Notre succursale, et je crois l’avoir déjà dit ici ou alors c’est que
je souffre d’un début précoce d’Alzheimer, est plantée dans un secteur
particulièrement chaud de Montréal.
Chaud comment ? Bah, heu, disons que lorsque les médias rapportent
le décès par balle d’un de ces caïds de gang de rue, ça signifie pour la
succursale une perte nette dans les revenues annuelles. Ils sont tous clients
de notre magasin. Que ce soit les Bleus, les Rouges, les Creeps ou les Bo-Gars
(que je ne sais même plus d’ailleurs si c’est encore des dénominations
existantes), ils viennent tous s’approvisionner dans nos murs. Sauf à trois ou
quatre occasions dans les dix dernières années, aucun rixe n’a éclaté sur le
plancher de vente. Pas cons les mecs, ça leur prend un terrain neutre pour
acheter le rhum et la vodka nécessaire à leur quotidien. Notre magasin, c’est
un peu leur Suisse à eux si vous voulez une image plus concrète. On ne voit pas
leurs outils de travail prohibés, mais on sait qui d’entre eux les portent et
qui ne les portent pas. Mes collègues Haïtiens m’ont beaucoup aidé à développer
l’œil et le nez pour savoir qui de celui-ci ou de celui-là devrais-je ou non
vouvoyer avec révérence. Généralement, et lorsqu’un type armé entre dans le
magasin, mon collègue Haïtien va me dire « lui c’est un tannant avec un
outil ». Lire : lui c’est un
dangereux armé.
Mais bon, ça arrive aussi (souvent) que ça chauffe, surtout les
vendredis et samedis soirs, et que l’endroit devienne un lieu où le petit blanc
innocent qui s’y rendrait par hasard s’y trouverait fort inconfortable. Mais
j’aime bien cette ambiance. Ça t’as quelque chose du Far West qui ne me déplaît
pas.
Depuis trois ans, on a un gardien de sécurité venant d’une agence
privée. Il se pointe de 18h jusqu’à la fermeture. Un gardien de sécurité, et le
mot le dit, c’est pour maintenir la sécurité des lieux.
En principe.
Le problème avec ces agences de sécurité, c’est qu’ils doivent
embaucher beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup de monde pour couvrir
l’ensemble de leurs contrats. Et leurs contrats sont très variés. Ici, dans ce
grand bureau d’avocats du centre-ville, ça prend un gardien de nuit qui ne sera
là que pour s’assurer que le feu ne prendra pas dans les filières à dossiers.
Là, dans ce bar à la mode de la rue Saint-Laurent, ça prend deux ou trois
gardiens pour interdire l’accès aux cokés à 2h du matin. Dans le premier cas,
un vieillard suffit. Dans le second, ça te prend des mecs avec des bras gros comme
des troncs d’arbres.
Et ne va pas mélanger les deux contrats.
Comme c’est un métier qui, sommes toutes, ne nécessite pas un long
cursus scolaire et comme t’as beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup de
contrats à gérer, forcément, tes critères d’embauches sont parfois un peu
relâchés. Autrement dit, le nombre prime souvent sur la qualité. Ce qui fait
que c’est un milieu où tu peux trouver des tas de gens pathologiquement et
anthropologiquement très intéressants. Des cas d’espèce comme on dit. Fascinant
à observer, passionnant à analyser, mais bien souvent complètement inaptes à
occuper la fonction dans notre succursale.
Ils ne sont pas tous comme ça, faut pas généraliser. T’as des tas de
gens compétents, des étudiants qui combinent leurs études avec ce boulot. T’as
des nouveaux arrivants qui en sont à leur premier emploi au Québec. T’as aussi beaucoup
d’Haïtiens scolarisés parce que le milieu du travail Québécois, comme dans la
plupart des pays occidentaux, est un brin raciste à la base (Mais si ! Allez,
faut le dire.) Mais t’as aussi beaucoup de personnes qui sont embauchées parce
qu’en 2015, les plantes vertes n’ont pas encore la faculté motrice de
signer un contrat de travail. C’est comme ça, faut le dire.
Mais il est arrivé que nous ayons pu compter sur des mecs supers
compétents et très au courant des us et coutumes de ce monde fascinant. L’un de
ceux là était issu de la communauté et tout le monde le connaissait et lui, ben
merde, il connaissait tout le monde. Même les soldats des gangs de rue
l’appelaient par son prénom. Il m’avait dit « Si je salue de la tête un
type, ça veut dire qu’il en est. Si je salue un type en lui donnant une poignée
de main, ça veut dire qu’il en est et qu’il a des responsabilités. Si je salue
un type en lui faisant l’accolade, ça veut dire qu’il en est et que c’est un
chef ». Avec lui, nous étions vraiment en sécurité. Jusqu’au jour où le
chef des chefs s’est fait descendre de 6 balles, dont 5 dans le visage. On ne
sait trop pourquoi, mais du jour au lendemain, un contrat a été mis sur la tête
de notre gardien de sécurité et on ne l’a plus jamais revu ni dans le magasin,
ni à l’agence de sécurité, ni dans la communauté.
C’est comme ça dans notre succursale.
L’autre soir, le gardien qu’on nous avait envoyé avait une voix de
crécelle malgré ses 62 ans. On aurait dit une soprano Ukrainienne qui aurait
été malade dans son enfance. Pas de blague, il parlait comme une souris géante.
Et puis pas tout à fait connecté sur la planète terre le mec si vous voulez
tout savoir. Un gentil monsieur, certes, mais pas vraiment apte à occuper cette
responsabilité dans cette succursale un peu chaude, si vous voyez ce que je
veux dire. Je vous donne un exemple au hasard, comme ça et parce que vous êtes
bien gentils de me lire.
Pendant que je replaçais les bouteilles dans la section des spécialités,
Barolo et Bordeaux à $ 200, voilà-t-y pas qu’il se ramène dans ma direction et
qu’il commence à me parler comme si je le connaissais depuis 40 ans. Comme ça,
sans transition ni préambule, sans même se présenter ni dire quelque chose
comme « bonsoir, comment ça va ? », il me lance avec sa voix de
souris qu’il a été opéré pour je ne sais quel machin à l’intestin et qu’il a
perdu l’équivalent de deux litre de sang par le rectum. Si, si, mesdames et
messieurs, par le rectum. Comme on dit, ça rend un peu les rapports sociaux
malaisés. Tu voudrais répondre quelque chose de circonstance que ça ne te vient
pas à l’esprit. Et d’abord, tu commences par quoi ? Les deux litres de
sang ou le rectum ? Vas y mec, donne moi une réponse parce que personnellement,
je ne sais pas. Et dis toi qu’il te raconte ça avec sa voix de castra qu’on
aurait dit une souris 5 pieds et 8 pouces qui se serait prise dans un piège
avec une meule à fromage grosse comme ça comme appât.
Deux litres de sang par le cul, quand même, ce n’est pas rien. Je ne
connais pas grand chose dans le domaine complexe des hémorragies rectales et
pour tout dire, ça me convient parfaitement comme ça. Il existe des réalités
ici bas pour lesquelles je préfère en effet me garder une méconnaissance
rassurante. Parfois, ne pas savoir aide à trouver le sommeil. C’est pour ça
qu’essayer de créer une complicité en initiant une conversation avec ce lourd
sujet me semble être un cas de classe mondiale si vous voulez mon avis franc et
entier. Médaille d’Or aux Olympiques des weirdos si ça existait.
Mais pourquoi d’entrée de jeu le mec m’a parlé de ça ? Il pensait
quoi ? Que j’allais arrêter mon boulot et me pencher très sérieusement sur
l’avenir incertain de son orifice déficient ?
Y a des gens, je vous jure. On se demande comment ils font pour
survivre en société. Et je me suis demandé si j’étais le seul inconnu à qui il
en avait parlé. Je veux dire, le mec, pour lui, c’est un sujet hot qui lui
donne l’impression de capter l’attention de son interlocuteur. Oui bien sûr,
l’attention, il la capte et pas qu’à peu près. Sauf que ça ne va pas vraiment
dans la direction souhaitée. T’imagines s’il aborde les filles de la même
manière en pensant qu’il se donne une forte part de prestige ?
T’es dans une soirée mondaine et voilà qu’on te présente, j’sais pas
moi, disons Monica Bellucci. C’est ton jour de chance parce que va savoir
pourquoi, elle te regarde avec ce je ne sais quoi de pétillant dans la pupille.
Tu lui tends la main et tu lui dis comme ça « Bonjour Monica. On ne se
connaît pas mais je me suis fait opérer pour les intestins. J’ai coulé du cul
après ça. 2 litres de sang. Au fait, ça te dirait de venir souper avec moi ce
soir ? »
Pas sûr mec, pas sûr.