jeudi 29 novembre 2012

La routine


Il est 9h 15 du matin. J’ouvre le magasin dans 15 minutes, mais il y a déjà un soiffard devant la porte. Il tire dessus et ne comprend pas que ça ne soit pas encore ouvert. Pourtant, juste devant ses yeux, collés sur la porte justement, les horaires d’ouverture y sont écrits. 
Mais sait-il lire au moins? 
J’en doute. Il continue de tirer sur la poignée. 
Peut-être n’a-t-il tout simplement plus la notion du temps? 
Peut-être. 

C’est un matin gris comme le fond d’un cendrier. 
La veille, en revenant du chalet, je n’ai pas pu éviter un lièvre qui a traversé la route au même moment où je suis passé. 
Il s’est pris un gros coup de Toyota Tercel sur la tête. 
Ç’a fait un bruit sec. 
Klonk!
Par mon rétroviseur, je l’ai ensuite vu rouler sur l’asphalte. 
Dans le ciel, sous les nuages de cendre, des corbeaux applaudissaient. 

Je suis en train de préparer les caisses. Le soiffard m’aperçoit. 
Il cogne sur la vitre pour attirer mon attention. 
Un vague espoir se forme dans son esprit assoiffé. 
Je fais comme s’il n’existait pas. 
Il cogne plus fort. 
Il ne comprend pas que ne suis pas responsable de son alcoolisme. 
Je ne le regarde même pas. 
Je ne les regarde plus. 
Ils me dépriment tellement quand ils apparaissent sous le gris matinal de la vie.  

Je n’ai plus de nouvelle de ce collègue qui a fait une énième rechute. 
On dit qu’il se serait rendu de lui-même au centre Pierre-Péladeau pour une troisième désintox. 
Ça  ne donnera rien. 
Ce n’est qu’une échappatoire pour éviter le congédiement. 
De toute manière, il devra payer de sa poche ce séjour. L’employeur ne paie pas trois fois. 
On lui retiendra une partie de son salaire. 
Une autre... 
Je sais qu’il a déjà du retard dans ses paiements de loyer. 
Je sais aussi qu’il en doit beaucoup à son ancien proprio. 
Je sais aussi que l’argent ne rentre plus.
Je sais qu’il en est réduit à vendre sa précieuse collection de CD de musique importée pour se payer ses bouteilles. 
La musique, c’est toute sa vie pourtant. 
Enfin, ça l’était. 
Le grand choc est pour bientôt. 
Le fond du baril comme disent les psy.  
Et voilà que l’hiver est là. 
C’est froid un banc de parc en janvier. 
Sauf pour les corbeaux. 

Un deuxième soiffard s’amène. Il fera équipe avec le premier.  
Ils se relaient déjà pour cogner dans la vitre. 
Deux têtes valent mieux qu’une, dit-on. 
Pas sûr. 
Ça dépend des têtes justement. 
De ce qu’il y a dedans et de ce qui y manque. 
Surtout. 
Je sais déjà qu’en ouvrant la porte, ils vont m’engueuler ou m’envoyer une vacherie. 
Vont me traiter de fonctionnaire. 
De traineux de pieds. 
De privilégié. 
De trou du cul syndiqué. 
Ah! Si on pouvait privatiser tout ça! 
Le train-train quotidien quoi. 

En revenant de faire mon épicerie l’autre jour, j’ai vu des ambulanciers sur la rue d’en arrière. 
Des policiers aussi. 
Un attroupement de curieux qui ceinturait tout ça. 
Sur le trottoir, une civière.
Un drap rouge recouvrait entièrement celle-ci. 
Sous le drap, une forme inanimée. 
Une dame s’approche de moi. 
Elle veut parler. 
Avant même que je lui demande, elle me raconte que c’est monsieur Untel, celui qui habite le troisième. 
Mort d’une crise cardiaque. 
52 ans. 
Fuck, après le gentil client de l’autre fois, c’est le deuxième de mon âge en moins d’un mois qui décide de crever. 
Ils commencent à me faire chier.  
Je sais exactement c’est qui. 
L’arrière de son logement donne directement sur le mien. 
Sa femme, c’est celle qui lave ses sacs de plastique et qui les étend ensuite sur la corde. 
Je n’avais pas aussitôt quitté ma commère que celle-ci se rabattait sur le passant suivant pour lui raconter la même histoire. 
J’y pense un peu et je chasse ça de mon esprit.
En passant par la ruelle pour me rendre chez moi, je vois des corbeaux qui reposent sur les fils de téléphone juste derrière le logement du trépassé. 

J’en ai marre de les voir et j’ouvre la porte à 9h29 finalement. 
Je veux juste qu’ils achètent leur putain de bouteille et qu’ils se cassent le plus vite possible de ma vue. 
Ça ne manque pas! En les laissant entrer, le premier m’apostrophe en me disant que j’avais oublié d’ouvrir le magasin. L’autre qui le suit me montre son poignet et tape de son index sur le cadran de sa montre, manière de me faire comprendre que je suis en retard. 
Les tabarnak! 
Très zen, je leur fais remarquer qu’il est 9h29 et qu’en principe, ils devraient encore attendre la dernière minute qui reste derrière la porte. Mais comme ce sont deux osties de soiffards, ils s’obstinent en prétextant qu’il est 9h35 au moins. Bien sûr, ils me balancent ça sans s’arrêter de marcher, se jetant sur les étales de vodka comme si leur survie en dépendait. Du coup, je pète un plomb. Tout le léger le plomb. «Sacrament les gars, ce n’est pas du lait ou du pain pour vos enfants que vous venez acheter, c’est de l’ostie de booze à 9h30 du matin! Ciboire, faites-vous soigner câlisse!» 

Bref, le train-train habituel du matin.

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