Mais il y a un monde fou devant les caisses. Les lignes s’allongent jusqu’à la frontière des É-U et certaines poussent même vers le Mexique. C’est clair que je vais perdre un temps précieux. Je me faufile donc vers les caisses automatiques, celles où il n’y a pas caissières. Généralement, j’évite le plus possible de faire ça pour ne pas donner raison à l’employeur de remplacer des êtres humains par des machines, mais bon, comme dirait c’te gars, quand y faut, y faut.
Il n’y a qu’une dame devant moi. Doit avoir 60 ans, quelque part par là. Elle porte un voile sur la tête comme beaucoup de femmes dans le quartier. Ça va. Ça ne me dérange pas. Même que chez les jeunes femmes, ouais, parfois je trouve ça joli comme tout. Surtout celles qui portent en même temps des jean’s hyper moulants et des t-shirts nombrils. J’adore ce paradoxe pudeur-exhibition; j’aime ce «je suis croyante, mais pas au point d’avoir honte de mon cul» c’est en plein le genre d’accommodement raisonnable que j’affectionne.
La dame est très lente dans sa manipulation de produits et voilà que j’ai déjà perdu 10 bonnes et précieuses minutes. Mais elle termine enfin. N’a plus qu’à mettre sa monnaie dans le petit machin. Ça va être à moi.
Au même moment, je vois arriver ce client un peu casse-couilles, genre beauf dans toute sa splendeur, sans éducation, qui est con comme ses pieds et qui parle fort. Les cons aiment parler fort. Sans doute pour ne pas s’entendre penser. Une vraie plaie le mec. Remarquez, ce n’est pas de sa faute. Il est né comme ça. Il y en a qui naissent bossus. Il y en a qui naissent aveugles. D’autres qui naissent rouquins. Lui, il est né con. Ou alors il a travaillé très fort toute sa vie pour le devenir. C’est l’un ou l’autre. Enfin bref, voilà que ce con rapplique et me ramène une claque sur l’épaule et y va de son «salut l’grand, ça va?» Je n’ai même pas le temps de répondre qu’il se lance déjà dans diarrhée verbale dont lui seul a le secret. Je réponds des banalités tout en guettant la dame du coin de l’oeil.
Elle termine de payer son épicerie, mais fuck! Au même moment, une femme plus jeune et tout aussi voilée pousse son carrosse à côté de moi, me dépasse et va le coller sur celle de la dame. Elle s’empare du comptoir automatique, la salope! Je fais «eh oh! Madame! Vous venez de passer devant moi!» Mais la jeune dame voilée se retourne et me dit « C’est bon, je suis avec elle, c’est ma mère»
Ce n’est pas la question, que je lui réponds. Que ça soit votre mère ou une étrangère, j’étais là avant vous.
Mais elle fait comme si elle n’entend rien et vide son carrosse sur le plateau de réception. La tabarnak!
C’est maintenant 15 minutes que je suis en train de perdre. Je m’entends gueuler «Câlisse!» Mais la jeune maghrébine est déjà dans sa bulle où je n’existe pas. Je fais quoi là? Je vais me battre avec elle? Me lancer sur le comptoir de paiement automatique pour lui retirer ses produits et déposer les miens? Appeler la gérante? Faire un scandale?
Fuck. Mais ce n’est pas tout. Car voilà que mon beauf qui n’a rien manqué de la scène décide de s’interposer. Il se met à gueuler haut et fort que «ces tabarnak-là, y sont toutes pareilles. Des osties terroristes qui se croient tout permis. Des osties de Tamouls qui devraient toutes a’r’tourner dans leur ostie de pays d’sauvages»
Voyez le genre?
Je suis coincé entre deux réalités bien humaines. D’un côté, la petite profiteuse qui chie sur le respect de l’autre, et de l’autre, un imbécile de raciste qui use de cette scène pour y aller de ses admonestations les plus sectaires. La jeune voilée me fait chier, c’est une petite garce finie, on s’entend. Mais ça n’a rien à voir avec le fait qu’elle soit voilée justement. On s’en criss qu’elle vienne du Maroc ou de la Tunisie; elle m’a piqué ma place et c’est tout. Ben Laden n’a rien à voir avec ça. Mais fallait entendre l’autre! Du coup, je suis obligé de lui dire de se la fermer. C’est qu’il me fait honte l’ostie d’imbécile. Et puis il gueule!! J’ai envie de glisser sous le plancher.
- Ces osties d’immigrées. Ça se croit tout permis.
Je pompe. Je lui redis tout bas de se calmer. Mais il n’entend pas. La fonction d’écoute ne fait pas partie de son code génétique. Sa connerie d’ailleurs vient un peu de là. Il poursuit de plus belle.
- Avec leur tabarnak de linge à vaisselle su’a tête en plus! Faut y être arriérée!
Cette fois, j’explose.
- Arrête! Tu racontes n’importe quoi.
Lui qui pensait qu’on venait de se bricoler une complicité, je l’aurais giflé qu’il n’aurait pas réagit autrement. Il se tait et me jette un regard qui plane entre l’incompréhension et la surprise. Je viens de le perdre. On voit bien que son cerveau pédale dans le vide. Il n’a aucun antécédent mémoriel pour échafauder un début de questionnement personnel sur le fait qu’il vient d’agir comme un crétin de catégorie A1 certifié ISO 9002. Sa connerie baigne dans une pureté absolue. C’est le degré zéro de l’autocritique. Jamais dans sa vie ne s’est-il remis en question. Jamais n’a-t-il douté de ses certitudes. Jamais n’a-t-il été mis en contexte de confrontation avec ses propres idées. Ça veut dire que même son entourage social a toujours été comme lui. Sa famille, ses amis, ses collègues de travail. Un con parfait vivant isolé de toute influence positive extérieure. C’est un modèle du genre. Une rareté. Le chef de clan d’une tribu de singes Bonobo que l’humanité aurait traînée malgré elle dans sa longue marche de l’évolution.
- Ben quoi? Elle vient de piquer ta place! Ils s’imposent toujours! Ils font la même chose dans les cabanes à sucre. Ils en parlaient dans le Journal de Montréal. Bientôt, on n’aura même plus le droit de manger des oreilles de christ.
- Ta gueule! Tu me fais honte! Ça n’a rien à voir, je t’ai dit. C’est juste une petite conne comme il en existe des milliers. Arrête de lire ton ostie de Journal de Montréal. Arrête de regarder TVA, calvaire!
- Ouais mais...
- Y pas de, mais! Tu me fais honte, je te dis.
Incapable de comprendre, il hoche la tête, fait trois pas derrière lui sans me lâcher du regard en espérant jusqu’au bout que, peut-être, je suis en train de lui faire une blague. Mais je ne décolère pas et il tourne les talons en s’éloignant la tête entre les épaules. Dans sa tête, je sais que je passe pour un traître. Tant mieux. Ça fera un con de moins dans ma vie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire