mercredi 11 juillet 2012

La fille de l'autre jour


La fille de l’autre jour. Celle qui dort dans la rue. Je viens de la voir sous le porche de la garderie de la rue Mont-Royal. 22h50, je revenais du dépanneur. Acheter du lait pour mon café de demain matin. Et puis aussi des clopes. On achète toujours des clopes nous, les fumeurs, quand on rentre dans un dépanneur. Elle était là, tête basse à tisser ses bouts de guenilles pour en faire des machins pour son chien. 
Des colliers pour les humains. 
Aussi. 
Et des bracelets. 
Elle ne demande rien, ne fait jamais la quête, ne tend jamais la main. Et puis elle avait l’air vachement occupée. Assise en indien, les mains qui te tournaient et retournaient tout ça. Comme une mémé sqwaw. 
Mais elle n’est pas sqwaw. 
Ni mémé. 
Elle est toute jeune. 
Avec une casquette Mao sur la tête. 
Et puis un chien, compagnon de misère, qui couche près d’elle. 
Je me suis arrêté net et je lui ai dit : tu veux de l’argent? 
J’sais pas pourquoi j’ai dit ça. Ça été plus fort que moi. 
Elle a levé la tête. M’a regardé. A hésité comme quand on hésite quand on nous offre une deuxième assiette. Elle a dit «heu.... ouais, pourquoi pas». 
Trop cool. 
Trop parfaite dans son état de marginale. 
Trop adorable. 
J’ai fouillé dans ma poche et je lui ai donné ma petite monnaie. Quelque chose comme quatre dollars. J’ai échappé une pièce de 25 sous sur le trottoir, ce même trottoir où elle allait passer la nuit. Quand je me suis penché pour la ramasser, son chien m’a léché l’oreille. J’ai dit «Bon chien-chien» je dis toujours «beau chien-chien» quand les chiens sont gentils avec moi. Remarquez, je dis la même chose aux chiens mauvais. Mais de loin et bien avant que l’envie leur prenne de me lécher-croquer l’oreille justement. 
Elle a un piercing sous la lèvre inférieure. 
Était assise sur un sac de couchage. 
Un sac de bouffe à chien à ses pieds. 
Pas de toit au-dessus de sa tête.
La ville tout autour d’elle. 
Immense. 
Aveugle. 
Muette. 
Sourde. 
Elle m’a dit «merci». J’ai répondu «take care». J’sais pas pourquoi, ça m’est venu comme ça. 
Et surtout pourquoi en anglais?
Va savoir mec. Va savoir. 
En revenant à la maison, je me suis dit que c’est pas possible. Cette gamine dort depuis des semaines à la belle étoile en plein centre d’une métropole qui compte 3 millions de personnes en incluant la couronne. 
Il fait beau et chaud, ça va. Au chalet, je dors moi même sur la véranda. Côté température, ça se compare. Mais côté pipi caca, confort et hygiène, salubrité et sécurité, respect de soi, comment elle fait? 
Et surtout, comment va-t-elle faire cet automne? 
Où elle va aller cet hiver?
Comment fera-t-elle pour se rendre au printemps prochain? 
Qu’est-ce que je peux faire pour l’aider? Ou alors juste pour lui montrer que je la vois comme un être humain pareil à moi?
Une soeur humaine. 
Ma famille devant un Dieu qui n’existe sûrement pas pour laisser arriver des choses comme ça! 
Dans mon frigo, trois bières. J’en prends une. Je prends aussi le restant de mon précédent paquet de clopes. Je fourre tout ça dans un sac de plastique. 
Je retourne la voir. 
Je la retrouve comme précédemment. Occupée à ses bouts de tissus tissés. Je lui dis «tiens» en lui tendant le sac. 
Elle lève la tête avec, dedans, des yeux qui s’interrogent. 
Je dis : Il y a un reste de paquet de clopes et une bière. 
Elle répond toute mal à l’aise, genre désolée pour moi : Je ne bois pas!
Je reste là comme un con, mon sac tendu. Puis, comme pour me faire plaisir, elle rajoute «Mais par contre, les clopes, c’est une bonne idée». Je remarque pour la première fois qu’elle est édentée. Doit pas avoir plus de 25 ans, mais en paraît 40 passés. Je sors le paquet de clopes que je lui donne et je garde la bière. Elle me dit «merci, c’est apprécié». Je garde la bière dans le sac. 
C’est celle que je bois en ce moment. 

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