Si les gens
vivent leurs tristes vies de cons dans ces mornes pays de cons, c’est parce
qu’ils ont la trouille. Il leur faut la Sécurité, le Confort et la Dignité.
Voilà ce que je pensais. Ils n’aiment pas se fatiguer, ils bouffent comme des
vaches, ils boivent l’apéro, ils discutent de conneries à perte de vue, ils
jouent aux courses, ils s’intéressent au football, ils prennent du bide sans se
dégoûter d’eux-mêmes, ils s’en foutent d’être moches répugnants mous
dégueulasses pourvu qu’ils aient une cravate, de se faire chier dix heures par
jour et toute la semaine et toute la vie pourvu qu’ils aient la paye et le
cinoche avec Maimaine le samedi.
François Cavanna est
mort à 90 ans le 29 janvier dernier. Si je n’en ai pas parlé, ce n’est pas
parce que ça m’a laissé indifférent. Bien au contraire.
Bien au contraire.
Cavanna est entré
dans ma vie en même temps que la mère de ma fille. Lui et elle allaient main
dans la main. Comme avec Renaud d’ailleurs, ou Romain Gary, ou Coluche ou
Bashung ou Gainsbourg, ou Claude Sautet. Mon initiation à la culture
hexagonale, je la lui dois. Française de naissance, elle l’est toujours restée
profondément dans ce qu’elle lit, regarde ou écoute. Montand, Brel, Ferré,
Brassens, Reiser, Signoret, Michel Simon, nommez-les, c’est avec elle que j’ai
tout connu ça.
Cavanna donc.
C'est mon pote qui est mort. Mon ami à moi que je n'ai jamais rencontré mais qui avait 90 ans. Le mec qui m'a écrit personnellement en écrivant à tout le monde. Un genre de frère dans l'absolu. Va savoir. Mais lui et moi, ç’a été
le coup de foudre. Enfin, moi vers lui parce que lui, il ne m’a jamais
rencontré je disais. Sans doute l’écrivain qui m’a le plus fait triper. Les Ritals
d’abord, comme une improbable plongée dans la vie d’un fils d’immigrant Italien
en France dans les années 30. Une écriture qui te donne une impression de
monologue vivant. Tu ne lis pas Cavanna, tu l’entends te parler comme s’il
était à la même table que toi. Et puis quand il fait parler son papa ! C'est de la poésie.
Papa ouvre la fenêtre et répare des
mètres. Pourquoi la fenêtre ? Parce que c'est le seul coin que maman lui
permet. Elle n'a que le dimanche pour faire son ménage, la semaine elle fait
celui des autres, le matin, et leur lessive, l'après-midi. Le dimanche matin,
ça voltige et ça houspille, chez nous. Papa prend l'appui de ciment de la
fenêtre comme établi, il étale dessus son petit fourbi. Le machin en fer où
s'enfonce la tige de l'espagnolette lui tien lieu d'enclume, et d'enclume bien
commode même, grâce au trou qu'il y a au milieu. Le trou lui sert à chasser les
rivets des bouts de mètres cassés, le tour du trou lui sert à river les clous
qui servent de rivets aux bouts de mètres neufs. Avec un paquet de vieux
mètres, papa en fait un neuf. Quand il est fait, il le regarde au soleil,
content comme tout. Il y a juste le nombre de branches qu'il faut, cinq pour un
mètre simple, dix pour un double-mètre, juste le nombre, pas une branche de
plus ou de moins, merde, c'est pas un con, papa. Je suis très fier de lui.
Un jour je demande à papa :
"Papa, pourquoi ils se suivent
pas, les numéros ?"
Papa m'a regardé, il a craché un long
jus de chique par la fenêtre, du coin de la bouche –pour ça aussi, je l'admire
beaucoup – et il a dit :
"Ma, qué nouméros ?
- Les numéros sur le mètre. Là il y a
60, et juste après il y a 25, et juste après 145
- Ma qu'est-ce qué t'as bisoin les
nouméros ? Tou régardes combien qu'il y a les branches, et basta, va bene.
Quatre branches, ça veut dire quatre-vingt. Ecco. Pour les pétites centimètres
toutes pétites qui sont en plus, tout comptes avec le doigt, à peu près, quoi,
voyons, faut pas perdre le temps à des conneries, qué le plâtre, lui tout sais,
le plâtre, il attend pas, lui?"
Je pense que papa en a bien marre de
se faire traiter de feignant et de rital par sa panthère, il descend dans la
rue faire un tour. Maman pourrait continuer à lui gueuler dessus par la
fenêtre, mais elle a son quant-à-soi, elle est française, elle, elle ne vit pas
à ciel ouvert sur la place publique, elle a bien trop de fierté pour ça. Elle
se contente de ronchonner à la cantonade, à grosse rocailleuse voix
morvandelle, en secouant sa literie avec haine, et tous les feignants du monde
en prennent un sacré coup, je ne nomme personne, et tous ces mielleux tous ces
pouilleux qui viennent manger le pain des Français sans avoir le courage de
vous dire merde en face, race d'hypocrites, ah ! là ! là ! à bon entendeur
salut.
Maman, quelle bourrasque !!!
Moi aussi,
je file dans la rue, sans quoi je suis bon pour encaustiquer le parquet, faire
briller les pieds de la table, moulure par moulure ou faire monter les œufs en
neige à en avoir des crampes dans les bras. (Pages 14 – 15)
Après, oui après, ce
sera les Russkoffs. Jeune Français mobilisé de force pour aller faire le
travail obligatoire en Allemagne pendant la collabo, il décrira les horreurs de
la guerre en nous faisant comprendre que sous les bombes, au cœur de l’enfer,
simples civils anonymes, Allemands Russes ou Français sont les premières victimes
de la guerre. Sous la plume immensément humaniste de Cavanna, il n’y a pas de
bons quand les peuples se font la guerre. Il n’y a que des assassins et des
assassinés. Cavanna sortira de cette expérience profondément bouleversé et
consacrera le reste de sa vie à cracher sur la bêtise cruelle de l’homme.
J’ai vu
crouler Berlin, nuit après nuit, nuit après nuit. Jour après jour quand les
Américains s’y sont mis. Trois mille forteresses volantes dans le grand soleil
de midi, lâchant d’un seul coup leurs bombes, toutes leurs bombes, toutes
ensemble, au commandement. Un « bombardement-tapis », ça s’appelle.
Venez écouter un bombardement – tapis, une seule fois, d’EN-DESSOUS, et puis
nous parlerons des connards qui vous expliquent qu’il faut se battre, hélas hélas,
c’est bien triste, mais on n’a pas le choix, alors que ces même fumiers, ou
leurs cousins, ont laissé tranquillement grossir la bête, l’ont écoutée
proclamer ses desseins, l’on laissée violer les traités sacro-saints, l’ont
regardée préparer la grand boucherie, l’y ont aidée, l’y ont poussée . Et
merde, où je m’en vais.
Tu sors de la lecture
des Russkoffs comme tu sortirais d’une fournaise d’émotions. Il n’écrit pas, il
crache. Il gueule, il hurle. Sans doute l’un des récits les plus percutants que
j’ai lus sur la guerre. Le reste de sa vie s’est faite là-bas, pendant qu’on le
forçait à nettoyer les décombres après les bombardements alors qu’il n’était
qu’un tout jeune homme d’à peine 20 ans. Il est devenu anti tout. Un homme
libre qui a compris très tôt que cette société était malade. Il n’avait pas de
grands discours, il écrivait simplement, avec ses tripes, son dégoût de la
méchanceté et son amour des belles choses qui se trouvent bien souvent dans le
pli involontaire d’une robe soleil.
4 livres
incontournables de Cavanna.
Les Ritals
Les Russkoffs
Dans l’œil du lapin
Lune de miel.
Lune de miel, son
dernier avant de passer de l’autre côté. Il y raconte sa bataille contre la
maladie de Parkinson en 2010 avec des flash back de ses années passées en Allemagne
pendant la guerre. Un livre testament bouleversant dans lequel il se livre sans
pudeur sur cette maladie qui le bouffe à petit feu.
François Cavanna est
mort le 29 janvier dernier et bien que je m’y attendais – 90 ans quand même !
– j’ai eu l’impression de perdre un ami proche. Quand j’ouvre encore l’un des
ses livres que j’ai tous lus au moins 5 fois, j’ai toujours la sensation qu’il
me parle, qu’il est là, pas trop loin à côté de moi.
Salut François, et
merci !