lundi 26 mai 2008

Jésus

Je revenais du boulot hier et en descendant la rue qui est parallèle à la mienne, je vois au bout un type qui, apercevant ma voiture, s'agenouille en plein milieu en ouvrant ses bras en croix et qui m'attend. Je continue à avancer mais du coup, je lève le pied parce que de toute évidence, le type, il est complètement barjot et qu'il déciderait de se lancer sous mes roues que ça ne serait même pas étonnant. Arrivé à sa hauteur, je bifurque un peu sur ma gauche pour ne pas l'écrabouiller. Il ne bronche pas et reste dans la même position. Il est gelé comme une balle et dans sa tête, sans doute qu'il croit qu'il est devenu immortel ou que les bagnoles passent au travers lui comme s'il s'agissait d'un fantôme. Allez savoir.
Je le dépasse un peu puis je m'arrête. Il m'intrigue et je veux en savoir plus. Alors je fais marche arrière et revenu à sa hauteur, je baisse ma fenêtre du côté passager.
- Eh! Ça va? Que je lui demande.
Il doit avoir quelque chose comme 24 ou 25 ans, cheveux aux épaules, genre baba cool de troisième génération, MP3 et trois ou quatre poils sur le menton. Beau gosse, le genre qui doit faire craquer les filles avec sa petite gueule de bohémien à cheveux longs.
- Ça va? Que je lui répète. Tu devrais peut-être aller prendre un bon café très très fort.
Il bouge enfin la tête - très doucement - et sort de son extase. Il me regarde sur sa droite, par-dessus son épaule parce qu'il garde toujours les bras en croix. Son regard est vide et traversé par des volées de néants. Dire qu'il est défoncé serait un euphémisme. En fait, on dirait un gros cap d'acide en jean's et chemise indienne avec de longs cheveux foncés sur la tête.
- Chu Jésus... qu'il me dit en faisant un terrible effort pour prononcer ces quelques syllabes. Son regard se perd quelque part sur moi mais sans me voir tout à fait. On voit parfaitement bien que son cerveau fonctionne sur une énergie de réserve. En parlant des soldats, Einstein disait que ça ne prenait juste qu'un peu de mœlle épinière pour que le corps marche au pas. C'est un peu la même chose ici. Les neurones ne fonctionnent pas. Il n'y a qu'un courant minimum en activité qui lui permet de respirer et d'activer ses fonctions de déplacements. Il pense par la bouche, par cette amalgame de muscles qui parviennent malgré tout à transmettre des sons qui conceptualisent difficilement sa pensée.
- Enchanté. Moi c'est Carl Marx. Écoute Jésus, je ne sais pas si tu le sais mais tu es en ce moment à genoux avec les bras en croix en plein milieu d'une rue du quartier Hochelaga-Maisonneuve. C'est pas vraiment la meilleure position ni le meilleur endroit pour envisager un avenir prometteur ou tout simplement pour débuter un plan de carrière fructueux. Remarque, tu fais ce que tu veux dans la vie mais si j'étais toi, j'irai tout de suite à la maison me prendre un bon bain chaud, un café bien fort et attendre que le bruit dans ma tête cesse un peu avant d'aller me coucher.
- Chu Jésus, stie!
Puis il se lève et reprend sa route en sens inverse du trafic. Il fait encore quelques pas et voyant une autre voiture qui s'approche, il s'agenouille une fois de plus et recommence son numéro. Je reste là et j'observe la scène en rigolant. La voiture ralentie et passe à sa gauche puisque j'occupais toujours l'espace de droite. Une fois la voiture passée, il se relève, refait quelques pas et recommence encore devant la voiture suivante. Finalement, je le laisse à ses miracles urbains et je reprends ma route en me questionnant sur ligne fragile qui sépare le trip d'acide planant de la schizophrénie rampante. Et puis j'ai pensé à un gag cruel mais tellement drôle! J'ai pensé que le mec, forcément, il croyait pouvoir faire des miracles. Genre faire dévier les voitures ou être transparent, ou enfin, quelque chose comme ça. Et puis je me suis dit que ce qui serait vraiment rigolo serait de faire le tour du quadrilatère et revenir au même endroit, redescendre la rue et attendre qu'il m'aperçoive pour qu'il se remette à genoux dans le but de prouver une fois de plus son immortalité mais qu'au dernier moment, et au lieu de l'éviter, j'appuie plutôt sur la pédale et je lui passe dessus. L'impact du pare-choc contre son crâne parviendrait à le dégeler une fraction de seconde avant qu'il ne passe à trépas et ses derniers mots avant de mourir - et c'est là qu'on toucherait au sublime de l'humour noir - seraient quelque chose comme : " Fuck! Tout ça c'était dans ma tête! J'étais juste gelé! Eh meeeeerde!"....

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