C’est curieux. En ce moment je traverse une période de redécouverte. Celle de la musique qui a bercé mon adolescence et ma jeune vingtaine. Pourquoi? Je ne sais pas. C’est comme ça et puis c’est tout. Peut-être parce que je vais avoir 50 ans bientôt et que ça me titille un peu? Peut-être.
Genesis, Pink Floyd, Led Zeppelin... je redécouvre cette musicalité si propre à cette époque de grand chamboulement social et culturel.
Au boulot, je me surprends à me taper la réception des marchandises en faisant jouer les accords fiévreux de la guitare de David Gilmour ou encore celles de Jimmy Page. Des collègues, gars ou filles, tous beaucoup plus jeunes, passent et repassent dans l’aire d’entreposage où je me suis barricadé pour effectuer mon travail. Ils froncent les sourcils, hochent la tête et passent leur tour. Ils sont déstabilisés.
Je reconnais dans leur attitude le même décalage musical qui existait entre nos parents et nous quand cette musique faisait résonner les murs du bungalow familial.
Ça me fait rire.
L’impression d’avoir digéré une musique qui ne fut digeste que pour ceux nés entre 1955 et 1975. Par exemple, comment en effet expliquer ça : http://www.youtube.com/watch?v=c_Rlr0FgSVc à maman ou encore à ce sympathique collègue qui baigne dans le hip-hop depuis sa tendre enfance? Par où commencer? Comment aborder la chose? Comment leur expliquer que oui, il s’agit bien là d’une forme musicale qui fut en son temps hautement appréciée, acclamée et je dirais même déifiée par des millions de jeunes adolescents? Comment raconter l’extraordinaire avancée de la musique rock depuis Bill Halley jusqu’à l’explosion de la musique dite «progressive» qui a suivi la sortie de l’album Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles en 1967? D’ailleurs, comment simplement expliquer l’extraordinaire distance qui puisse exister entre She Love’s You de 1964 et I Want You de 1969 toutes deux chantées par les mêmes Beatles avec seulement cinq ans d’écart? Mais de voir ces gueules, ça me fait rire.
Sam (c’est le nom de mon jeune collègue) est entré dans le back store précisément à la 5e min 30sec de ce morceau http://www.youtube.com/watch?v=tcRYdVlGXNQ Il est resté là silencieux, figé comme un poteau de téléphone, son regard de merlan frit fixé sur mon cellulaire qui crachait cette musique. Il ne comprenait pas. Ça n’entrait tout simplement pas dans sa tête. Et encore moins quand les bêlements de moutons (vers 6min 20) ont embarqué dans la chanson suivie de ces espèces d’incantations lugubres. Là ouais, il a totalement décroché. Et moi j’ai encore ri quand il a commenté.
- Man, ta musique est trop fuckée pour moi.
«Ma musique», elle est vieille pourtant. Plus vieille que lui. Comment peut-il la juger «fuckée» alors que ce serait en toute logique à moi de trouver la sienne fuckée? Comment peut-il être à ce point en décalage avec ce qui a précédé sa propre musique?
Du coup, je m’interroge. Se pourrait-il que le hip-hop qui sévit sans grand bouleversement depuis près de 20 ans soit une espèce d’aplatissement culturel musical? Un machin rythmique qui atrophie toute notion de curiosité? Une redite réconfortante qui ne demande aucun effort?
Je disais que ma mère ne comprenait pas cette musique. À bien y penser, je me suis trompé. En fait, je devrais dire que ma mère est une grande connaisseuse sans le savoir. C’est en effet une fine mouche de la musique de drogués malgré ses 77 ans. Pink Floyd, Genesis, Led Zeppelin, Gentle Giant, elle a tout consommé. Il faut dire que c’était du temps où mon grand frère avait la chambre au sous-sol et qu’il faisait jouer à tue-tête cette musique (et bien d’autres encore) au grand désespoir de ma maman.
Des souvenirs en paquets de douze me reviennent.
J’ai 12 ans.
Mon adolescence fut en effet bercé par ces solos délirants de guitare et dans un degré tout aussi constant, de la voix exaspérée de ma mère qui gueulait immanquablement du haut des marches «Baisse ta maudite musique!!!»
C’était chouette.
En haut, je veux dire à l’étage, là où étaient ma chambre, la cuisine, le salon, la chambre de mon petit frère et celle de mes parents, c’était un peu comme la permanence officielle du parti républicain. Défense de déroger aux règles établies.
Mais en bas!!! Ô en bas!
Le paradis!
En bas, c’était au sous-sol, là où mes deux frères plus vieux avaient leur chambre, c’était un peu comme un no man’s land à tendance anarco-gauchiste. Territoire concédé aux rebelles par les parents après d’âpres négociations et seulement pour maintenir une certaine paix clanique.
C’est là que ça se passait.
Surtout dans la chambre du plus vieux, tout au fond du sous-sol et à côté de la grosse fournaise à l’huile, dans cette alcôve interdite d’où émanaient parfois d’étranges odeurs de thé des bois quand quelques hirsutes potes à lui venaient le retrouver avant de sortir jusqu’à tard dans la nuit.
C’était les années ’70.
Parfois, quand je simulais un furieux mal de ventre pour ne pas aller à l’école, j’avais toute la journée pour explorer le sous-sol à moi tout seul. Pendant que ma mère passait la balayeuse en haut, j’en profitais subrepticement pour m’éclipser en bas et aller inspecter la grotte fantastique de mon grand frère. Ses disques surtout. Objets fascinants dont les pochettes surréalistes faisaient travailler grave mon cerveau.
La tête de chèvre dans le bouillon dégueulasse sur l’affiche de l’album Goats Head Soup des Rolling Stones.
La face de Mick Jagger justement, sur la pochette de ce même album. Dérangeant. Il devrait suffoquer, mais il sourit. Et puis on dirait une femme. Et belle en plus! Mais c’est un fucking mec! C’était l’époque du rock androgyne. Comment voulez-vous que je comprenne tout ça, moi qui n’a que 12 ans!!
Et puis ce paysage totalement halluciné de l’album de Led Zeppelin «House of the Holly». Comme le prélude d’un cauchemar. T’as envie de dire à ces gamins «N’allez pas là! J’sais pas ce qui se trouve de l’autre côté de ces putains de rochers fuckés, mais ça n’annonce rien de bon! Et vu qu’on en est là, pourquoi vous êtes tout nu???»
Le prisme de Dark Side Of The Moon. Ce n’est même plus une pochette, c’est devenu une marque de commerce de toute une époque. Quand je vois cette image, j’ai l’année qui me revient automatiquement en tête. 1973. Si j’écrivais un livre d’histoire sur les années ’70, cette image serait la page couverture de mon bouquin.
Mais surtout, mais par-dessus tout, mais au-dessus de tout, cet incompréhensible personnage au centre de l’album Genesis Live. Putain de merde, mon petit cerveau de 12 ans n’arrivait pas à comprendre la complexité de cet esthétisme pourtant primaire. C’est qui le mec avec cette toge noire et cette tête impossible qui se dessine tout en angles? What the fuck?
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