lundi 24 février 2014

Salut François. Et merci pour tout.


Si les gens vivent leurs tristes vies de cons dans ces mornes pays de cons, c’est parce qu’ils ont la trouille. Il leur faut la Sécurité, le Confort et la Dignité. Voilà ce que je pensais. Ils n’aiment pas se fatiguer, ils bouffent comme des vaches, ils boivent l’apéro, ils discutent de conneries à perte de vue, ils jouent aux courses, ils s’intéressent au football, ils prennent du bide sans se dégoûter d’eux-mêmes, ils s’en foutent d’être moches répugnants mous dégueulasses pourvu qu’ils aient une cravate, de se faire chier dix heures par jour et toute la semaine et toute la vie pourvu qu’ils aient la paye et le cinoche avec Maimaine le samedi.

François Cavanna est mort à 90 ans le 29 janvier dernier. Si je n’en ai pas parlé, ce n’est pas parce que ça m’a laissé indifférent. Bien au contraire.
Bien au contraire.
Cavanna est entré dans ma vie en même temps que la mère de ma fille. Lui et elle allaient main dans la main. Comme avec Renaud d’ailleurs, ou Romain Gary, ou Coluche ou Bashung ou Gainsbourg, ou Claude Sautet. Mon initiation à la culture hexagonale, je la lui dois. Française de naissance, elle l’est toujours restée profondément dans ce qu’elle lit, regarde ou écoute. Montand, Brel, Ferré, Brassens, Reiser, Signoret, Michel Simon, nommez-les, c’est avec elle que j’ai tout connu ça.

Cavanna donc.

C'est mon pote qui est mort. Mon ami à moi que je n'ai jamais rencontré mais qui avait 90 ans. Le mec qui m'a écrit personnellement en écrivant à tout le monde. Un genre de frère dans l'absolu. Va savoir. Mais lui et moi, ç’a été le coup de foudre. Enfin, moi vers lui parce que lui, il ne m’a jamais rencontré je disais. Sans doute l’écrivain qui m’a le plus fait triper. Les Ritals d’abord, comme une improbable plongée dans la vie d’un fils d’immigrant Italien en France dans les années 30. Une écriture qui te donne une impression de monologue vivant. Tu ne lis pas Cavanna, tu l’entends te parler comme s’il était à la même table que toi. Et puis quand il fait parler son papa ! C'est de la poésie. 

Papa ouvre la fenêtre et répare des mètres. Pourquoi la fenêtre ? Parce que c'est le seul coin que maman lui permet. Elle n'a que le dimanche pour faire son ménage, la semaine elle fait celui des autres, le matin, et leur lessive, l'après-midi. Le dimanche matin, ça voltige et ça houspille, chez nous. Papa prend l'appui de ciment de la fenêtre comme établi, il étale dessus son petit fourbi. Le machin en fer où s'enfonce la tige de l'espagnolette lui tien lieu d'enclume, et d'enclume bien commode même, grâce au trou qu'il y a au milieu. Le trou lui sert à chasser les rivets des bouts de mètres cassés, le tour du trou lui sert à river les clous qui servent de rivets aux bouts de mètres neufs. Avec un paquet de vieux mètres, papa en fait un neuf. Quand il est fait, il le regarde au soleil, content comme tout. Il y a juste le nombre de branches qu'il faut, cinq pour un mètre simple, dix pour un double-mètre, juste le nombre, pas une branche de plus ou de moins, merde, c'est pas un con, papa. Je suis très fier de lui.

Un jour je demande à papa :

"Papa, pourquoi ils se suivent pas, les numéros ?"

Papa m'a regardé, il a craché un long jus de chique par la fenêtre, du coin de la bouche –pour ça aussi, je l'admire beaucoup – et il a dit :

"Ma, qué nouméros ?

- Les numéros sur le mètre. Là il y a 60, et juste après il y a 25, et juste après 145

- Ma qu'est-ce qué t'as bisoin les nouméros ? Tou régardes combien qu'il y a les branches, et basta, va bene. Quatre branches, ça veut dire quatre-vingt. Ecco. Pour les pétites centimètres toutes pétites qui sont en plus, tout comptes avec le doigt, à peu près, quoi, voyons, faut pas perdre le temps à des conneries, qué le plâtre, lui tout sais, le plâtre, il attend pas, lui?"

Je pense que papa en a bien marre de se faire traiter de feignant et de rital par sa panthère, il descend dans la rue faire un tour. Maman pourrait continuer à lui gueuler dessus par la fenêtre, mais elle a son quant-à-soi, elle est française, elle, elle ne vit pas à ciel ouvert sur la place publique, elle a bien trop de fierté pour ça. Elle se contente de ronchonner à la cantonade, à grosse rocailleuse voix morvandelle, en secouant sa literie avec haine, et tous les feignants du monde en prennent un sacré coup, je ne nomme personne, et tous ces mielleux tous ces pouilleux qui viennent manger le pain des Français sans avoir le courage de vous dire merde en face, race d'hypocrites, ah ! là ! là ! à bon entendeur salut.

Maman, quelle bourrasque !!!

Moi aussi, je file dans la rue, sans quoi je suis bon pour encaustiquer le parquet, faire briller les pieds de la table, moulure par moulure ou faire monter les œufs en neige à en avoir des crampes dans les bras. (Pages 14 – 15)

Après, oui après, ce sera les Russkoffs. Jeune Français mobilisé de force pour aller faire le travail obligatoire en Allemagne pendant la collabo, il décrira les horreurs de la guerre en nous faisant comprendre que sous les bombes, au cœur de l’enfer, simples civils anonymes, Allemands Russes ou Français sont les premières victimes de la guerre. Sous la plume immensément humaniste de Cavanna, il n’y a pas de bons quand les peuples se font la guerre. Il n’y a que des assassins et des assassinés. Cavanna sortira de cette expérience profondément bouleversé et consacrera le reste de sa vie à cracher sur la bêtise cruelle de l’homme.

J’ai vu crouler Berlin, nuit après nuit, nuit après nuit. Jour après jour quand les Américains s’y sont mis. Trois mille forteresses volantes dans le grand soleil de midi, lâchant d’un seul coup leurs bombes, toutes leurs bombes, toutes ensemble, au commandement. Un «  bombardement-tapis », ça s’appelle. Venez écouter un bombardement – tapis, une seule fois, d’EN-DESSOUS, et puis nous parlerons des connards qui vous expliquent qu’il faut se battre, hélas hélas, c’est bien triste, mais on n’a pas le choix, alors que ces même fumiers, ou leurs cousins, ont laissé tranquillement grossir la bête, l’ont écoutée proclamer ses desseins, l’on laissée violer les traités sacro-saints, l’ont regardée préparer la grand boucherie, l’y ont aidée, l’y ont poussée . Et merde, où je m’en vais.

Tu sors de la lecture des Russkoffs comme tu sortirais d’une fournaise d’émotions. Il n’écrit pas, il crache. Il gueule, il hurle. Sans doute l’un des récits les plus percutants que j’ai lus sur la guerre. Le reste de sa vie s’est faite là-bas, pendant qu’on le forçait à nettoyer les décombres après les bombardements alors qu’il n’était qu’un tout jeune homme d’à peine 20 ans. Il est devenu anti tout. Un homme libre qui a compris très tôt que cette société était malade. Il n’avait pas de grands discours, il écrivait simplement, avec ses tripes, son dégoût de la méchanceté et son amour des belles choses qui se trouvent bien souvent dans le pli involontaire d’une robe soleil.

4 livres incontournables de Cavanna.
Les Ritals
Les Russkoffs
Dans l’œil du lapin
Lune de miel.

Lune de miel, son dernier avant de passer de l’autre côté. Il y raconte sa bataille contre la maladie de Parkinson en 2010 avec des flash back de ses années passées en Allemagne pendant la guerre. Un livre testament bouleversant dans lequel il se livre sans pudeur sur cette maladie qui le bouffe à petit feu.

François Cavanna est mort le 29 janvier dernier et bien que je m’y attendais – 90 ans quand même ! – j’ai eu l’impression de perdre un ami proche. Quand j’ouvre encore l’un des ses livres que j’ai tous lus au moins 5 fois, j’ai toujours la sensation qu’il me parle, qu’il est là, pas trop loin à côté de moi.

Salut François, et merci !


mardi 18 février 2014

Kiev

Au moment où j’écris ces lignes, c’est la nuit en Ukraine. À Kiev, les forces de l’ordre tentent de déloger les manifestants à la Place de l’indépendance. Mais ceux-ci se sont regroupés derrière de larges barrages de feu qu’ils alimentent comme ils peuvent. La police ne peut plus avancer. Le brasier est trop intense.
Sur une estrade dressée pour et par les manifestants, des personnalités prennent la parole et se succèdent à tour de rôle. On chante, on prie, on encourage. Il y a même un homme d’église qui bénit les manifestants. Je ne comprends pas ce qu’on dit, mais je dénote une grande solidarité, une solide conviction et une soif de changement.

Je peux voir en direct ce qui se passe grâce à ce lien :

La révolution filmée par ceux-là mêmes qui la font. Le web quand même, c’est génial quand c’est utilisé de cette manière.

La planète est devenue un village global. De ma chambre de Montréal, je peux suivre les événements à la seconde même où ils se produisent là-bas, de l’autre côté du monde. Mieux encore, ces images ne sont pas relayées par le filtre mensonger des médias de masse. Là-bas comme ici au printemps 2012, on se lève contre la corruption et les inégalités, contre les injustices et les abus des dirigeants. Ce siècle sera celui des grandes luttes de classe. Non, je corrige. Ce siècle sera la guerre finale entre les puissants et les autres, ceux qui sont en bas et qui en ont assez de ce système de merde. Ces soulèvements populaires que l’on voit exploser sur tous les continents, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, sont autant d’indicateurs qu’un changement de paradigme est en train de s’opérer.
Ça ne peut plus durer de toute manière. Ce système meurtrier qui consiste à écraser son prochain pour garnir les poches de quelques happy few nous mènera à l’apocalypse écologique, financière, et démocratique si on n’y met pas un frein drastique.

C’était ma petite pensée du soir.
Allez en paix mes enfants. 







vendredi 14 février 2014

Horrible perte


Je me souviens de son sourire et de son éclatante beauté. D’ailleurs, je lui disais toujours quand je la rencontrais. « Ostie que t’es belle ! » Elle rougissait en souriant et du coup, comme par un incomparable tour de magie, elle devenait encore plus belle. Elle était directrice dans cette succursale pas trop loin de chez moi. Mais je l’avais connue un peu avant, du temps où j’étais délégué. Avec un directeur de secteur, de façon paritaire, nous donnions des formations de la nouvelle convention collective aux directeurs et aux employés réguliers. Le mec avec qui je donnais la formation était le patron des directeurs et moi j’étais le délégué des employés réguliers. Je me souviens de la première fois où je l’avais vue. C’était au matin de cette première journée de formation que nous donnions. Une salle d’hôtel comme une autre. Elle avait été le voir juste avant la rencontre et lui avait parlé longuement. Moi, je n’avais d’yeux que pour elle. Je me souviens de ses longs cheveux blond-roux, de ses yeux et de son incomparable sourire surtout. Quand elle eut terminé de lui parler et qu’elle s’en est allée vers la machine à café, lui, le mec, le directeur de secteur, il m’avait regardé avec un large sourire baveux de mâle Alpha. Je lui avais dit « Ostie que tu fais chier tabarnak ! » Il avait éclaté de rire l’enfoiré. Je crois que notre complicité de mecs avait débuté grâce à elle. Avant ça, nous étions plutôt à couteaux tirés à cause surtout du dossier de Mario.
Après ?
Je la voyais régulièrement parce qu’elle était la directrice de la succursale près de chez moi. Je la voyais comme client et je la voyais aussi comme délégué. Mais toujours ce sourire et cette gentillesse. Et puis fuck, qu’est-ce qu’elle était belle. D’ailleurs, je lui disais toujours « Ostie que t’es belle ! » Elle rougissait en souriant et du coup, comme par un incomparable tour de magie, elle devenait encore plus belle. Et moi je fondais. Je me souviens que j’avais même dit au Che, celui que je remplaçais comme délégué, que jamais je ne pourrais faire mon boulot de délégué implacable devant une femme comme ça. Que ça allait au-delà de mes convictions. Que mon point faible, que mon talon d’Achille, que ma Kryptonite c’était les belles directrices. Moi peux pas être méchant devant une belle fille ! Peux pas ! Peux pas ! Peux pas sacrament ! Demande-moi n’importe quoi, mais pas ça !
La dernière fois que je l’ai vue, c’était le jour de ma suspension. J’avais eu droit au traitement royal. Ma suspension, on me la donnait à la maison mère, fauteuil en cuir et murs de briques. Tu signes ton nom entrant en écrivant l’heure de ton arrivée et la personne que tu dois voir. Y a aussi un espace sur la feuille où tu dois indiquer la raison de ta visite. J’avais écrit fièrement « suspension ». Juste avant d’entrer dans le local où m’attendait le jeune suspendeur, je l’avais croisée. Elle avait monté de grade et travaillait à je ne sais quel département où il y a plein de gens qui dégagent des parfums chics ou qui arborent des cravates d’Italie.
En soie.
Elle avait toujours ce sourire et cette gentillesse à mon égard, même si j’étais devenu persona non grata de la boîte. Je crois qu’elle m’aimait bien malgré ma réputation de croqueur de directeurs. Sans doute à cause de la manière dont je la regardais, ce petit éclat dans ma pupille quand elle apparaissait dans mon champ de vision. La dernière fois de ma vie et de la sienne où je lui ai dit qu’elle était belle, c’était ce jour-là.

Ce matin, au boulot, on apprend ce double meurtre à Terrebonne. Des rumeurs courent de succursale en succursale. La femme serait une directrice de la boîte. On ne parle pas encore du mec. Un VP. On l’apprendra plus tard. Mais nous, notre directrice en congé de maternité, celle qu’on aime, elle vient de là, de Terrebonne. Je la texte. Elle ne répond pas. Les heures passent. Elle ne répond pas. Fuck….
Et puis cet appel de mon directeur en congé. Ce n’est pas ma directrice, mais un VP. Je connais le mec. Je l’ai déjà croisé. Ça reste abstrait. C’est triste, mais ce n’est pas ma directrice. Mélange de soulagement et de tristesse. Puis à mon heure de souper, sur cyberpresse, je vois la photo de Julie. Double meurtre. Luc et Julie.
Julie !!!
« Ostie que t’es belle ! » Elle rougissait en souriant et du coup, comme par un incomparable tour de magie, elle devenait encore plus belle.
Elle est morte la Julie.
Assassinée.
Je n’arrive pas à y croire. 

vendredi 7 février 2014

Le souper s'est bien passé pourtant.


Je me lève péniblement. Douloureusement. La langue râpeuse comme et sèche comme du papier à sabler. L’impression que ma tête va exploser. Ou imploser, ça dépend de la position que j’adopte. Non, ça ne tourne pas autour de moi. On dirait plutôt que ça s’effondre dans un trou sans fond très très très loin sous le plancher.
J’ai tellement soif !
Et puis ce mal de bloc ! Mais qu’est-ce qui s’est donc passé ?
Pourtant le souper s’est bien passé. Un an et demi que je n’avais pas vu Christophe. Il était de passage au Québec. Sorte de voyage d’affaire et touristique combiné. Il était avec un collègue du boulot qui lui n’était jamais venu dans ces Nordiques contrées. Ils ont fait la totale : motoneige, pêche blanche, traineau à chiens (qu’aucun Québécois de ma connaissance n’a jamais fait, mais bon, ils sont comme ça les touristes du vieux continent), Québec et son hôtel de glace, et puis quoi encore ? J’sais pas trop.
Le souper s’est bien passé pourtant. Il a ramené de chez lui deux bouteilles du Valais, un blanc délicieux et un Pinot Noir. On s’est fait le blanc en apéro en préparant la bouffe. Tout doucement, modérément même. Pour le roastbeef, j’avais déjà un vin australien qui carafait. On se l’est bu sans se presser en se bouffant la viande et en se racontant nos histoires. Même qu’on a bu de l’eau entre nos coupes de vin.
Alors pourquoi j’ai si mal à la tête ce matin ? Pourquoi j’ai si soif que j’ai l’impression d’avoir séché au soleil ?
Le souper s’est bien passé pourtant. Deux bouteilles de vin pour deux mecs, un rouge un blanc, pendant un souper qui a duré 4 heures de temps, ce n’est rien. J’ai déjà fait bien pire avec beaucoup moins de dommages. Même qu’à la fin, ouais je me souviens, on s’est fait un thé à la menthe. Un vrai avec de la vraie menthe que j’ai acheté à la fruiterie créole sur Pie IX. Est-ce à cause du sucre que j’ai mis dedans ?
Ah merde, je me souviens maintenant. Après le thé… j’avais encore un peu soif. J’avais une bouteille de blanc dans le frigo. Un petit portugais inoffensif. Un truc léger, 12% je crois. Christophe n’a pris qu’une goutte, juste pour y goûter. Mais pourquoi la bouteille est vide ce matin ? Pourquoi elle me regarde en riant ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment peut-elle être vide alors que mon pote n’a fait que s’y tremper les lèvres.
Oh fuck…
J’ai glissé comme on dit. Je me suis enfargé dedans. Je me suis claqué cette maudite bouteille en moins de deux pendant que Christophe terminait son thé à la menthe.
Ah ouais, je me souviens maintenant.
Fuck, c’est pour ça cette impression de sécheresse ce matin, cette désagréable pression entre mes deux oreilles, ce pénible sentiment de fin du monde dans mon organisme.
Eh merde.