mardi 14 décembre 2010

Anonyme

J’avais parlé de lui dans les premiers textes de ce blog, il y a deux ans de cela. Ce clochard sympathique qui avait pris l’habitude de quêter devant le magasin. Le type devait avoir à peu près mon âge. Un peu plus, un peu moins, difficile à dire. C’était un gars du quartier et plusieurs clients le connaissaient depuis des années. Ronald, un monsieur d’un certain âge qui n’a jamais quitté Montréal Nord me disait que ses propres enfants jouaient avec lui quand il était gamin. «C’était un bon gars, travaillant et courageux. Il a monté sa propre entreprise de réparation de toiture. À ses meilleures années, il avait 5 ou 6 employés sous ses ordres.» Un jour, on ne sait trop pourquoi, il a perdu les pédales et s’est retrouvé dans la rue. Certains disaient que c’était à cause du décès de sa femme. D’autres racontaient plutôt qu’il avait déjà perdu la boule avant le décès de sa femme. Ça n’a pas d’importance de toute manière. Le fait est qu’il était devenu sans-abris et qu’il quêtait devant la succursale. Je parlais souvent avec lui. Il était évident que le pauvre homme souffrait d’un trouble de psychiatrie et qu’il aurait dû être soigné. Avec une prescription bien dosée, je suis certain qu’il aurait pu être fonctionnel socialement. Son cas était traitable. Il avait un vocabulaire étonnamment élaboré, même dans ses délires, preuve qu’il possédait une érudition certaine. Mais quand je l’ai connu, il dormait dans le champ tout près de la voie ferrée et il aspergeait d’alcool désinfectant l’espace où il allait passer la nuit pour, disait-il, chasser les lutins mauvais. «Avec ça, t’as pas de problème de lutins» qu’il me disait souvent. J’aimais beaucoup lui parler. Il me faisait voyager dans des mondes impossibles juste le temps de fumer une cigarette. Je me souviens de ses yeux magnifiques colorés d’un bleu azur comme je n’avais jamais vu chez quiconque avant lui. Il y avait quelque chose de céleste dans sa pupille, mais il était le seul à l’ignorer. Il quêtait juste assez pour s’acheter des petites bouteilles de Brandy. «C’est pour me garder au chaud.» Il avait une faible résistance à l’alcool, mais il avait l’ivresse agréable. Il riait tout le temps quand il avait un coup dans le nez. Certains clients le connaissaient par son prénom et lui apportaient de la bouffe ou des vêtements chauds. Les quidams du hasard sont plus généreux qu’on ne le croit. Il aimait parler de vin avec moi même s’il n’y connaissait pas grand-chose. Quand nous avions des dégustations pour les clients, j’allais lui porter des gobelets remplis à ras bord du précieux nectar tout en lui parlant cépage et région vinicole. Dans ces occasions, il ne goûtait jamais le vin sans d’abord le sentir profondément en prenant un air de connaisseur qui ne faisait pas sérieux du tout. Mais c’était drôle de le voir aller. Puis, après avoir goûté, il me faisait un topo personnel sur les qualités générales et ma foi, ses opinions étaient très souvent dans le mille. Un jour, il s’était acheté un fromage quelconque avec les fruits de sa quête et qu’il comptait manger seulement pendant la nuit, quand le froid le réveillerait de son sommeil. Je lui avais acheté un Bordeaux de petit format que j’avais été lui donner pour accompagner son fromage. Il s’en était régalé et il m’avait par la suite souvent reparlé de ce festin nocturne vin et fromage. Il m’avait dit un jour que son rêve était d’acheter un conteneur à marchandises au port de Montréal et de le transformer en gîtes pour l’hiver. Sa mère vivait toujours et habitait encore dans le quartier. Il n’allait jamais la voir, sauf quand les soirs d’hiver se faisaient trop mordants. Dans ces moments, il allait chez elle pour dormir sous son balcon. Elle le priait de rentrer, de prendre un bain, de coucher au chaud, mais il refusait sans pour autant s’éloigner. Il préférait rester dehors, mais tout près d’elle.

- Pourquoi? Lui ai-je demandé un jour.

- Ça serait trop long à expliquer. Je n’embarque pas dans ces histoires. Ce n’est pas que je n’ai pas confiance en toi, mais j’aime mieux ne rien dire.

Il avait deux enfants dans la vingtaine. Un garçon et une fille. Il m’en parlait parfois, quand un éclair de lucidité le frappait. Il ne les voyait plus.

- Pourquoi?

- Ça serait trop long à expliquer. Je n’embarque pas dans ces histoires. Ce n’est pas que je n’ai pas confiance en toi, mais j’aime mieux ne rien dire.

Chaque fois que nous abordions ses histoires personnelles, ça se terminait toujours de la même manière.

Je ne l’ai plus revu depuis un an puisque mes fonctions syndicales m’ont éloigné du magasin. J’ai été étonné de ne plus le revoir à mon retour il y a trois semaines. Je demandais de ses nouvelles à mes collègues, mais personne ne savait où il était passé. Puis, Ronald est passé. C’est lui qui m’a appris la nouvelle. «Il est mort l’hiver dernier. On la retrouvé un matin raide comme une planche dans son champ, emmitouflé dans son sac de couchage près de la voie ferrée. Mort de froid.»

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