lundi 21 janvier 2013

Une journée ordinaire au boulot


Un type entre dans le magasin. Il se traîne d’un étalage à l’autre, les traits du visage tombant dans une gueule blasée. Le mec se fait chier, c’est évident. Il tourne en rond, ne semble pas trouver ce qu’il cherche. Je vais vers lui. 
    • Vous semblez chercher quelque chose. Puis-je vous aider? 
    • Je cherche la section des vins du Portugal. 
    • Suivez-moi. 
Pendant que je le guide vers la section demandée, il se croit dans l’obligation de spécifier. 
    • C’est que je cherche un vin portugais. 
Ça me semble évident, suis-je tenté de lui répondre. Quand tu demandes la section des vins du Portugal, généralement c’est parce que t’as dans l’idée d’acheter un vin du Portugal. Ou alors il y a des détails qui m’échappent. Je ne lui réponds pas parce que je me dis que le mec se tape la maladie des mémés qui vivent toutes seules depuis 30 ans, celles qui ont cette curieuse habitude de penser à haute voix, même en public, et qui sortent des trucs totalement sans importance, comme : 
    • Bon, je vais aller faire mon ménage. 
Ou encore : 
    • Tiens, je crois que je vais aller à l’épicerie. 
Sans oublier l’incontournable : 
    • Je pensais payer cash, mais finalement je vais payer avec ma carte. 
C’est souvent les mémés qui sont comme ça, mais pas qu’elles. C’est une maladie qui ratisse large au niveau des générations. Il y a une fille au boulot qui n’est que dans la mi-trentaine et qui pourtant est atteint sévèrement par ce virus. Elle commente tout ce qu’elle fait ou ce qu’elle va faire. C’est pour ça que je dis que ces gens-là pensent à haute voix. Anyway, le mec, je croyais qu’il était l’un de ceux-là. Mais il me relance encore en reformulant cette fois sa phrase. 
    • C’est un vin portugais que ça me prend. 
C’est très tentant de lui répondre un truc comme «Hey! chose! Je pense que j’ai compris» mais je me retiens parce que c’est le matin et que je n’ai pas envie de commencer la journée en me prenant la tête avec un con. Je lui montre la section. je me dis que ça va lui clouer le bec, qu’il sera content, qu’il va me remercier et qu’on pourra passer à autre chose. Mais non! Il ne peut pas s’empêcher d’exiger une confirmation verbale, même si je le place directement devant les osties de vins portugais.  
    • Ce sont des vins portugais ça? 
Extérieurement, je réponds : «oui monsieur, ce sont les vins portugais» mais intérieurement, je lui réponds : « Tabarnak! Tu ne sais pas lire câlisse! Fais juste trois pas de plus, penche ton ostie de tête de con vers les bouteilles, lis les étiquettes pis démerde-toi sacrament! Veux-tu que je t’aide à les lire? Sacrament, m’en va t’arranger ça, ça ne sera pas long. M’en va prendre la première bouteille sur la tablette pis je vais t’étamper son étiquette portugaise dans l’front, ciboire! Tu vas voir que tu ne pourras plus les manquer, criss de con!» 
Bien sûr, je garde ça pour moi. C’est que je suis professionnel. 
Il observe les bouteilles, scrute, tergiverse, semble hésiter. Il fait une gueule d’enfant roi à qui l’on viendrait d’obliger de vider son assiette. J’ai une terrible envie de lui cogner la tête contre la tablette des vins portugais et de l’achever avec un gros coup d’Amarone à 15% d’alcool derrière la nuque. Mais c’est un pro le mec. Il tire sa chance le plus loin possible parce qu’avec sa gueule d’envie d’chier, il me spécifie en se lamentant presque que : «C’est que ça me prend une trèèèèès bonne bouteille de vin portugais. Je reçois des Portugais ce soir» Je n’ai pas de trèèèèès bonnes bouteilles de vin du Portugal. Je n’en ai que des très passables. Je lui montre les cinq produits que nous avons en magasin, tout en lui spécifiant que le meilleur vendeur est le Chaminé. Il prend la bouteille, la regarde toujours avec sa putain de gueule d’envie d’chier, puis, et je jure que c’est vrai, il me demande «C’est un vin du Portugal ça?» Cette fois, je craque. C’est plus fort que moi. J’ai affaire avec un vrai champion et je dois me le payer. Juste pour le plaisir. 
    • Non monsieur, c’est un vin de Tanzanie. 
Il me regarde avec la même expression que si je venais de le gifler. Et parce que c’était l’un de ces matins un peu surréalistes, au même moment où je viens de lui clouer le bec, une dame que je n’avais pas vu entrer me demande «Pardon monsieur, vous travaillez ici?» Je me fais donc un doublé. 
    • Non madame. Je porte l’uniforme de l’entreprise, j’aide les clients, mais c’est pour rire. Dans le fond, je suis un livreur de pizza Tanzanien. 

***

Quelques minutes plus tard, après la dame et le client des vins du Portugal, le voleur a bicyclette est passé. Un black qui me vole deux ou trois fois par mois. Chaque fois, il me la fait sous le nez. Prend sa bouteille de Grey Goose et se met à courir comme un con. Il saute sur son vélo et s’enfuit en pédalant comme si la mort le pourchassait. 

***

Un peu avant midi, je sors fumer une clope. De l’épicerie d’à côté, entre et sort une multitude de gens. L’un d’eux s’amène vers moi. Je ne le connais pas et je ne l’ai jamais vu. Doit avoir fin soixantaine, Italien. Il a le sourire large. Il me dit dans son patois franco-québécois de ruelle : 
    • Ma ké, y a les quétoux qui mi dimande touzours di l’arzent pour bouaaarrre. Moi z’ai loui dit ma ké, va boire di l’eau! Ah ah ah ah! Ci comme moi quand z’itais pitite, il faza souafff tout li temps! Ma mère il était tannée de m’entendre dimander «mama, z’i souaff» Ma ké, elle mi disait «Ma ké, va bouaaarrre dans li zardin!» Alours moi, z’allais dans li zardin et j’i buva dans li flaque d’eau. Zi soufflais comme ça «ffft! ffft! ffft!» sour li flaque d’eau pour enlever les tites zaffaires verts qui li flottait. Ah ah ah! Ci comme les zenfants d’auzourd’houis, tu lui ouvre li frizidaires et il dit qu’il n’a rien! Tabournak! Ci plein di haut en bas! Viens vouaarrre dans mon temps à moi, ti va vouaarrre ci quoi il n’avait rien! Allez, ciao!
    • Ciao. 

***

Un peu plus tard, c’est Raymond qui est passé faire son tour. Pas Raymond mon ami, mais un autre Raymond. Un Raymond d’environ 75 ans. Petit, l’oeil malicieux, il se croit drôle en parlant comme Donnald Duck. Il est sympa quand même, même si mes collègues le trouvent un peu casse-pied. Faut savoir que mes collègues sont un peu jeunes et ne comprennent pas que le Raymond de 75 ans, veuf depuis 20 ans, ben merde, il s’ennuie. Il fait la tournée des commerces pour s’occuper. Moi il m’aime bien parce que je prends toujours le temps de lui parler. Ça me fait comme un break dans ma journée. Je ne le trouve pas drôle quand il parle comme Donald Duck, même que je trouve ça pathétique, mais je ris pour lui faire plaisir. Si par hasard je travaille avec une jolie collègue ou si une belle cliente se pointe pendant sa visite, il lui sortira deux ou trois compliments jusqu’à ce que l’on se retrouve seuls. Il enchaînera ensuite sur des grivoiseries sur la collègue ou sur la cliente qu’il me balancera comme autant de confidences. C’est pittoresque comme conversation, mais ça fait passer le temps.

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