Il s’est installé devant le magasin et y a passé toute la soirée. J’ignore son nom, ayant oublié de le lui demander. Je sais par contre qu’il a 45 ans, qu’il est natif du Nouveau Bruswick et qu’il a vécu dans le quartier Montréal-Nord il y a une dizaine d’années, à l’époque où il travaillait encore et espérait en des lendemains plus souriants. Il fréquentait une fille qu’il n’a plus revue depuis ces années. Il prenait de la coke à l’époque, mais il est sobre depuis 2 ans. C’est pour ça qu’elle l’avait laissé d’ailleurs. Il voulait la revoir et c’est la raison pour laquelle il se promenait dans le secteur. Il est retourné chez elle pour lui annoncer qu’il était sobre, mais ce fut impossible. Elle est morte depuis deux ans. C’est un voisin qui lui a appris. Enfin je crois. Ce n’était pas très clair et j’avais du mal à tout comprendre ce qu’il disait. Il bouffait la moitié de ses mots. Et puis avec un accent gros comme ça.
Il a un chien, compagnon de misère, dont j’ignore aussi le nom. Le clebs a dormi toute la soirée à ses côtés. Un chien gentil. Dans son fourbi, il y a toute sa vie qu’il traîne derrière son vélo. Ramassis épars collectés dans les poubelles des gens ordinaires. Et pas que de la merde. Hier par exemple, il a trouvé un machin électronique avec lequel il peut regarder des DVD et écouter de la musique. C’était aux ordures, mais il l’a rafistolé toute la nuit dans un Tim’s en tétant un gros café. Et aujourd’hui, ça fonctionne très bien. Le seul problème, c’est qu’il faut trouver une prise pour brancher son truc. Or ce soir ça tombait bien puisque juste à côté du magasin, sur le mur, il y en a une. Il m’a dit que ça sera parfait pour y passer la nuit, car avant de dormir, il pourra se regarder un film. Ce qu’il doit être en train de faire au moment où j’écris ces lignes (23h40)
Je ne sais pas son nom, j’ai oublié de le lui demander. Je sais juste que c’est un frère humain dont le hasard n’aura pas fait naître à Westmount ou à Outremont. Je suis certain aussi que son père n’est ni avocat, ni docteur et ni diplomate. Je crois aussi deviner assez bien qu’il est venu au monde dans une famille plus pauvre que riche. Je dis ça comme ça, mais au fond, je n’en sais rien. Je suppute.
Il a une belle bouille avec des yeux sans malice ni méchanceté. Même que je trouvais qu’il avait une tête d’acteur avec un je ne sais quoi de Liam Neeson dans les traits.
J’ignore son nom, je disais. Mais je sais qu’il a déjà été un petit gamin comme les autres avec des rêves et des chansons plein la tête. Comme tout le monde, il devait bien connaître une ou deux comptines qu’il se répétait parfois quand il jouait tout seul dans le bac à sable. À sept ans, peut-être qu’il avait une petite amoureuse à qui il a dit qu’il la marierait un jour. À dix ans, peut-être qu’il rêvait d’être pompier ou pilote d’avion.
J’sais pas, je dis ça comme ça.
Peut-être que ç’a chié quelque part à l’adolescence. Ou peut-être même avant.
Dans le berceau peut-être.
Peut-être qu’il a été abandonné et qu’il a traîné de famille d’adoption en famille d’adoption ce frère humain là.
Je sais qu’il a un coeur et une tête. Je sais qu’il aime parler aux gens. Je sais qu’il sourit souvent. Je sais qu’il ne m’a pas jugé quand je ne lui ai rien donné dans sa casquette tendue. Je sais surtout qu’il m’a dit «merci» quand je lui ai refilé une clope deux minutes plus tard. Je sais aussi que quand il parle de la pluie ou du temps qui va faire, ce n’est pas pour meubler les conversations, mais bien pour organiser stratégiquement ses déplacements de même que pour choisir adéquatement les endroits où il passera la nuit. Je lui ai suggéré deux ou trois recoins autour de la bâtisse, là où A... avait ses aises et ses habitudes il y a trois ans. A..., c’était le clochard précédent, celui qui quêtait devant le magasin du temps où je n’étais pas encore au syndicat. Mais je me suis abstenu de lui parler de A... de peur de m’échapper et de lui dire qu’il est mort de froid il y a deux ans, pendant une nuit particulièrement froide de janvier.
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