samedi 21 janvier 2012

Soirée de délivrance



J’allais voir une amie et collègue dans une succursale de l’est de la ville, rue Beaubien. Je me suis garé juste devant un drôle de commerce que je n’avais pas remarqué les fois précédentes. En fait, ce n’était autant un commerce qu’un lieu de culte. L’Église de la nouvelle destinée que ça s’appelle. Mais la façade donne vraiment l’impression d’une pâtisserie ou d’un resto quelconque. Dans la vitrine, il y avait un panneau qui envoyait des messages écrits en rouge et qui roulaient en permanence. L’un d’eux disait «Samedi prochain, soirée de prières et de délivrance.» Et justement, parce que je ne suis pas un type normal, ça m’a tout de suite fait penser au puissant film Deliverance (1972) de John Boorman. 
Quatre types amoureux de la nature décident de descendre une rivière en canot avant qu’on y construise un barrage. Tourné en plein pendant la mode du retour à la campagne, le discours de l’époque pouvait se résumer ainsi : la douce et belle nature habitée par de pauvres paysans simples, mais tellement humains parce que loin de la modernité et plus proches des valeurs de la terre. Mais Boorman va se payer un trip jouissif et signer une oeuvre majeure du cinéma américain en renversant les rôles et les idées reçues. Ici, le réalisateur montrera en effet une autre vérité, à savoir que la nature peut souvent se montrer impardonnable et que le paysan dans sa rusticité ignorante et baignée dans un isolement géographique total, ben merde, il peut très souvent ne pas être très fréquentable pour l’étranger qui débarque. Et le personnage joué par Ned Beatty l’apprendra à ses dépens. Le pauvre! Qui ne se souvient pas de cette scène où le violeur, en enculant sa victime, lui tourne l’oreille en lui criant «Squeal like a pig!» Bien sûr, la scène avait fait scandale à l’époque et avait provoqué moult débats sur ce qui était «montrable» ou pas dans le cinéma. Pour Ned Beatty, ce rôle, et surtout cette scène, lui valut une sorte de notoriété qui frise encore aujourd’hui le culte. Allez voir sa filmographie et bien que ce type n’a fait que des seconds rôles toute sa vie, ben merde, il a joué dans pas moins de 160 films!!!! entre Deliverance (son tout premier film en 1972) et Rampart (son tout dernier en 2011 voir sa filmo : http://www.imdb.fr/name/nm0000885/) Calculez, ça fait une moyenne de 4 films par année depuis 40 ans!!! Et il tourne encore! Jamais personne n’a été aussi content de se faire enculer au cinéma. Et dans son tout premier rôle à vie en plus! Ned Beatty, c’est une icône pour beaucoup d’amateurs de cinéma que je connais. 
Au même moment que Deliverance, je veux dire à la même époque, des films comme Mean Street (Martin Scorsese) Godfather (Francis Coppola), Rollerball (Norman Jewison) The French Connection (William Friedkin et qui allait pousser 100 coches plus loin en ’73 avec The Exorcist) et surtout les premiers films d’hémoglobines tels que The Wild Bunch (Sam Peckinpah) et tous les films de Bruce Lee allaient repousser les limites de la violence au cinéma. Hollywood ne sera plus jamais la même. En fait, le début des années ’70 marque la naissance du cinéma contemporain américain. Paradoxalement, elle va aussi entraîner une dérive de plus en plus marquée vers un genre exclusivement centrée sur l’action et le spectaculaire au détriment du scénario. Tous les films que j’ai nommés ici furent à moment ou à un autre, les plus violents de leur période. Pourtant, ils contentaient tous des scénarios en béton armé et une qualité de réalisation hors normes. (Sauf pour les films de Bruce Lee. Mais à sa défense, il faut savoir que ses films avaient d’abord été créés pour un public strictement asiatique. Lee n’aurait jamais cru que ses films allaient connaître autant de succès aux É.-U. D’ailleurs au début, il s’y était fortement opposé, justement en raison de la faiblesse des scénarios.) 
Bon, qu’est-ce que je voulais dire avec tout ça moi? Faut pas que je parle de cinéma sinon je m’emballe. Ah ouais, l’église et sa soirée de délivrance. Ouais bon, quand j’ai vu l’annonce, ça m’a fait rigoler parce que j’ai revu justement ce bon Ned Beatty se faire enculer par un furieux consanguin des campagnes perdues. Et je me suis surpris à dire tout haut dans ma voiture «Squeal like a pig!» 
Dans la succursale, mon amie était contente de me voir. Je vais souvent là pour acheter mon vin. Pour la voir et aussi pour voir B... son partenaire. Vieux routier des temps jadis de l’entreprise qui a eu la bonne idée de voter pour moi aux dernières élections. Ils font la paire et sont plutôt très solides dans leur succursale. Rien ne passe et ils font respecter la convention à la lettre. C’est tout ce qui faut faire d’ailleurs, pas plus pas moins. Si les 5500 employés étaient comme eux, la direction serait à genoux et demanderait pardon monocle. Mais voilà, dans notre triste époque de démobilisation ambiante, défendre ses droits et protéger son emploi est de plus en plus perçu comme «de la chicane inutile» par la majorité des employés syndiqués. Triste époque si vous voulez vraiment tout savoir et je me demande bien ce que la direction attend pour atomiser ce syndicat moribond et sans colonne vertébrale. Mais tant qu’il restera des collègues comme elle et B..., il y aura encore un petit peu d’espoir. Pas beaucoup, mais un petit peu.

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