jeudi 16 octobre 2014

3 ans

J’ai un vieux fauteuil dans le sous-sol, là où j’ai déménagé ma chambre depuis l’entrée de ma coloc. Il est fait de faux cuir de couleur pastel, un machin étrangement laid issu directement des pires extravagances des années ’80. Il est laid, mais drôlement confortable et je l’aime bien. Je le recouvre d’un drap blanc qui lui-même est recouvert d’une couverture tissée. C’est ma tante qui me l’avait offert il y a quelques années. En voulant replacer la couverture ce soir, j’ai trouvé $3 en monnaie. Sans doute qu’elle s’était échappée de ma poche la dernière fois que je m’y étais assis.
Du coup, je me suis mis à fouiller entre les coussins et j’ai trouvé une chaussette de ma fille et un talon de billet de cinéma. L’AMC Forum. Ça aussi ça appartenait à ma fille. La date sur le billet indique 17 octobre 2011, c’est à dire trois ans jour pour jour, à quelques minutes près.

J’adore ce genre d’anecdote qui ne change rien à rien à la vie.

mercredi 15 octobre 2014

L'effondrement

Le vent du nord était tombé et nous remontions la pente de la rue St-Denis qui mène à la rue Sherbrooke en nous remettant à parler de l’extinction possible de la race humaine. « Tu savais que pour produire un 1 kg de viande de bœuf, ça prend 16 kg de céréales et 150 000litres d’eau ? » Comme moi, elle croyait qu’il était déjà trop tard pour que la civilisation ne parvienne à appliquer le coup de barre nécessaire qui lui donnerait l’assurance d’un lendemain qui serait autrement qu’apocalyptique. Nous en avions convenu après de longs échanges sur la question devant nos pichets de bière blanche. Pour ma part, je considérais que le point de rupture s’était produit au néolithique, au moment de la sédentarisation de l’homme et de sa victoire à peu près définitive sur les famines grâce à sa maîtrise nouvelle de l’agriculture et de la domestication des animaux. Ayant désormais la possibilité de contenter son ventre après des dizaines de milliers d’années de lutte contre la faim, il aurait dû en profiter pour mettre la même énergie à contenter son cerveau. Elle cessa de marcher et me regarda droit dans les yeux.
-            Explique !
-            J’veux dire qu’il s’est passé un drôle de truc à ce point précis de l’évolution. Après avoir traversé les siècles en survivant grâce à l’esprit de groupe, voilà que la sédentarisation fera en sorte que le sens de la collectivité bifurquera vers celui de l’individualité. On accumule des denrées non plus pour la survie du clan, mais pour son propre profit. Ce qui me fait dire que…
Elle me coupa la parole, agacée par mon explication et se remit à marcher en me balançant son point de vue personnelle de la chose.
-            On appel ça la naissance des sociétés organisées. Ça chie depuis les Sumériens de la Mésopotamie et ça n’a pas changé depuis. Toujours les mêmes systèmes qui ne fonctionnent essentiellement que sur une imposition des inégalités. Les plus puissants sont les tenants des règles et les plus faibles ou les moins adaptés servent de main-d’œuvre aux plus puissants. Entre les deux, les intermédiaires occupant des métiers incontournables pour faire fonctionner tout ça : potiers, tisserands, charpentiers et j’en passe. Ce sont eux qui formeront la bourgeoisie plus tard.
-            Oui mais ce que je voulais dire…
-            Toutes les sociétés successives ont repris le même schéma en y changeant simplement les mots et les titres. Mais la base restera toujours la même : exploitation aveugle des ressources et exploitation de l’homme pour le profit des quelques dominants. Avec en bout de ligne les mêmes résultats, c’est à dire l’effondrement total à court ou à long terme de leur civilisation pour cause de surexploitation. – Je t’ai déjà parlé de l’Île de Pâques ? – Et la dernière société en date, la nôtre, ne fera pas autrement mon cher. Mais cette fois, ce sera vraiment la dernière. Où c’est que t’as vu une autre planète où l’on pourrait tous déménager ? Mais excuse-moi, je crois que je t’ai interrompu. Tu disais ?
-            Je disais que l’invention de l’agriculture aura été une superbe occasion ratée. C’était le temps plus que jamais de maintenir le sens de la collectivité en profitant de ses premiers moments relax de son évolution pour méditer sur le sens de la vie. Je veux dire tous ensemble, collectivement, fraternellement et après chaque bon repas partagé. T’imagines où l’on en serait aujourd’hui si ça s’était passé comme ça ? T’imagines le niveau de conscience que l’on aurait atteint après des milliers d’années de méditation collective ? Après la victoire du ventre, celui du cerveau ! Plus de pauvreté, plus de famine, plus de maladie, plus de guerre…
Quand je lui ai expliqué ça, elle m’a fait une de ces gueules !
-            Mon pauvre, ton analyse est franchement trop romantique à mon goût.
Elle disait que je compliquais trop les choses. Pour elle c’était beaucoup plus déprimant et, du même coup, beaucoup plus simple à comprendre. Puisque la seule fonction dominante étalée sur les cent quelques milliers d’années d’existence de l’homo sapiens sapiens ne fut que la prédation continue de toutes les composantes vitales de la planète, nous devions logiquement considérer sa présence uniquement qu’en tant que parasite biologique. Un accident désastreux dans la grande chaîne évolutive du Vivant.
-            T’auras beau me parler de la conscience intrinsèque du Moi, du je pense donc je suis de l’autre abruti, de la Grande Marche de l’évolution humaine, je n’y crois plus mon cher. Ce n’est pas l’individu qui pense qui est en cause ici, mais plutôt la masse qui ne pense pas. Et c’est justement cette masse aveugle et abrutie qui sera la cause de notre effacement. Les effets de son  évolution sur cette planète sont en tout points comparables à ceux d’un féroce cancer sur le corps humain. C’est pour ça que je dis qu’il n’y a rien à faire, que tout est perdu d’avance et qu’il vaut mieux profiter maintenant de chaque instant de bonheur qui nous tombe dessus parce que crois-moi, demain il sera trop tard.
-            À ce point ? Tu ne crois pas que l’homme finira un jour par se réveiller ?
-            Explique moi comment.
-            J’sais pas. Tiens, par exemple, supposons qu’on découvre demain un astéroïde gros comme la Russie qui se dirigerait droit sur nous, que l’impact serait prévu dans à peine une génération. Ne crois-tu pas que l’humanité toute entière s’unirait pour essayer de trouver une solution ?
-            Aaaaaahh mais qu’est-ce que tu es naïf ! Mais ton astéroïde existe déjà ! Même qu’il n’y a que ça des astéroïdes qui foncent sur nous. Tiens, au hasard comme ça, tu savais que l’Organisation des Nations Unis pour l’Alimentation estime que 80% de toutes les espèces de poissons sont considérées comme étant pleinement exploitées et qu’au rythme où vont les choses si rien ne se fait maintenant, les océans seront vidés d’ici 40 ans ? Oui tu le sais, comme tout le monde le sait. Et pourtant, que fait notre bon homo sapiens sapiens pour remédier à la situation ? Pour réparer les dégâts ? Pour contrer cet astéroïde ? Pour empêcher cette course sans fin vers notre propre extinction ? Rien ! Non attends ! Ce n’est pas vrai qu’il ne fait rien. Il fait pire encore. Comment ? En profitant de la situation pour s’enfoncer d’avantage vers son abime en commercialisant cette catastrophe pour en faire un objet de luxe. – Tu sais combien coûte un sushi au thon rouge ? – Alors quand tu me parles d’idéal moral, permet moi de rigoler. Une cellule cancéreuse n’a ni conscience ni moral. 

Elle avait une vision du monde mille fois plus déprimante que la mienne, ce qui fut pour moi une rafraichissante découverte. Jusque là en effet, je croyais être le champion toutes catégories à ce niveau, le seul au monde à peindre la destiné humaine avec de la grosse peinture noire étalée sur quatre ou cinq couches d’épaisseurs. Cette découverte était un cadeau du ciel parce que je trouvais enfin quelqu’un avec qui échanger sur ces sombres choses sans passer pour un dépressif obsessionnel ou sans donner à mon interlocuteur l’envie de se foutre à l’eau. Mieux encore car contrairement à moi, elle en parlait sans en ressentir la moindre angoisse ni déprime, presqu’en sifflant, comme d’autres peuvent parler de la pluie et du beau temps. Comparer l’humanité à une cellule cancéreuse, ce n’est pas exactement une évocation jovialiste de la vie, on s’entend. Même moi je n’allais pas aussi loin. Mais son quotidien ne souffrait pas de cette vision des choses. Son bonheur était au contraire permanent, inattaquable et bien visible dans chacune des secondes de vie qu’elle daignait passer avec moi. Rien ne semblait jamais l’affecter et peu importe ce qu’elle pouvait vivre en 24 heures, elle terminait ses journées avec le même sourire que celui avec lequel elle les débutait. En effet, il émanait de sa personnalité une douceur contagieuse qui contrastait avec ses sombres perspectives, comme si cette lucidité nihiliste faisait en sorte qu’elle relativisait tous les désagréments du quotidien. « C’est pas grave » répétait-elle avec son irrésistible sourire en coin dès qu’une merde lui tombait dessus. Elle savourait chaque moment, même les plus futiles qui soit. C’était contagieux mec, vraiment. Être heureux tout en angoissant, c’était du jamais vécu pour moi. C’était le coup de foudre. Impossible de ne pas aimer à la folie cette fille qui transcendait chaque seconde de ce grand compte à rebours qui annonçait la fin de notre civilisation en parvenant à en faire autant de moments inoubliables.