lundi 16 juin 2014

Planter des arbres

Je n’ai pas beaucoup écrit ces derniers mois. C’est que je n’avais pas vraiment la tête à ça. Ma tête, elle était avec toi papa.
Toujours.
Tout le temps.
Dès que je déposais mes doigts sur le clavier, des images de toi me revenaient. J’avais beau prendre des notes sur ces petites choses cocasses que je voyais dans la journée pour ensuite les glisser dans ce blogue, mais dès que je m’y attelais, la futilité de l’exercice m’en décourageait. Tout me semblait si secondaire en comparaison à ce que tu vivais.

Je t’ai caché des choses papa. Si, si, je t’ai caché des choses. Tiens, au printemps dernier par exemple. À mon chalet, quand la municipalité voulait que je plante des arbustes pour protéger ma berge. Nous devions y passer toute la fin de semaine ensemble toi et moi pour ne faire que ça. Travailler dans la terre, planter des arbres, pousser la brouette, ça t’appelait. Nous avions prévu la chose deux semaines à l’avance et tu m’en parlais à chaque jour. Mais le matin où nous devions partir, maman m’avait skypé pour me dire que tu avais passé une très mauvaise nuit. La première vraie mauvaise nuit d’une longue et terrible série de mauvaises nuits. Tu avais de la morphine qu’on t’avait prescrit, mais que n’avais pas encore touché. Ou si peu. Par-ci par-là, quand la douleur devenait insupportable. Comme si le fait de commencer à en prendre régulièrement te faisait entrer officiellement dans la grande liste des cancéreux. Mais ce matin-là, tu n’as pas eu le choix de piger à heure fixe dans tes réserves. D’ailleurs à ton visage, je voyais bien que la souffrance était officiellement entrée dans ta vie. L’ennemi était vraiment là, en toi, et commençait à te ravager l’intérieur. Tu t’étais d’ailleurs sérieusement affaibli pendant l’hiver. Tu avais maigri et tu commençais à marcher péniblement. T’essayais de cacher tout ça, mais on voyait bien que ton pas manquait de fluidité. Le côté droit de ta hanche te faisait un peu traîner la patte.
Pas grave ! Allons planter des arbres ! Mais pour rassurer maman, nous n’allions faire qu’un aller retour.

Je t’ai caché des choses je te disais. Tu veux savoir quoi ? Tu te souviens des petits cèdres qui poussaient sur mon terrain ? Tu m’avais dit qu’ils étaient parfaits pour débuter notre ouvrage, qu’en les transplantant à 10 pieds de la berge, leurs racines allaient donner une première ligne de défense adéquate pour protéger le lac des effets de l’érosion. Après quoi, je n’aurais qu’à planter plantes et arbustes qui se trouvent en abondance près des rivières et des lacs de la région. Ce que j’ai fait d’ailleurs une partie de l’été. J’allais pêcher en traînant toujours une pelle avec moi. Quand je voyais une plante d’eau qui me plaisait, hop ! Je la déterrais et je la balançais dans le coffre de ma voiture. Une fois arrivé au chalet, je me dépêchais de la planter entre le lac et les cèdres, comme tu m’avais montré.

J’écris mal ce matin, désolé. J’ai encore la tête remplie de toi, des tes derniers moments et de tes derniers sourires. Ça me fait à la fois du bien et du mal. Et puis je me dépêche parce que je dois aller travailler. C’est un texte tout croche papa, désolé. Mais il y en aura d’autre beaucoup mieux torché.

Bon, qu’est-ce que je disais ? Ah ouais, je t’avais caché des choses. C’est toi qui avais la pelle ce jour là. Tu voulais donner la première pelletée au pied du premier cèdre à déterrer. Mais quand est venu le temps de planter la pelle dans la terre, tu n’as pas été capable. T’avais déjà plus de force mon petit papa. Même en donnant des coups de pied sur le rebord de la belle, celle-ci s’enfonçait à peine dans le sol. D’ailleurs, ce n’était plus que des petits coups de pied de rien du tout. Tes os étaient déjà trop touchés par ce monstre qui te bouffait l’intérieur. On a rien dit, mais on savait tous les deux que cette chienne de l’enfer avait déjà entamé sa triste besogne. Aucun arbuste, aucune terre, aucune pelle ne t’avait résisté jusque là. Depuis que je te connais que je t’ai toujours vu vaincre les sols les plus pierreux. De te voir peiner sur cette petite chose ridicule, incapable de rentrer ta pelle dans le sol, ça m’a transpercé le cœur papa. Respectueusement, je t’ai demandé la pelle en disant « Attends, je vais essayer ». Dès que j’ai mis la pelle dans la terre, j’ai su à quel point tu étais rendu faible. Parce que la pelle papa, et je vais enfin te le dire aujourd’hui, elle rentrait comme dans du beurre. Je n’avais qu’à appuyer sur le rebord pour la faire pénétrer jusqu’au manche. Mais tu sais quoi papa ? Je t’ai caché un truc. Si, si. Je t’ai caché un truc. J’ai fais semblant d’avoir du mal à la planter pour ne pas que tu sois trop dévasté. J’ai menti, joué les cons. Je t’ai dit « Ah ! Mais c’est parce qu’il y a une racine. C’est pour ça que ça ne rentre pas. » Puis j’ai déplacé la pelle juste à côté. « Voilà, c’est mieux ici ». J’ai ensuite gardé la pelle.


Désolé petit papa. Je t’ai caché tout ça. Mais te connaissant, je crois bien que tu avais deviné. Fallait juste que je te le dise. J’en avais besoin.

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