mercredi 25 janvier 2012

La casquette bleue


Je ne me lasse pas de lire ces messages de recherches sur Kijiji. Il y a à la fois quelque chose de profondément pathétique et quelque chose de tout à fait grandiose dans ces bouteilles lancées à la mer. En les lisant avec logique, on se dit, mais ce n’est pas possible! Faut être drôlement con pour penser que la première étrangère croisée par hasard quelques secondes dans le métro va se précipiter le soir même sur Kijiji pour aller voir si on a écrit un truc sur elle. Déjà que si l’approche ne s’est pas faite sur le moment, il y a peu de chances qu’elle se fasse après. Mais d’un autre côté, quand on les regarde avec le coeur, cette obsession accouchée par quelques secondes de regard, c’est tout simplement fascinant. Relisons l’une de celle que j’ai glissée hier. C’est ma préférée de cette année. Une véritable petite perle. 
Date de l'affichage
16-janv.-12
Lieu
Montréal
Le 8 septembre 1978, à Ste-Anicet, tu m'as souris en sortant du dépanneur. Depuis ce moment magique, j'y retourne à chaque jour dans l'espoir de te revoir. Tu pourras me reconnaître, j'ai conservé la même casquette bleue qu'à l'époque. Je t'attends...
On parle de 1978 ici!! Le mec a croisé une femme en 1978 au dépanneur de Ste-Anicet. Elle lui a fait un beau sourire en quittant le commerce et depuis ce temps là, c’est-à-dire depuis 34 ans (!!!!! et encore!!!!!) il y retourne régulièrement dans l’espoir de la revoir. 
S-a-c-r-a-m-e-n-t! 
C’est-t-y pas grandiose comme folie!!?? C’est tellement gros que je ne sais même pas par quel bout commenter. Il faut que je détaille point par point en oubliant la narration. Allons-y.
1- T’habites à Ste-Anicet. J’sais pas c’est où, mais ça doit être un trou à rats. Tu dois connaître tout le village par leur prénom. Forcément, si tu ne connaissais pas cette fille-là en 1978 et surtout, si tu ne l’as jamais revue après, ÇA SE POURRAIT-Y QU’ELLE N’ÉTAIT QUE DE PASSAGE DANS OSTIE DE BLED POURRI PIS QU’ELLE N’Y SOIT JAMAIS RETOURNÉE DEPUIS?
2- Pour qu’un truc comme ça puisse exister, faut encore que le maudit dépanneur marche depuis 34 ans. C’est déjà un exploit immense quand on y pense. 
3- T’as vraiment gardé sur la tête la même ostie de casquette depuis 34 ans? hiii.... pas sûr de la propreté. 
4- Mettons que t’avais 20 ans en 1978. Ça t’en fait 54 aujourd’hui. Admettons qu’elle repasserait par ton ostie de dépanneur, avec ou sans ta criss de casquette, y aurait des criss de bonnes chances qu’elle ne te reconnaitrait même pas. Y as-tu  déjà pensé? Je veux dire, t’es devenu vieux. Ou disons assez vieux pour être le papa d’un fils qui aurait l’âge que tu avais quand elle t’a envoyé ce sourire qui tue. 
5- Inversement, y aussi des câliss de bonnes chances que tu ne la reconnaîtrais pas toi non plus si elle repassait. Entre tes souvenirs de ses 20 ans et la réalité de ses 54 ans, y a forcément une criss de marge mon vieux. Et même si ça se trouve mon vieux, elle y est peut-être retournée l’année dernière, mais tu ne l’as pas reconnue. Tu cherchais encore un visage de 20 ans. T’as vu cette vieille sympathique, tu lui as même parlé, c’était chouette, mais ce n’était pas elle. C’est sûr. Elle était grosse, avait un menton tout mou avec de la peau qui tombait grave en dessous. Il y avait même une gamine qui l’accompagnait et qui disait «mamy, je veux des bonbons!» Tu te souviens, tu leur as même ouvert la porte quand elles sont sorties? Cette vieille-là, c’était elle. 
6- Ok, mettons qu’elle te reconnaîtrait. Penses-tu vraiment qu’elle se lancerait à tes genoux en sachant que t’es le genre de weirdo à attendre 34 ans dans un dépanneur   pourri perdu dans un bled pourri avec la même ostie de casquette pourrie sur la tête? Toi t’es resté mongol. Elle elle a probablement eu une vie. Si ça se trouve, c’est la députée de ton comté, mais tu ne l’a même pas reconnue quand elle est venue chez toi te faire signer une carte d'adhésion à son parti. 
Mais en même temps, comment dire? C’est beau! Je veux dire cette obsession de la femme entrevue quelques secondes, mais qui te nourrit toute une vie. C’est triste, mais c’est beau. La fille, elle ne se doutera jamais de l’effet qu’elle a produit ce jour-là. Elle a rendu un mec complètement fou d’elle au point où il lui a consacré tous ses temps libres juste dans l’espoir de la revoir. C’est fort. C’est très fort. Si au moins elle savait! Peut-être que cette fille... que dis-je! peut-être que cette grand-maman, au moment où cette annonce fut publiée, est complètement déprimée par la vie. Divorcée, vivant seule, se sentant vieille par sa cinquantaine galopante, peut-être qu’apprendre qu’au même moment, un type qu’elle ne connaît pas, dont elle ne se souvient même pas avoir croisé il y a 34 ans dans un dépanneur pourri de ce bled pourri dont elle ne souvient même du nom pourri quand elle s’y est arrêté pour acheter un paquet de clopes, ben que ce mec-là ma fille, il t’attend encore à cause de l’effet que tu lui as produit en quelques secondes en ce temps lointain où René Lévesque était Premier ministre du Québec. Peut-être qu’en sachant ça, elle se sentirait mieux. Mais elle ne le saura jamais. 
Pendant ce temps-là, le quinquagénaire de Ste-Anicet attend toujours avec, sur sa tête devenue poivre et sel, sa bonne vieille casquette bleue de 1978. Comme une bouée à laquelle il s’accroche. Bien que la situation soit complètement irréaliste, sans espoir, impossible, et même si le mec en est parfaitement conscient, il n’en est pas moins incapable de faire autrement. Il l’attend. C’est la femme de sa vie. Ça ne lui a pris que quelques secondes pour le comprendre, mais déjà, elle avait payé son paquet de clopes et s’en retournait vers sa voiture. Il l’a regardé s’en aller par la grande vitrine du commerce en se disant «merde! Elle s’en va! Je ne la reverrai peut-être jamais plus! Faut que je fasse quelque chose! Vite! Là, maintenant!» Mais il n’a rien fait. Et depuis, il s’est écoulé 12,410 jours et 12,410 nuits pendant lesquels il n’a cessé de s’en vouloir et d’espérer pouvoir un jour, juste un jour, mon dieu juste une toute petite journée de rien du tout, se reprendre. Il va y passer tout le reste de sa vie. Peut-être même qu’il s’est marié depuis. Va savoir. Peut-être même qu’il a des enfants. Ça aussi c’est possible. Mais elle est toujours là, inoubliable dans sa tête. Quelques secondes, un battement de paupières et ce fut suffisant pour l’envoyer en enfer. 
J’adore ça. C’est magnifique. 
On dit que Pedro Almodovar se nourrit de ce type d’annonces pour construire ses films. Avant, je n’en croyais rien. Mais maintenant, je sais que la réalité dépasse trop souvent la fiction.

2 commentaires:

Pierre R a dit…

Pas une nouvelle depuis trois jours? Tu deviens aussi paresseux que moi?

Varice et Versa a dit…

J'étais à l'extérieur de Mtl... I'm back