mercredi 24 octobre 2012

Premier client


On ne va pas se prendre la tête ce soir. On va juste déposer nos doigts sur le clavier et voir un peu ce que ça donne. Je laisse couler la magnifique trompette de Miles Davis tout en écoutant un petit Pinot Grigio... heu non, c’est le contraire. Faut pas tout mélanger. 
Faut dire qu’après une journée de 12heures au boulot, le cerveau devient un peu comme de la sauce blanche. Ça coule le long des oreilles. Ça tombe sur le plancher. Faut tout éponger ensuite. Sale époque si vous voulez tout savoir. 

Un mec. Le premier client du matin. Il vient pour s’acheter une bouteille de rhum. Sa carte ne passe pas. Une fois, deux fois, trois fois, retiré. Il ne comprend pas. Il gueule, il peste, il accuse la terre entière et même le gouvernement en passant. Pourquoi pas, c’est son droit. Mais en attendant, pas de bouteille mon coco. Faut payer. Ce n’est pas un comptoir de l’Armée du Salut ici. 
Il sort de sa poche une poignée de cochonnerie : factures, boutons de pantalons, bouts de papier, vieux kleenex usagé et dans le paquet de caca, un peu de monnaie et deux billets de cinq dollars tout dégueulassés et tout chiffonnés. Il fout ça sur le comptoir en me regardant comme si je venais de le provoquer en duel. Il fait le fier le con! Donald Trump dans ses pupilles, rien de moins. 
Qu’est-ce que tu veux que je fasse mec? Que je les compte pour toi? T’es malade? C’est ton bac à germes, pas le mien. 
Il s’achète une bouteille de Havana Club, $25.25 Juste à l’oeil, je vois qu’il n’en a pas assez. En plus d’être fauché, il ne sait pas compter. Remarquez que c’est logique quelque part. Généralement, l’un ne va pas sans l’autre. 
Anyway, je reste là, mine de rien, les bras croisés et je prends mon attitude de croupier de casino de Monaco. Hyper respectueux, mais ferme comme le mur de ciment qui sépare l’État d’Israël de ses esclaves palestiniens. Finalement, il comprend que je ne toucherai pas à sa merde. Il commence à compter. C’est long et c’est pénible. Il a le doigt incertain chaque fois qu’il touche  avec hésitation une des pièces de monnaie. On sent qu’il en est à son premier grand travail intellectuel du mois, voire de l’année. Un sou, deux sous, trois sous... ah, tiens, un dix sous... sa main prend ensuite un billet de cinq et il le regarde intensément, comme s’il venait de découvrir un morceau de métal inconnu tombé d’un météorite. Tu comprends finalement qu’il est en train de compter dans sa tête. Ça semble douloureux. Son regard s’embrouille. De la fumée sort de ses oreilles. On ne déconne pas ici... on est face à un grand questionnement intellectuel qui va faire reculer les limites du cerveau humain. $5 + 13 sous, ça fait combien?... fuck, on a le droit de mettre un gros trente secondes pour trouver la réponse. On frise ici les équations qui nous ont mené à la découverte des particules de Bozon. 
T’as envie de dire « Jusqu’à maintenant, ça fait $5.13 Il vous reste donc $20.12 à trouver dans votre merde. Vous aurez beau jongler avec votre petite monnaie, vous n’y arriverez pas. Tout au plus, vous avez 11 dollars et des poussières» Mais lui, il n’en est pas là. Il compte. Deux billets de cinq plantés au milieu d’un tas de sous noirs, ça ne peut pas faire $25.25 Un enfant de sept ans verrait ça du premier coup d’oeil. Mais pas lui. Il prend le deuxième billet de $5 avec un élan d’espoir qu’il ne peut trahir. Il le dépose par-dessus le précédent, juste comme ça, sans doute pour construire une pile de billets qui va de toute manière s’arrêter là. Finalement, il arrive au bout de sa petite monnaie et réalise qu’il n’a que $11.45 Il se met à fouiller sans ses poches et bien sûr, il n’en sort qu’une autre variété de cochonneries non négociables. Il est muet, mais actif. Il veut boire. Il laisse son tas de merde sur le comptoir et me demande d’attendre. Il quitte le magasin, se dirige vers sa voiture. Il revient trente secondes plus tard avec quelques sous de plus. On en est à $12,18 Nous sommes encore bien loin du compte. Il comprend finalement que sa journée commence plutôt mal. Il se retourne alors vers les petits formats et empoigne la première petite bouteille venue. Une Grey Goose de 375ml. 
À $23,75
Il vous en manque monsieur. 
Il ne comprend pas pourquoi. Dans sa tête, puisque le format est plus petit, le prix doit aller en conséquence. Je n’ai pas envie de lui faire le topo des quatre distillations du produit qui demandent une main d’oeuvre accrue. Je sais que ça serait trop compliqué et que de toute manière, il ne comprendrait rien. Mon premier client de la journée est un inculte profond. Il ne sait même pas lire les étiquettes de prix. Je dois gérer un type qui, dans les temps anciens, aurait été chassé du village pour cause de bouche inutile à nourrir. L’évolution humaine et la démocratie relative de nos sociétés permettent maintenant à ces idiots de survivre et de procréer. C’est comme ça. Faut pas en faire un drame. 
Je lui dis que ce n’est pas moi qui détermine les prix, mais il ne me croit pas. Dans sa tête de con, je suis le grand tourmenteur des alcoolos. Je prends finalement les choses en main et je lui balance une bouteille de St-Rémy 350 ml à $11.50 Il pousse de ses deux mains son tas de merde vers moi. J’en retire du bout des doigts le montant demandé. Je lui refile sa bouteille et je lui souhaite une bonne journée. 

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