque et d’introduire son sujet de film.

Il y avait 24% de chômeurs aux USA quand Chaplin était au sommet de sa gloire. Soit une personne sur quatre. Il n’existait pas de filets de sécurité sociale et la bouffe représentait donc une obsession compréhensive du quotidien du citoyen moyen. Faute de mieux, pouvoir en rire soulageait. Chaplin avait parfaitement comprit ça.


La collection DVD de Chaplin que j’achète offre des suppléments intéressants. Dans celui que j’ai visionné hier, on montrait un les dessous d’un film sur les chercheurs d’or contemporains au Burkina Faso réalisé par Idrissa Ouédraogo. Même pauvreté, même quête du rêve. Pour l’occasion, on a fait visionner à des enfants d’un village perdu en pleine brousse le film The Gold Rush et on a filmé leur réaction.

Conclusion?

Même 86 ans après la réalisation du film, et sans référence (la plupart des enfants n’avaient jamais entendu parler de Charlie Chaplin), l’effet était le même que ceux qui l’ont vu en 1924. Les gamins se bidonnaient comme des malades. J’avoue que j’avais une petite larme en voyant ces enfants rire aux éclats devant les prouesses du plus grand génie du rire alors que 86 années les séparaient du jour où ces gags furent filmés. C’est là que j’ai réalisé que le génie de Chaplin est éternel et que des enfants du 22e siècle riront encore en visionnant ces chefs- d’oeuvres.

Ouédraogo disait devant la caméra que pour lui, et depuis son enfance, il n’avait jamais vu le personnage de Chaplin comme un blanc. Qu’il n’était pas noir non plus. Qu’il se situait au-dessus des identifications raciales en ce sens où sa force reposait justement dans sa faculté à représenter la beauté du faible dobligé de se battre tout seul face aux puissants. Que la misère n’a pas de couleur, qu’elle est partagée équitablement dans sa souffrance comme une confrérie universelle devant la quête de la survie. Il ne l’a peut-être pas dit exactement comme ça, mais ça voulait dire la même chose.

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