lundi 16 mars 2009

"Fouuaaaan"...

C'était hier soir en sortant pour aller au dépanneur. Le p'tit vieux monsieur d'en bas, celui dont sa fille traite comme une merde finie en attendant qu'il crève pour toucher l'assurance, fumait sa clope sur le perron d'en avant quand je suis descendu. Il était immobile et regardait droit devant lui en se callant la tête entre les épaules à cause de la fraîcheur de la nuit qui tombait sur la ville (et les banlieues) Il ressemblait à un soldat à la fin de son tour de garde.
En me voyant, il m'a fait un petit signe de la tête tout en marmonnant quelque chose. J'ai entendu : "Fouuaaaan"... Ce qui voulait sans doute dire "Bonsoir" en langage de p'tit vieux d'en bas.

Les p'tits vieux d'en bas, et c'est bien connu, ne parlent pas tout à fait le même langage que nous. Ils parlent moitié avec des mots, moitié avec des souvenirs du bon vieux temps de quand ils n'étaient pas des p'tits vieux d'en bas. Les deux se confondent dans leur cerveau et forcément, quand la bouche remue, ça sort tout croche. Ça fait des "Fouuaaaan"... à la place des "Bonsoir".
Ce sont des "Fouuaaaan"... qui sont remplis d'images de télé noir et blanc et de disques en vinyle. Des songes d'une époque où ils étaient utiles, où ils étaient les vrais chefs de la maison et que leurs filles étaient encore trop petites pour les envoyer fumer sur le perron. Des "Fouuaaaan"... où le quartier Hochelaga-Maisonneuve n'était pas encore devenu ce creuset de la pauvreté urbaine.

J'aime bien mon p'tit vieux d'en bas et si j'étais un peu plus riche, je crois que je ferais une demande d'adoption à sa fille. Je le rangerais dans un placard et quand les soirées seraient un peu tristounettes, je le sortirais pour le planter dans le coin de mon salon pour m'accompagner pendant mes lectures. La tête toujours calée entre ses épaules, il fumerait tranquillement sa cigarette pendant que je tournerais les pages de mon bouquin. De temps en temps, il me sortirait un "Fouuaaaan"... remplie de nostalgie pour me signifier qu'il est toujours là et que sa fille n'a pas encore le droit de toucher les assurances.
Je l'amènerais avec moi à la pêche et pour le transport, je ne me casserais pas la tête. Je n'aurais qu'à l'attacher sur le toit de ma voiture comme pour mon canot. Dans les routes forestières et alors qu'il se mangerait toute la poussière du monde, il lancerait quelques "Fouuaaaan"... pour m'indiquer que la route est libre et qu'il n'y aucun gros camions de transport de bois en vue. D'autres "Fouuaaaan"... m'indiqueraient les chemins à prendre et d'autres "Fouuaaaan"... encore me signaleraient les grosses pierres à éviter sur la route. Une fois sur le lac, je l'installerais tout au bout de ma chaloupe. La tête bien callée entres ses épaules, il me regarderait pêcher et quand je sortirais une truite, il me lancerait un "Fouuaaaan"... admiratif.
Comme les p'tits vieux d'en bas peuvent déceler la température qu'il fera dans les 24 prochaines heures grâce à une science complexe basée sur leur rhumatismes, il me refilerait des "Fouuaaaan"... météorologiques m'indiquant les menaces de pluies à venir. D'autres "Fouuaaaan"... me signaleraient les meilleurs endroits sur le lac pour capturer le poisson et enfin, des "Fouuaaaan"... climatiques d'une extrême précision m'annonceraient à l'avance les changements de directions du vent.
À la fin de la journée, et après avoir nettoyé mon poisson et rangé mon équipement dans la voiture, nous reviendrions lui et moi tout joyeux et bien comblés de notre excursion, moi chantant au volant de ma voiture et lui attaché sur le toit tout en laissant échapper quelques "Fouuaaaan"... d'un bonheur touchant.

Je pimenterais mes soupers d'amoureux de sa présence. Alors que la table serait garnie de ses plus romantiques parures, j'aurais préalablement installé mon p'tit vieux d'en bas dans le coin de la pièce. Une chandelle allumée sur la tête, le bac à glace pour la bouteille de Champagne dans les mains, la gente dame n'aurait pas remarqué du premier coup l'aspect vivant de ma décoration. Tout au plus se serait-elle demandé la provenance de ces "Fouuaaaan"... réguliers qui auraient marqué pendant tout le repas le degré d'intensité de nos regards échangés sous le pâle reflet de la flamme vacillante. Ce n'est qu'à la toute fin que je lui aurais dévoilé mon doux secret. Complètement chamboulée par une initiative aussi touchante, désarçonnée par l'aspect excentrique de ma démarche, subjuguée par le volet audacieux de mon ornement, et n'y tenant plus, elle me témoignerait alors de sa reconnaissance par une pipe à l'italienne saluée aussitôt par un "Fouuaaaan"... lubrique échappé par mon p'tit vieux d'en bas.
Allumé par tant de gentillesse, j'inviterais aussitôt ma galante du moment pour une séance de coït passionné dont mes coups de hanches seraient scrupuleusement comptés par autant de "Fouuaaaan"... venus des profondeurs vertigineuses des fantasmes oubliés de mon p'tit vieux d'en bas.
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...
Fouuaaaan...

2 commentaires:

M.B. a dit…

C'est très beau comme texte, c'est déjà une nouvelle littéraire!
Que pense la fille du vieux monsieur?
Au plaisir de te lire encore.

Mouloudji

Louis-Phil a dit…

Ce texte m'a fait beaucoup rire.
Une belle découverte que ce blog...