J’étais un peu en avance, alors j’ai profité de la belle journée ensoleillée pour me prendre une marche de santé avant d’aller me faire charcuter la bouche. Je profitais des derniers instants de vie partagée avec cette dent qui, je le savais, allait me quitter à tout jamais. La rue Mont-Royal était belle. Froide un peu quand le vent se levait, mais belle par l’imminence du printemps qu’elle annonçait au détour d’un rayon de soleil qui s’échappait un instant de l’hiver pour aller caresser les passants du hasard. Un coiffeur un peu gai fumait sa clope devant la porte de son commerce. Croisant du regard une dame de ses amies qui passait par là, ils se sont échangé quelques mots que j’ai captés en passant. Leur échange éphémère traitait du beau temps et de l’importance d’en profiter. J’ai ensuite été acheter Le Devoir dans un dépanneur du coin dont le propriétaire vietnamien consacrait une partie de son espace commercial à la vente de fleurs et de plantes. Ça sentait le pollen quand je suis entré. Je me suis dirigé vers les kiosques à journaux et ma main s’est emparé du dernier exemplaire de mon journal qui donnait sa page frontispice à un dictateur qui promettait un bain sang à ces insolents qui continueraient à prôner la liberté. La photo était tirée de la vidéo que j’avais vu la veille à la télé. J’avais remarqué la fraude de cette supposée allocution «grand public» par le reflet des lunettes du dictateur. En effet, on y voyait très bien qu’il ne s’adressait à personne, que ce discours était un leurre puisque l’effet miroir des lunettes renvoyait une image où l’espace devant lui était désert de monde. J’aurais voulu écrire aux journaux pour leur proposer ce scoop. Sortant du dépanneur, j’avais encore trente minutes avant la boucherie. Ne sachant ou aller, j’ai pris la direction est, mon Devoir sous le bras avec une petite pensée pour mon grand-père qui était un lecteur régulier. Rendu à un coin de rue, j’ai voulu m’allumer une cigarette, mais mon briquet venait de rendre l’âme. Un type s’est alors amené et m’a demandé une cigarette. C’était un clochard de bonne famille, genre psychiatrisé, mais propre, du genre qu’il passe ses journées à délirer dans les rues, mais qui revient consciencieusement chaque soir à la maison pour partager le repas avec sa vieille mère et prendre son bain avant d’aller se coucher. Barbe longue teintée de poivre et de sel, peau du visage basanée malgré l’hiver qui se termine et fortement cuivrée par je ne sais quelle difficulté de la vie, écharpe de qualité qui lui entortillait le cou, l’on aurait dit un poète russe anarchiste d’avant la révolution. Je lui ai refilé une cigarette en échange de son feu. S’allumant sa cigarette, il m’a longuement observé et m’a dit «J’aime ton ensemble».
- Mon quoi?
- Ton ensemble. La manière dont tu es habillé.
De toute ma vie, c’était la première fois qu’on me faisait un tel compliment. Mais venant d’un clochard, je ne sais pas comment je devrais prendre la chose.
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