Tiens, y a ma voisine d’en haut qui se lève. Elle vient de mettre le pied hors de son lit qui se trouve juste en dessous du mien. Et si je le sais, c’est que j’ai distinctement entendu le craquement de son plancher qui se trouve justement à être mon plafond. C’est logique il me semble non? Mystérieuse voisine d’en haut qui me fut invisible pendant toute la première année après mon aménagement. Je l’entendais plus que je ne la voyais. Son pas léger fait craquer les lattes de bois au-dessus de ma tête quand elle est dans sa chambre. Ailleurs dans la maison, c’est plus subtil. Je soupçonne du tapis ou des pantoufles confortables. Je sais exactement le moment où elle s’habille parce que ses mouvements, même si je ne peux les voir, sont les mêmes que celui de toutes les filles du monde entier. C’est un ballet synchronisé dont la chorégraphie ancestrale remonte à la nuit des temps. J’aurais vécu dans l’ancienne Égypte que ma voisine du dessus n’aurait pas faite autrement et à l’aveugle, juste en me fiant aux crack-crack des lattes de bois, je peux imaginer parfaitement chaque geste de cette invisible demoiselle.
Le premier Crack-crack hors du lit mène vers la salle de bain. Le crack-crack du retour à la chambre prendra quelque temps. Ça se fait après la douche (j’entends la tuyauterie. Forcément puisque son réservoir d’eau chaude se trouve dans ma cave) et après le petit-déjeuner. Une fois ces choses accomplies, le rituel de l’habillement peut débuter. Ça commence toujours par un crack-crack vers le garde-robe dont j’entends la porte s’ouvrir. Puis hésitation. Longue ou courte, ça dépend des matins. Puis re-crack-crack vers le lit où je devine qu’elle y dépose les morceaux de vêtements à essayer. Crack-crack encore, mais plus subtile, plus «surplace». Elle enfile pantalon ou robe. C’est un crack-crack léger, presque aérien. Puis un crack-crack beaucoup plus décidé qui se dirige vers le garde-robe dont je devine un grand miroir accroché à la porte. Petits crack-crack de face et de dos, question de voir si le cul est bien moulé par le pantalon ou bien suggéré par le pan tombant de la robe. Longue hésitation pimentée par autant de petits crack-crack plantés devant le miroir. Pourtant c’est le même pantalon et la même robe que la semaine précédente avec le même cul dedans. Mais allez savoir, les filles sont comme ça. Puis re-crack-crack vers le lit et re-crack crack vers le miroir. Ce rapide va-et-vient laisse supposer qu’elle n’a fait que rajouter un morceau. Ce n’est donc pas une robe qu’elle porte ce matin, mais un pantalon parce qu’elle aurait mis plus de temps à faire le trajet miroir-lit-miroir. Elle change sans doute son chandail par une blouse. J’applaudis. J’aime mieux quand elle porte un pantalon. Surtout l’hiver parce qu’elle se tape un manteau coupé à la taille, ce qui laisse tout le loisir au voisin vicelard du dessous d’admirer la ronde forme de son postérieur onduler lorsqu’elle traverse l’asphalte de mauvaise qualité pour se rendre à sa voiture généralement garée juste en face de ma fenêtre. Une robe, c’est chouette aussi, mais ça prend l’été pour en apprécier toutes les facettes. L’été et surtout du soleil qui passe par-là et qui vient te-me souligner tout l’intérieur mystérieux en de troublantes ombres chinoises.
Petits crack-crack devant le miroir. Cette blouse-ci ou cette blouse-là? Les petits crack-crack sont incessants. On sent le doute. On devine l’angoisse face à un bouton qui ne laisse pas assez voir. Mais en détachant celui-ci, c’est trop. Crack-crack... et si on mettait un léger maillot de corps en dessous? Crac-crack vers le lit. Silence. Puis re-crack-crack vers le miroir. Oui c’est joli, mais bon, on ne voit plus rien. Par contre en hiver, c’est pratique. Ça fait plus chaud. Oui, mais au bureau, ça ne donne rien. Et puis je rencontre l’assistant directeur cet après-midi. Non décidément, j’ai besoin de quelque chose de plus punché, mais sans pour autant être trop audacieux. Et si je mettais mon pull en V, celui dont la pointe du décolleté se termine précisément là où commence mon sillon meurtrier? C’est provocant, mais pas trop, juste ce qu’il faut. Et puis avec mon écharpe vert pastel qui viendrait se perdre dans la région, ça donnera une impression de retenue. Oui, c’est ça. Alors re-crack-crack vers la commode, shlak-shlak le tiroir s’ouvre, shlak-shlak, le tiroir se referme. Crack-crack vers le lit, on retire la blouse, on enfile le pull et re-crack-crack vers le miroir. Silence, hésitations, questionnements. Petit crack-crack pour revérifier si le cul est toujours là, bien moulé là où ça compte, puis petit-crack-crack de face pour une observation intensive du décolleté, un doigt à l’intérieur du collet pour en dégager le centimètre nécessaire pour aller rejoindre le début du sillon maléfique, ajustement de l’écharpe vert pastel, petit crack de demi-tour à gauche pour voir la courbe des seins de profile, crack-crack de l’autre côté pour le même constat sur le profile droit, crack-crack de face, on se penche un peu vers l’avant pour s’assurer que ce maudit pull ne nous trahira pas en se découvrant trop ostensiblement, redressement du dos, deux mains sous les seins pour replacer tout ça et hop! On est prête pour une autre journée de travail.
C’est parfois plus long, mais c’est rarement plus court et c’est comme ça dans toutes les chambres à coucher des filles depuis justement l’invention des filles.
Et au bureau, quand on lui fera remarquer qu’elle est toute belle ce matin, elle protestera en répondant qu’on est fou, qu’elle n’a pas eu le temps de s’habiller, qu’elle s’est lancé sur les premiers vêtements qui lui tombait sur la main et patati et patata. On connaît la chanson. Elles sont toutes comme ça. Nos femmes, nos blondes, nos soeurs, nos filles, nos mères, nos cousines, nos voisines. Ça vient avec le chromosome X et c’est pour ça qu’elles sont toujours en retard quand on les attend au resto ou qu’elles ne sont jamais prêtes quand on passe les chercher. Au début, ça finit toujours par faire chier, mais avec les années, on s’habitue et on cesse d’essayer de comprendre la mécanique complexe qui gère tout ça. Plus pragmatique est l’idée de rajouter une toute petite demi-heure aux heures convenues pour les rendez-vous et puis voilà, pas de chicane.
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