Ma directrice, celle à qui les autres directeurs ont fait tellement peur en lui parlant de moi, ben merde, elle a peur maintenant de me perdre.
Si, si!
En janvier, avec les nouvelles disponibilités, le mec qui est en haut de moi va élargir et du coup, le poste que j’occupe lui reviendra d’office.
Ma directrice capote.
C’est vrai que sur un plancher de vente, je torche grave. Et je dis ça sans me vanter. Faut comprendre que depuis mon retour en succursale, j’ai décidé de plonger dans le boulot pour me changer les idées. Dès que je mets les pieds dans la succursale, hop! Je déplogue mon cerveau et je deviens une machine.
Combien de palettes aujourd’hui? 8? Ça fait donc 400 caisses en moyenne. OK, pas de problème.
Je commence à 10h et quand je vais bouffer, vers 14h, tout est terminé.
Elle n’en revient pas. Elle m’a dit qu’avant moi, ça prenait généralement deux jours pour passer au travers de la réception.
Ouais, je comprends. Quand Grosse Patate était le directeur, je mettais trois jours pour passer au travers de mes 8 palettes.
- Trois jours!!
- Ouais. Trois jours. C’est un principe, tu comprends?
- Heu non, je ne comprends pas.
- Je t’explique. Ici, dans la division la plus syndicaliste du réseau, on a un modus operandi. Plus le directeur est chiant, plus on prend notre temps. Je ne dis pas qu’on fait du zèle. Non, non! On n’a pas le droit d’appliquer des moyens de pression en dehors des périodes de négociation de la convention collective. Mais disons qu’on s’applique à donner un EXCELLENT service-conseil à la clientèle. 15 minutes par client, même pour ceux qui viennent acheter un Fuzion à $9. Dans les procédures du travail en succursale rédigées par les employeurs, c’est bien écrit. Même que c’est écrit noir sur blanc. «PRIORITÉ EN TOUT TEMPS À LA CLIENTÈLE» autrement dit, aucun directeur ne pourra jamais sévir contre un employé qui conseil un client. Il n’y a pas de limite de temps dans les procédures. Donc, on donne du criss de bon service. Surtout quand la cliente a des gros totons. Mais ça, ça n’a rien à voir avec les revendications syndicales. On parlerait plutôt ici de revendications hormonales.
Je lui ai aussi raconté deux ou trois trucs sur la manière de faire planter le chiffre d’affaires d’une succursale quand le directeur est chiant. Le chiffre d’affaires, c’est le talon d’Achille des directeurs. Si les ventes sont en baisse, la responsabilité en incombe au directeur. Et un directeur qui est responsable d’une succursale dont le chiffre d’affaires baisse de semaine en semaine ne dur généralement jamais longtemps en poste.
- Et comment tu peux faire planter un chiffre d’affaires sans te faire prendre?
- Facile, je ne conseille que du Fuzion à $9 et je laisse les bouteilles de $15 et plus accumuler la poussière. Tu serais surprise de voir à quel point ça ne prend pas de temps pour faire chuter les recettes. Ça ne prend généralement que deux semaines avant que ton directeur de secteur t’invite à une réunion à la maison mère.
Dans les derniers mois du règne de Grosse Patate, c’était la guerre. Il s’obstinait à couper des heures de travail même pour les journées de réception. Ordre de la haute direction. Comme c’était un gros con incapable de faire fonctionner ses méninges, il appliquait à la règle les demandes stupides de son supérieur. Résultat, le travail s’accumulait et il devait en catastrophe rajouter des heures à la fin de la semaine pour terminer le travail.
Il m’avait aussi retiré la charge de la réception pour la donner à sa chouchoute. Une petite garce proboss lécheuse de cul et délatrice devant l’éternel. Elle faisait l’unanimité dans l’équipe. Tout le monde la détestait. Il lui donnait des bonbons et en échange, elle lui rapportait tout ce qui se passait dans son dos. En tant que syndicaliste, je dois dire qu’à eux deux ils ont contribué mieux que n’importe quelle stratégie de mobilisation syndicale à créer un esprit de groupe. On s’est tenu contre eux et la guerre fut féroce. Grosse Patate m’avait scotché à la caisse et avait donné la responsabilité de la réception des marchandises à sa chouchoute. En principe, donc je devais à la fois passer les clients à la caisse et placer en tablettes les produits que la collègue chouchoute m’amenait sur des chariots. Pas de problème mec!
À la caisse, je ne faisais que la caisse et les chariots stagnaient dans sur le plancher. Ou disons que je prenais beaucoup mon temps pour me les faire. Résultat : ça prenait quand même trois jours avant de passer au travers de la réception. Et c’était encore pire quand Grosse Patate s’absentait du magasin. Là, on ne foutait carrément rien. Sa retraite, il l’a bien mérité Grosse Patate.
Mais bon, en ce moment, ce n’est plus comme ça et je dois avouer que je le fais aussi un peu pour ma directrice.
Elle a une tête sur les épaules et elle a vite compris que si elle voulait la paix dans son magasin, mieux valait gérer les choses avec le gros bon sens. Et le gros bon sens, je lui ai expliqué comment ça marchait. Au lieu de couper des heures comme un émondeur sur l’acide, mieux vaut les répartir avec discernement.
- On comprend que tes patrons coupent dans tes budgets, mais vaut mieux mettre plus d’heures les journées de réception pour que le travail se fasse proprement que de nous couper tout ça et de devoir faire à deux un travail qui nécessiterait quatre employés.
C’est exactement ce qu’elle a fait et en fin de compte, on exécute le boulot peinard et sans stresser en une demie journée tout en sauvant plus d’heures que ce que Grosse Patate en donnait pour récupérer ses conneries.
Faut pas croire que tout est mauvais dans le syndicalisme. Tout ce qu’on demande, c’est d’être écouté et de prendre en compte notre avis. On trouvera peut-être ça étrange, mais quand ça se fait, tout se passe en douceur.
Tout le monde est content et voilà qu’à ses yeux de nouvelle directrice fraîchement embauchée et heureusement pas du tout infectée par les rumeurs de gros méchant loup qui courent à mon endroit, je deviens un élément essentiel à sa propre réussite. Elle a vite compris que si elle veut avoir la paix, si elle veut que son magasin fonctionne, mieux vaut l’harmonie. Mieux vaut aussi que je sois satisfait de nos conditions de travail. Elle sait surtout que je n’ai qu’un mot à dire pour que ma troupe me suive aveuglément dans mes joyeuses expéditions punitives. C’est qu’elle a vite réalisé que le Redge, il a ce je ne sais quoi qui fait que même les petites cocotes apolitiques et maquillées comme un carré d’as ne toucheront pas à une bouteille si le même Redge leur dirait justement de ne pas toucher à une bouteille. C’est comme ça, que voulez-vous. Il faut dire que je leur ai toutes sauvé la gueule un jour ou l’autre pendant les trois années où j’étais délégué et qu’elles arrivaient toutes en retard les dimanches matin après des samedis soirs passés à danser jusqu’au petit matin. Elles m’ont toutes vu les défendre en me mangeant parfois des suspensions pour avoir engueulé trop fort un directeur. Parfois même en les insultant. Comme qui dirait, ça laisse des traces. Du coup, elles m’aiment autant qu’elles me craignent. Même les jeunes mecs, c’est la même chose. La division 68, c’est notre bastion. Un village Gaulois.
Juste pour avoir compris ça, ma directrice fait preuve d’une intelligence qui l’honore. On lui donne ce qu’elle veut et en échange, elle ne nous fait pas chier. Même qu’on la protège contre ses patrons. On lui bichonne son magasin quand on sait que la haute direction viendra faire ses tournées de visite. Et la haute direction justement, n’a que des éloges à lui donner. Et nous, en échange, elle nous donne tout ce qu’on demande.
Tout le monde est content.
Tout le monde est gagnant.
Comme quoi sacrament, quand les salariés sont respectés, tout le monde gagne.
Amen.
En ce moment, ma directrice tente de trouver un moyen pour créer un poste supplémentaire qui me donnera l’assurance d’être dans sa succursale en janvier et pour toute l’année qui viendra.
C’est surréaliste quand j’y pense.
Moi le méchant syndicaliste intransigeant et elle la toute nouvelle directrice arriviste.
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