samedi 26 septembre 2015

5.723,55 km de distance


Il était en train de faire cuir ses patates en papillotes sur le BBQ quand son Skype se mit à gueuler.

Boo ti doudoodoo…. Boo ti doudoodoo… boo ti doudoodoo…

Ça venait de Toulouse, une ville qui se trouve de l’autre côté de l’océan et qui sépare les Réjean d’elle. C’était elle justement. Quand il appuya sur l’onglet où figurait la caméra, et malgré l’océan et le décalage horaire, il la vit apparaître comme dans un rêve. Il trouva ça fantastique,  lui qui était né du temps des télés en noir et blanc et de leurs roulettes incrustées pour changer les postes. Ouais, ouais, avec une roulette, c’est ainsi que ça fonctionnait dans le temps. T’en avais partout. Sur le téléphone, sur la radio, sur le thermostat. L’humanité passa par l’âge des roulettes avant le numérique.

Il était 20h pour lui, donc il était 2h du matin pour elle. Que voulait-elle si tard ?

Ça n’allait pas. Elle souffrait d’insomnie et comme elle avait vu que son avatar Skype était en vert, elle avait décidé de lui lancer un petit coucou. Malgré les pixels, c’était tout de même la première fois qu’ils se revoyaient depuis son passage au Québec. Il en oublia ses patates en papillotes et se concentra sur la symphonie de son accent. Elle avait des petits yeux fatigués, les pointes de ses oreilles perçaient comme des soleils de l’aube sous sa chevelure foncée et il trouva ça immensément érotique, mais se garda de lui dire. Il n’avait jamais avoué à personne qu’il craquait souvent pour les oreilles de filles perçant sous leur chevelure. Même pas à sa psy.

Elle était dans sa chambre qu’il n’avait jamais vu puisqu’il n’avait jamais mis les pieds à Toulouse. Mais derrière elle, il vit un joli bordel organisé. Cela lui plut parce que ça confirmait dans son petit cœur de grand con qu’elle était un peu comme lui, mais en mieux organisée et sans doute avec un peu moins de poussière sous son lit. Et puis des livres. Beaucoup de livres.

Cela le ramenait loin dans le temps, du temps des ces automnes de pluie ou de neige mouillée de ses 20 ans, du temps de ces chambres à coucher cégépiennes qu’il découvrait réellement qu’au petit matin, aux premières lueurs du jour après une nuit passée à boire et à parler de révolution, et puis à boire encore et à parler de n’importe quoi en oubliant les révolutions qui, de toute façon, n’existaient plus quand la révolutionnaire du moment rendait les armes sous les assauts répétés de ses bisous éthyliques. Au temps de son CEGEP, ses dimanches matins avaient d’autres odeurs que celles de son enfance. Te souviens-tu, ami narrateur, de ce dimanche matin très tôt et de la lumière que faisait le soleil en perçant le store jaune d’IKEA de cette fille dont tu ne connaissais même pas encore le prénom ? Du matelas futon de sa chambre, couché sur le dos et ouvrant les yeux, tu la voyais dans sa cuisine, complètement nue, préparer le café. D’ailleurs, l’odeur de son expresso embaumait son logement et c’est un peu ça, plus que la lumière du soleil, qui t’avais réveillé. Elle aussi avait une chambre remplie de livres. Souviens toi, à ce moment précis, tu t’étais dit que la vie était belle.

C’était quoi déjà son nom ? Et justement, pourquoi oubliait-il toujours les noms des filles de ses 20 ans ? Parce qu’elles étaient de passage ? Que les présentations se faisaient pour la forme, juste avant leur disparition ? L’inverse était sans doute aussi vrai. Nombre de ces filles ne se souvenaient sans doute plus de son propre prénom. Ce qui n’est que justice après tout.

Il était devant des pixels et leurs virtuels rapprochements. Une chambre à coucher qui devait sentir le tabac, mais pas trop parce qu’elle se forçait à fumer dehors. De toute manière, c’était une estimation personnelle et invérifiable vu que son laptop de 2015 ne lui renvoyait pas encore les parfums et les odeurs. Cela viendra d’ici quelques années se dit-il, mais ça ne se fera pas avec une roulette intégrée. Il en était sûr.

Elle rencontrait son directeur de thèse le lendemain, un machin qu’elle écrivait depuis deux ans et qui parlait du marbre des Pyrénées. Cela lui avait d’ailleurs valu des conversations surréalistes, mais tellement intéressantes, qu’elles se déroulassent (si, si ! déroulassent !) sur le balcon du chalet ou celui de Montréal. Jamais n’avait-il pensé un jour être aussi passionné d’entendre parler du marbre des Pyrénées. Au reste, lui aurait-elle parlé du bottin de téléphone qu’il aurait trouvé ça tout aussi passionnant. Finalement, il comprit que ce n’était pas autant le sujet que le communiquant qui titillait ses neurones (et sans doute le reste aussi).

Elle stressait. Ne trouvait pas le sommeil, s’alluma un pétard justement pour trouver le sommeil.
-       Tu fumes encore ? Je croyais que t’avais arrêté.
-       Ben ouais, j’ai arrêté. Il ne faut pas croire tout ce que tu vois sur Internet.
Elle avait un humour bien à elle qu’il adorait. Après une quinzaine de minutes de discussion, elle se leva de son bureau et, avec son lap top dans les mains, alla s’allonger dans son lit. Sans aucune pudeur parce que c’était lui de l’autre côté de l’écran, elle portait une camisole blanche un peu trop grande pour elle et qui, lorsqu’elle se glissa sous les draps, laissa voir le paradis par son échancrure. Il vit tout et lévita.

Nous répéterons trois fois parce que nous aimons cette phrase.

Il vit tout et lévita.
Il vit tout et lévita.
Il vit tout et lévita.

Elle déposa son laptop à côté d’elle et continua à lui parler comme si de rien n’était. Lui, de l’autre côté de l’océan, loin loin loin loin loin loin loin loin d’elle, sans roulette ni rien, ne pouvant même pas caresser les pixels de son écran, se liquéfiait avec une seconde de délai à cause de cette transatlantique réalité qui figeait par moments à cause de la mauvaise connexion de son câblodistributeur. Elle était dans son lit, lui parlait, riait de ses conneries, et lui, nom de Dieu, avait l’impression d’être à côté d’elle. Malgré les 5.723,55 km de distance (http://fr.distance.to/Montreal/Toulouse), ils partageaient le même lit dans la plus surréaliste discussion sur l’oreiller qu’il avait connu.

Il aimait Skype, même quand Skype lui faisait brûler ses patates en papillotes.

Aucun commentaire: