lundi 20 février 2012

Bled perdu


Les quatre amis se font chier. Ils vivent en région, bled perdu, sans culture ni rien. Un  cinéma? C’est quoi ça?
Ils n’ont que leur Pickup et leur skidoo pour s’amuser l’hiver. Et les hivers là-bas, dans ces trous perdus loin des grands centres, Dieu qu’ils sont longs et tristes. 
Ils ont 22 ans. Un peu cons, forcément, comme tout le monde à cet âge. Mais pas méchants. Juste un peu cons. J’étais très con à 22 ans. Tout le monde est con à 22 ans. Dans 300 ans d’ici, nos descendants seront encore très cons à 22 ans. Surtout les mecs. Les filles, ça va. Elles ne sont jamais vraiment connes à 22 ans. On ne sait pas pourquoi. Ça doit être les chromosomes. Va savoir. 
Enfin bref, nos quatre cons décident de s’éclater. Ils prennent un vieux sofa tout pourri et le tirent par un câble derrière le pickup dans un vieux rang de campagne. Ça craque de partout et c’est la rigolade assurée. Qu’est-ce que c’est chouette! 
C’est drôle de voir un sofa se balancer de gauche à droite derrière un pickup quand tu vis dans un bled perdu où il n’y a rien à faire le vendredi soir. Personne à Montréal n’a jamais eu la chance de voir un sofa se faire tirer par un pickup. Ni à Boston d’ailleurs. Ni à Paris. Ni à Londres et même pas Pyongyang qui est pourtant un endroit où l’on voit des tas de trucs pas ordinaires ces temps-ci. 
C’est pourtant rigolo de tirer des sofas dans un rang de campagne quand t’habites un bled perdu au fin fond du Québec perdu. 
Mais ce qui est plus marrant encore, c’est quand l’un des potes décide d’aller s’assoir dans le sofa. Là vraiment on va se marrer. 
On repart et c’est vraiment rigolo. Tout le monde se bidonne solide. Qu’est-ce que c’est chouette habiter dans un bled perdu dans une région perdue au fond du Québec perdu. Y peuvent pas comprendre ça ces snobs de Montréal! 
Puis arrive une voiture en sens inverse, juste au moment où le sofa dévie de sa trajectoire. La voiture percute le sofa de plein fouet et forcément, le mec qui était dessus aussi. Alors logiquement, le mec y meurt. Exactement comme le sofa. T’imagines les parents quand ils apprennent ça? 
Deux agents à la porte de la maison. L’un d’eux, le plus jeune, se tient en retrait tandis que l’autre a la triste tâche de parler. On sent dans sa voix qu’il applique «la technique» apprise à l’école de police, mais que celle-ci n’efface en rien la lourdeur de l’action. Il aimerait être ailleurs, affecté à une autre tâche. Mais le boulot c’est le boulot comme on dit.
  • Vous êtes bien monsieur et madame Machin? 
C’est la femme qui répond. Ses yeux deviennent livides. Sombre pressentiment. Elle revoit en une fraction son accouchement. Le docteur lui remet son gamin tout poisseux entre les bras. Elle pleure de joie. C’était il y a 22 ans, mais c’était hier. Quelque chose lui dit qu’elle ne le reverra jamais plus. 
  • Oui...?
  • Vous êtes bien les parents de Truc-Muche Machin?
Cette fois, la femme est secouée. Elle sait. C’est fini. Son fils est mort. Ses genoux faiblissent. Son mari la supporte alors qu’elle s’accroche à lui. Mais ça ne sert plus à rien. Elle est déjà en enfer. C’est le mari maintenant qui prend le relai. Il a deviné lui aussi, mais combat encore l’évidence de la catastrophe annoncée. Ce n’est pas une question de virilité ni de force, mais bien de féminité. Il ne peut pas comprendre encore comme elle. Il n’a pas la fibre maternelle. Il ne peut pas comprendre, ça non. Son ventre n’a jamais connu la vie.
  • ... que se passe-t-il? 
Les deux flics retirent leur casquette qu’ils se glissent sous le bras, exactement comme on le voit dans les films. La scène est immensément clichée, mais reste toujours efficace quand elle est bien jouée. 
  • Nous avons le regret de vous annoncer la mort de votre fils.
La femme s’effondre complètement. Le mari peine à la retenir, mais en même temps, il vient de recevoir un coup de masse dans le front. Il patauge entre le soutien physique de sa femme et le coup de couteau en plein coeur qu’il vient de recevoir. Il n’est pas certain d’avoir bien entendu. Bien sûr, il a parfaitement entendu, mais son cerveau lui balance cette ultime tentative de refus potentiel. Il se bat encore pour ne pas le croire.
  • co... co... comment? 
  • Nous sommes désolés. Votre fils est mort quand une voiture a percuté le sofa dans lequel il était assis pendant que ses amis le tiraient en pickup. 
Ce n’est pas drôle, mais c’est drôle quand même. Dans un roman de Johm Irving en tout cas, ça serait drôle. Mais dans la vraie vie, comme ça s’est passé vendredi dernier, ce n’est pas drôle. À cause des vrais parents et de leur réelle tristesse. Leur fils, il avait 22 ans. Il n’était pas méchant, juste un peu casse-cou, juste un peu con. Et puis merde, il vivait dans un bled perdu, dans une région perdue dans le Québec perdu. Il n’y a même pas de salle de cinéma là-bas.

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