samedi 3 mars 2012

La silhouette



C’est une cliente que je n’avais pas vue depuis au moins deux ans. Normal, depuis les deux dernières années, j’étais plutôt au syndicat que sur le plancher de vente. Doit avoir 70 ans, quelque part par là. Un rouge à lèvres appliqué à la sauvette. Non. Ce n’est pas ça. Pas à la sauvette. Même qu’elle doit drôlement y mettre le temps. C’est que la pauvre se tape la tremblote, alors forcément, quand elle s’en fout sur le gueule, ça déborde toujours un peu. Ça doit être la Parkinson, j’imagine. Ou quelque chose comme ça. Quand elle sort ses billets de son porte-feuille, c’est l’enfer. Ça prend un temps fou à cause de la main qui tremble comme une feuille. Alors je ne vous dit même pas pour le rouge à lèvres. Elle est bouffée de tics au visage. La mâchoire toujours crispée et qui bouge toute seule, comme si elle avait une envie de chier permanente et urgente. Elle entre, elle prend sa bouteille et elle sort. Ça ne prend jamais plus que 30 secondes avec elle. Sauf à la caisse à cause de sa tremblote. Là, c’est plus laborieux. Elle porte toujours de grosses lunettes fumées qu’on ne voit pas ses yeux. Elle vient le matin assez tôt après l’ouverture. Quand je l’ai vu entrer ce matin, elle était tout en noir. Chapeau à rebords plats noirs, long manteau noir, lunettes noires et puis sous le chapeau, une espèce d’écharpe noire qui descendait des deux côtés du visage. Elle traînait une lourde sacoche et sa silhouette avait quelque chose de  totalement caricatural. Vite vite, j’ai arraché un coupon de caisse et j’ai tracé rapidement sa dégaine avec un stylo, question de la reprendre tout ça au propre plus tard. Je voulais juste capter sa démarche. Ç’a donné ce croquis que je glisse ici. Il faut imaginer la chose tout en noir. 
Avant, elle prenait un Mickey de rhum. C’est-à-dire 350 ml. Elle faisait sa journée avec ça. Jamais plus, jamais moins. Régulière comme un métronome. Maintenant, elle est rendue au 750ml de Brandy. Du Paul Masson pour être plus précis. Je ne sais pas ce qui s’est passé dans sa vie en deux ans. Mais elle carbure maintenant dans les gros formats. Une bouteille par jour. J’imagine qu’il y aurait des choses intéressantes à dire sur cette image. Mais je n’en trouve pas. C’est juste la vie. Elle est juste un peu plus alcoolo qu’il y a deux ans. Mais en même temps, plus vieille, donc plus sage en principe. Mais aussi peut-être plus triste? Plus mélancolique? Plus seule? Plus proche de la mort? Va savoir, je ne comprends rien. C’est abstrait tout ça. Sauf sa tremblote. Et puis cette gueule crispée, comme une envie de chier permanente.

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