dimanche 12 avril 2015

De l'inconvenance d'aborder des inconnus en leur parlant de ces intimes choses de la vie.


Notre succursale, et je crois l’avoir déjà dit ici ou alors c’est que je souffre d’un début précoce d’Alzheimer, est plantée dans un secteur particulièrement chaud de Montréal.

Chaud comment ? Bah, heu, disons que lorsque les médias rapportent le décès par balle d’un de ces caïds de gang de rue, ça signifie pour la succursale une perte nette dans les revenues annuelles. Ils sont tous clients de notre magasin. Que ce soit les Bleus, les Rouges, les Creeps ou les Bo-Gars (que je ne sais même plus d’ailleurs si c’est encore des dénominations existantes), ils viennent tous s’approvisionner dans nos murs. Sauf à trois ou quatre occasions dans les dix dernières années, aucun rixe n’a éclaté sur le plancher de vente. Pas cons les mecs, ça leur prend un terrain neutre pour acheter le rhum et la vodka nécessaire à leur quotidien. Notre magasin, c’est un peu leur Suisse à eux si vous voulez une image plus concrète. On ne voit pas leurs outils de travail prohibés, mais on sait qui d’entre eux les portent et qui ne les portent pas. Mes collègues Haïtiens m’ont beaucoup aidé à développer l’œil et le nez pour savoir qui de celui-ci ou de celui-là devrais-je ou non vouvoyer avec révérence. Généralement, et lorsqu’un type armé entre dans le magasin, mon collègue Haïtien va me dire « lui c’est un tannant avec un outil ». Lire : lui c’est un dangereux armé.

Mais bon, ça arrive aussi (souvent) que ça chauffe, surtout les vendredis et samedis soirs, et que l’endroit devienne un lieu où le petit blanc innocent qui s’y rendrait par hasard s’y trouverait fort inconfortable. Mais j’aime bien cette ambiance. Ça t’as quelque chose du Far West qui ne me déplaît pas.

Depuis trois ans, on a un gardien de sécurité venant d’une agence privée. Il se pointe de 18h jusqu’à la fermeture. Un gardien de sécurité, et le mot le dit, c’est pour maintenir la sécurité des lieux.
En principe.
Le problème avec ces agences de sécurité, c’est qu’ils doivent embaucher beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup de monde pour couvrir l’ensemble de leurs contrats. Et leurs contrats sont très variés. Ici, dans ce grand bureau d’avocats du centre-ville, ça prend un gardien de nuit qui ne sera là que pour s’assurer que le feu ne prendra pas dans les filières à dossiers. Là, dans ce bar à la mode de la rue Saint-Laurent, ça prend deux ou trois gardiens pour interdire l’accès aux cokés à 2h du matin. Dans le premier cas, un vieillard suffit. Dans le second, ça te prend des mecs avec des bras gros comme des troncs d’arbres.
Et ne va pas mélanger les deux contrats.

Comme c’est un métier qui, sommes toutes, ne nécessite pas un long cursus scolaire et comme t’as beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup de contrats à gérer, forcément, tes critères d’embauches sont parfois un peu relâchés. Autrement dit, le nombre prime souvent sur la qualité. Ce qui fait que c’est un milieu où tu peux trouver des tas de gens pathologiquement et anthropologiquement très intéressants. Des cas d’espèce comme on dit. Fascinant à observer, passionnant à analyser, mais bien souvent complètement inaptes à occuper la fonction dans notre succursale.

Ils ne sont pas tous comme ça, faut pas généraliser. T’as des tas de gens compétents, des étudiants qui combinent leurs études avec ce boulot. T’as des nouveaux arrivants qui en sont à leur premier emploi au Québec. T’as aussi beaucoup d’Haïtiens scolarisés parce que le milieu du travail Québécois, comme dans la plupart des pays occidentaux, est un brin raciste à la base (Mais si ! Allez, faut le dire.) Mais t’as aussi beaucoup de personnes qui sont embauchées parce qu’en 2015,  les plantes vertes n’ont pas encore la faculté motrice de signer un contrat de travail. C’est comme ça, faut le dire.

Mais il est arrivé que nous ayons pu compter sur des mecs supers compétents et très au courant des us et coutumes de ce monde fascinant. L’un de ceux là était issu de la communauté et tout le monde le connaissait et lui, ben merde, il connaissait tout le monde. Même les soldats des gangs de rue l’appelaient par son prénom. Il m’avait dit « Si je salue de la tête un type, ça veut dire qu’il en est. Si je salue un type en lui donnant une poignée de main, ça veut dire qu’il en est et qu’il a des responsabilités. Si je salue un type en lui faisant l’accolade, ça veut dire qu’il en est et que c’est un chef ». Avec lui, nous étions vraiment en sécurité. Jusqu’au jour où le chef des chefs s’est fait descendre de 6 balles, dont 5 dans le visage. On ne sait trop pourquoi, mais du jour au lendemain, un contrat a été mis sur la tête de notre gardien de sécurité et on ne l’a plus jamais revu ni dans le magasin, ni à l’agence de sécurité, ni dans la communauté.

C’est comme ça dans notre succursale.

L’autre soir, le gardien qu’on nous avait envoyé avait une voix de crécelle malgré ses 62 ans. On aurait dit une soprano Ukrainienne qui aurait été malade dans son enfance. Pas de blague, il parlait comme une souris géante. Et puis pas tout à fait connecté sur la planète terre le mec si vous voulez tout savoir. Un gentil monsieur, certes, mais pas vraiment apte à occuper cette responsabilité dans cette succursale un peu chaude, si vous voyez ce que je veux dire. Je vous donne un exemple au hasard, comme ça et parce que vous êtes bien gentils de me lire.

Pendant que je replaçais les bouteilles dans la section des spécialités, Barolo et Bordeaux à $ 200, voilà-t-y pas qu’il se ramène dans ma direction et qu’il commence à me parler comme si je le connaissais depuis 40 ans. Comme ça, sans transition ni préambule, sans même se présenter ni dire quelque chose comme « bonsoir, comment ça va ? », il me lance avec sa voix de souris qu’il a été opéré pour je ne sais quel machin à l’intestin et qu’il a perdu l’équivalent de deux litre de sang par le rectum. Si, si, mesdames et messieurs, par le rectum. Comme on dit, ça rend un peu les rapports sociaux malaisés. Tu voudrais répondre quelque chose de circonstance que ça ne te vient pas à l’esprit. Et d’abord, tu commences par quoi ? Les deux litres de sang ou le rectum ? Vas y mec, donne moi une réponse parce que personnellement, je ne sais pas. Et dis toi qu’il te raconte ça avec sa voix de castra qu’on aurait dit une souris 5 pieds et 8 pouces qui se serait prise dans un piège avec une meule à fromage grosse comme ça comme appât.

Deux litres de sang par le cul, quand même, ce n’est pas rien. Je ne connais pas grand chose dans le domaine complexe des hémorragies rectales et pour tout dire, ça me convient parfaitement comme ça. Il existe des réalités ici bas pour lesquelles je préfère en effet me garder une méconnaissance rassurante. Parfois, ne pas savoir aide à trouver le sommeil. C’est pour ça qu’essayer de créer une complicité en initiant une conversation avec ce lourd sujet me semble être un cas de classe mondiale si vous voulez mon avis franc et entier. Médaille d’Or aux Olympiques des weirdos si ça existait.

Mais pourquoi d’entrée de jeu le mec m’a parlé de ça ? Il pensait quoi ? Que j’allais arrêter mon boulot et me pencher très sérieusement sur l’avenir incertain de son orifice déficient ?

Y a des gens, je vous jure. On se demande comment ils font pour survivre en société. Et je me suis demandé si j’étais le seul inconnu à qui il en avait parlé. Je veux dire, le mec, pour lui, c’est un sujet hot qui lui donne l’impression de capter l’attention de son interlocuteur. Oui bien sûr, l’attention, il la capte et pas qu’à peu près. Sauf que ça ne va pas vraiment dans la direction souhaitée. T’imagines s’il aborde les filles de la même manière en pensant qu’il se donne une forte part de prestige ? 

T’es dans une soirée mondaine et voilà qu’on te présente, j’sais pas moi, disons Monica Bellucci. C’est ton jour de chance parce que va savoir pourquoi, elle te regarde avec ce je ne sais quoi de pétillant dans la pupille. Tu lui tends la main et tu lui dis comme ça « Bonjour Monica. On ne se connaît pas mais je me suis fait opérer pour les intestins. J’ai coulé du cul après ça. 2 litres de sang. Au fait, ça te dirait de venir souper avec moi ce soir ? »

Pas sûr mec, pas sûr.

mercredi 8 avril 2015

Coin Jarry et St-Michel


Ce type au coin de St-Michel et Jarry, juste avant la Métropolitaine. Tous les matins, au feu rouge, il marche entre les voitures en tendant la main. C’est son territoire. Fidèle au poste, c’est son boulot. Il doit avoir une trentaine d’années. N’a pas la dégaine d’un clodo. Au contraire, on dirait un chef d’équipe de je ne sais quel groupe de vendeurs ambulants. J’ai un peu de difficulté avec lui parce que lorsque tu ne lui donnes pas, il te fait une gueule comme si t’es le dernier des immondes.
Forcément, ça vient de chercher. Ne serait-ce qu’une fraction de seconde. Et forcément aussi, tu lui en veux de te faire sentir comme ça.
Du coup, à chaque matin, à  chaque feu rouge, te viennent des idées de lui mettre ton poing dans la gueule pour qu’il cesse de jouer ta mauvaise conscience quotidienne.
Et tu t’en veux.
Moi je suis coincé dans le système et je fais tout pour m’en sortir.
Lui, il s’est sorti du système mais compte sur toi, qui est dans le système, pour se faire du fric.
J’ai le choix de lui donner ou pas et je ne lui donne pas parce qu’il me fait chier. Je donne à d’autres. Je choisi mes pauvres comme on dit. Les plus vieux surtout, ou les plus maganés. Mais lui, il me gosse solide. Je me sens agressé quand il me fait son personnage d’affamé à deux doigts de crever de faim. Ça fait au moins 3 ans qu’il tient pignon sur ce même coin de rue. Si ce n’était pas payant, il ne serait plus là non ?
Mais ce n’est pas ça que je veux dire.
Je veux dire que peu importe son attitude, à 8 ans, quand la maitresse d’école demandait à la classe ce qu’elle voulait faire plus tard, lui, comme les autres, n’a sûrement pas répondu « quand je serai grand, je veux être mendiant au coin de Jarry et St-Michel ».
Mais d’un autre côté, je n’y suis pour rien.
Mais d’un autre côté, il a besoin d’aide.
Mais d’un autre côté, je n’y suis pour rien.
Mais d’un autre côté, je ne sais pas ce qui lui est arrivé pour qu’il se retrouve là.
Mais d’un autre côté, je n’y suis pour rien.
Mais d’un autre côté, le voilà encore, comme à chaque matin, s’amener vers moi au feu rouge avec sa main tendue.

samedi 4 avril 2015

Maison remplie de ton absence


Je suis à la maison pendant que maman est à Halifax. Je suis passé prendre le courrier, déblayer un peu le patio de cette dernière neige de cet hiver qui ne veut pas terminer. Bien sûr, depuis ton départ pour ton voyage de pêche infinie, je ne m’attendais pas à te retrouver. Mais cette lettre trouvée au fond de la boîte postale et qui t’es adressée m’a frappé d’un coup sec en plein dans ma peine.

Je me suis mis à chialer dans cette grande maison vide, mais encore tellement remplie de toi. Maman a mis une photo de toi sur le recoin du comptoir de cuisine où vous mettiez habituellement le Père Noël miniature pendant le temps des fêtes. T’as une tronche de jeunot sur la photo, plus jeune que ma fille. Dans le salon, il y a une petite boîte avec de la poussière d’étoiles à l’intérieur et une autre photo de toi juste à côté. Une urne que ça s’appel. C’est toi qui l’avais personnellement choisie quand tu en étais à régler tes derniers dossiers concernant ton passage terrestre. Tu avais fait ça courageusement, avec panache et sans t’empêcher d’y mettre un zest d’humour, ce qui m’avait littéralement torché. Tu m’avais impressionné cette fois-là.

J’écris péniblement ces lignes à cause des larmes, bien sûr, à cause de cette douleur incommensurable qui m’étreint et qui perce mon âme, mais surtout à cause de cette puissante impression que t’es là, tout près, invisible mais présent et que, comme moi, tu cherches à me parler, à me voir, à me retrouver mais sans y parvenir.

Comme un chien fou, j’ai tourné en rond dans la maison à la recherche de je ne sais quoi qui m’aurait aidé à retrouver une parcelle de toi. Ton petit atelier bordelique au sous-sol n’a pas changé d’un iota depuis ton départ. On a l’impression que tu viens juste de déposer ton marteau le temps de répondre au téléphone. En me concentrant fort, peut-être que j’arriverais à te faire revenir ici, dans ce petit espace que tu aimais tant ? Mais loin de me soulager, ç’a m’a fait encore plus mal.

Je me suis finalement écrasé sur cette chaise de cuisine où je chiale et écris en même temps, essayant par des mots silencieux rejoindre l’écho de ton éternité.

Où que tu sois papa, je t’aime et tu me manques tellement.