Le
vent du nord était tombé et nous remontions la pente de la rue St-Denis qui
mène à la rue Sherbrooke en nous remettant à parler de l’extinction possible de
la race humaine. « Tu savais que pour produire un 1 kg de viande de bœuf,
ça prend 16 kg de céréales et 150 000litres d’eau ? » Comme moi, elle
croyait qu’il était déjà trop tard pour que la civilisation ne parvienne à
appliquer le coup de barre nécessaire qui lui donnerait l’assurance d’un
lendemain qui serait autrement qu’apocalyptique. Nous en avions convenu après
de longs échanges sur la question devant nos pichets de bière blanche. Pour ma
part, je considérais que le point de rupture s’était produit au néolithique, au
moment de la sédentarisation de l’homme et de sa victoire à peu près définitive
sur les famines grâce à sa maîtrise nouvelle de l’agriculture et de la
domestication des animaux. Ayant désormais la possibilité de contenter son
ventre après des dizaines de milliers d’années de lutte contre la faim, il
aurait dû en profiter pour mettre la même énergie à contenter son cerveau. Elle
cessa de marcher et me regarda droit dans les yeux.
-
Explique !
-
J’veux
dire qu’il s’est passé un drôle de truc à ce point précis de l’évolution. Après
avoir traversé les siècles en survivant grâce à l’esprit de groupe, voilà que
la sédentarisation fera en sorte que le sens de la collectivité bifurquera vers
celui de l’individualité. On accumule des denrées non plus pour la survie du
clan, mais pour son propre profit. Ce qui me fait dire que…
Elle
me coupa la parole, agacée par mon explication et se remit à marcher en me
balançant son point de vue personnelle de la chose.
-
On
appel ça la naissance des sociétés organisées. Ça chie depuis les Sumériens de
la Mésopotamie et ça n’a pas changé depuis. Toujours les mêmes systèmes qui ne
fonctionnent essentiellement que sur une imposition des inégalités. Les plus
puissants sont les tenants des règles et les plus faibles ou les moins adaptés servent
de main-d’œuvre aux plus puissants. Entre les deux, les intermédiaires occupant
des métiers incontournables pour faire fonctionner tout ça : potiers,
tisserands, charpentiers et j’en passe. Ce sont eux qui formeront la
bourgeoisie plus tard.
-
Oui
mais ce que je voulais dire…
-
Toutes
les sociétés successives ont repris le même schéma en y changeant simplement
les mots et les titres. Mais la base restera toujours la même :
exploitation aveugle des ressources et exploitation de l’homme pour le profit
des quelques dominants. Avec en bout de ligne les mêmes résultats, c’est à dire
l’effondrement total à court ou à long terme de leur civilisation pour cause de
surexploitation. – Je t’ai déjà parlé de l’Île de Pâques ? – Et la
dernière société en date, la nôtre, ne fera pas autrement mon cher. Mais cette
fois, ce sera vraiment la dernière. Où c’est que t’as vu une autre planète où
l’on pourrait tous déménager ? Mais excuse-moi, je crois que je t’ai
interrompu. Tu disais ?
-
Je
disais que l’invention de l’agriculture aura été une superbe occasion ratée.
C’était le temps plus que jamais de maintenir le sens de la collectivité en
profitant de ses premiers moments relax de son évolution pour méditer sur le
sens de la vie. Je veux dire tous ensemble, collectivement, fraternellement et
après chaque bon repas partagé. T’imagines où l’on en serait aujourd’hui si ça
s’était passé comme ça ? T’imagines le niveau de conscience que l’on
aurait atteint après des milliers d’années de méditation collective ?
Après la victoire du ventre, celui du cerveau ! Plus de pauvreté, plus de
famine, plus de maladie, plus de guerre…
Quand
je lui ai expliqué ça, elle m’a fait une de ces gueules !
-
Mon
pauvre, ton analyse est franchement trop romantique à mon goût.
Elle
disait que je compliquais trop les choses. Pour elle c’était beaucoup plus
déprimant et, du même coup, beaucoup plus simple à comprendre. Puisque la seule
fonction dominante étalée sur les cent quelques milliers d’années d’existence
de l’homo sapiens sapiens ne fut que
la prédation continue de toutes les composantes vitales de la planète, nous
devions logiquement considérer sa présence uniquement qu’en tant que parasite
biologique. Un accident désastreux dans la grande chaîne évolutive du Vivant.
-
T’auras
beau me parler de la conscience intrinsèque du Moi, du je pense donc je suis de l’autre abruti, de la Grande Marche de
l’évolution humaine, je n’y crois plus mon cher. Ce n’est pas l’individu qui
pense qui est en cause ici, mais plutôt la masse qui ne pense pas. Et c’est
justement cette masse aveugle et abrutie qui sera la cause de notre effacement.
Les effets de son évolution sur cette
planète sont en tout points comparables à ceux d’un féroce cancer sur le corps
humain. C’est pour ça que je dis qu’il n’y a rien à faire, que tout est perdu
d’avance et qu’il vaut mieux profiter maintenant de chaque instant de bonheur
qui nous tombe dessus parce que crois-moi, demain il sera trop tard.
-
À ce
point ? Tu ne crois pas que l’homme finira un jour par se réveiller ?
-
Explique
moi comment.
-
J’sais
pas. Tiens, par exemple, supposons qu’on découvre demain un astéroïde gros
comme la Russie qui se dirigerait droit sur nous, que l’impact serait prévu dans
à peine une génération. Ne crois-tu pas que l’humanité toute entière s’unirait
pour essayer de trouver une solution ?
-
Aaaaaahh
mais qu’est-ce que tu es naïf ! Mais ton astéroïde existe déjà ! Même
qu’il n’y a que ça des astéroïdes qui foncent sur nous. Tiens, au hasard comme
ça, tu savais que l’Organisation des Nations Unis pour l’Alimentation estime
que 80% de toutes les espèces de poissons sont considérées comme étant
pleinement exploitées et qu’au rythme où vont les choses si rien ne se fait
maintenant, les océans seront vidés d’ici 40 ans ? Oui tu le sais,
comme tout le monde le sait. Et pourtant, que fait notre bon homo sapiens sapiens pour remédier à la
situation ? Pour réparer les dégâts ? Pour contrer cet
astéroïde ? Pour empêcher cette course sans fin vers notre propre
extinction ? Rien ! Non attends ! Ce n’est pas vrai qu’il ne
fait rien. Il fait pire encore. Comment ? En profitant de la situation
pour s’enfoncer d’avantage vers son abime en commercialisant cette catastrophe
pour en faire un objet de luxe. – Tu sais combien coûte un sushi au thon
rouge ? – Alors quand tu me parles d’idéal moral, permet moi de rigoler.
Une cellule cancéreuse n’a ni conscience ni moral.
Elle
avait une vision du monde mille fois plus déprimante que la mienne, ce qui fut
pour moi une rafraichissante découverte. Jusque là en effet, je croyais être le
champion toutes catégories à ce niveau, le seul au monde à peindre la destiné
humaine avec de la grosse peinture noire étalée sur quatre ou cinq couches
d’épaisseurs. Cette découverte était un cadeau du ciel parce que je trouvais
enfin quelqu’un avec qui échanger sur ces sombres choses sans passer pour un
dépressif obsessionnel ou sans donner à mon interlocuteur l’envie de se foutre
à l’eau. Mieux encore car contrairement à moi, elle en parlait sans en
ressentir la moindre angoisse ni déprime, presqu’en sifflant, comme d’autres
peuvent parler de la pluie et du beau temps. Comparer l’humanité à une cellule
cancéreuse, ce n’est pas exactement une évocation jovialiste de la vie, on
s’entend. Même moi je n’allais pas aussi loin. Mais son quotidien ne souffrait
pas de cette vision des choses. Son bonheur était au contraire permanent,
inattaquable et bien visible dans chacune des secondes de vie qu’elle daignait
passer avec moi. Rien ne semblait jamais l’affecter et peu importe ce qu’elle
pouvait vivre en 24 heures, elle terminait ses journées avec le même sourire
que celui avec lequel elle les débutait. En effet, il émanait de sa
personnalité une douceur contagieuse qui contrastait avec ses sombres
perspectives, comme si cette lucidité nihiliste faisait en sorte qu’elle relativisait
tous les désagréments du quotidien. « C’est pas grave » répétait-elle
avec son irrésistible sourire en coin dès qu’une merde lui tombait dessus. Elle
savourait chaque moment, même les plus futiles qui soit. C’était contagieux
mec, vraiment. Être heureux tout en angoissant, c’était du jamais vécu pour
moi. C’était le coup de foudre. Impossible de ne pas aimer à la folie cette
fille qui transcendait chaque seconde de ce grand compte à rebours qui
annonçait la fin de notre civilisation en parvenant à en faire autant de
moments inoubliables.
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