lundi 6 janvier 2014

Mon directeur


Le mec, mon patron, il vient de chez Maxi. C’est mon nouveau directeur, celui qui remplace la précédente, la gentille, celle qui est en congé de maternité. Ça ne fait pas un an qu’il est en fonction. Au début, je l’ai vraiment aidé à s’adapter et à prendre le rythme de la boîte. Oui bon, il a voulu prendre possession de la succursale, mais mec, cette succursale-là, elle est à MOI ! Gentiment, poliment, diplomatiquement, je lui ai expliqué qu’on n’était pas chez Maxi et qu’il ne gérait pas des ados boutonneux. Je lui ai montré qu’il devait d’abord mettre l’équipe de son côté, et ensuite imposer sa vision. Pas l’inverse. Surtout si tu ne sais pas faire la différence entre Pinot Gris et un Pinot Noir.
Tsé.
Mais malgré ses petits défauts, il parvenait relativement bien à s’adapter. Même qu’à un moment, et parce que je suis un bon mec, je l’ai invité à nos parties de hockey du dimanche soir. Oui bien sûr, il y a eu des moments où il a fallu lui montrer le droit chemin, le mettre au pas comme on dit, le dresser (« je ne suis pas un chien » qu’il avait répondu, outré, à mon pote et collègue quand ce dernier lui avait lancé cette phrase pour lui expliquer le cheminement qui l’attendait dans notre succursale) et parfois, il me le reprochait. Je me souviens de cette conversation où il m’avait dit « tu sais, tu n’as pas toujours été facile avec moi ». Du coup, je me suis esclaffé solide avant de lui répondre. « Tu ne sais même pas à quel point je t’ai protégé mec. Je t’ai chouchouté, bichonné comme tu ne peux même pas te douter. Et si je l’ai fait, c’est parce que je l’ai promis à XYZ (l’ancienne directrice) qui m’avait demandé de te donner une chance. Quand je ne serai vraiment pas facile avec toi, et je ne te le souhaite pas, tu vas te rappeler de cette conversation ».
Le clash est venu avant les Fêtes. Une suspension contre mon pote.
Un black.
Je précise parce que c’est pertinent dans l’histoire.
Je raconte rapidement : un client blanc fait chier une collègue black. Il l’insulte et tient sur elle des propos racistes. Il passe deux ou trois fois par semaine et dépose plainte sur plainte contre ma collègue qui refuse de le servir. Nous, les collègues, on décide aussi de ne plus le servir en guise de solidarité. Eux, la direction, nous oblige à le servir. On discute, on se rencontre à la maison mère, on parle à des RH et à une panoplie de conseillers, mais ils persistent : on doit le servir quand même. Nous, on refuse encore. Simple question de moral et de gros bon sens. (Je rajoute : notre succursale est située en plein cœur de la communauté haïtienne. À cette succursale, 50 % de mes collègues sont ou Haïtiens, ou blacks ou provenant d’une minorité dite « visible » quelconque, donc très sensibles à ce genre de problème. Notre clientèle est haïtienne à au moins 65%. Donc, dossier très très très très glissant. Et eux, les cons, ils veulent suspendre un collègue black qui travaille dans une succursale située dans un quartier de blacks parce qu’il a refusé de servir un blanc raciste qui a lancé des injures racistes à une collègue black ! Allllllooooooooooo !!! Vous voulez vraiment qu’on parle de vous dans les journaux !!?? ) Ils nous disent : si vous refusez de le servir, on devra sévir. Nous, ou plutôt le Che, mon délégué que j’accompagne à la maison des boss, leur répond « Sévissez et vous verrez ».
Ils ont sévi et effectivement, ils ont vu.
Quand les rares fois où t’arrives à faire tomber une suspension, le délai se compte en mois. Dans ce cas-ci, en seulement 5 petites journées après avoir suspendu mon pote et collègue (black) qui avait refusé de servir le client raciste, ils sont revenus sur leur décision.
Un record absolu. (Et un autre coup de maître de mon délégué qui en a profité au passage pour éponger et effacer des mesures disciplinaires de 4 autres collègues pour des raisons qui n’avaient aucun lien avec ce dossier, sauf pour la couleur de peau des « accusés ». La direction a tellement été ébranlée par notre riposte qu’ils ont tout donné à mon délégué.)
C’est à partir de ce moment-là que mon directeur a fait le con. Car devant les autres directeurs lors de leur souper de Noël, faisant le fier et se pétant les bretelles, il a été se vanter comme un con qu’il donnerait personnellement la suspension à mon pote et que tout irait bien, qu’il m’avait dans sa petite poche et qu’il contrôlait MA succursale. Chose qu’il ignorait, c’est que les autres directeurs se sont bidonnés tout bas en entendant ça et que l’un d’eux nous a même contactés pour nous raconter la scène en nous précisant mille fois qu’eux, les autres directeurs, n’étaient pas du tout d’accord avec la suspension et qu’ils se dissociaient totalement (par pitié !!) des désagréments que ce geste suicidaire allait causer.
Là, ouais, mon directeur a compris ce que je voulais dire quand je lui expliquais que malgré ce qu’il en pensait, j’avais été vraiment « soft » avec lui.
Un exemple ?
J’en ai mille. Mais je n’en citerai qu’un seul.
La communauté haïtienne de Montréal compte environ 200 000 membres. Ils sont tissés serrés et se connaissent tous, ou connaissent toujours un type par le fait que c’est l’ami du cousin de celui ou de celle-là. Dans ma succursale, j’ai des tas de clients qui appartiennent à des gangs de rue et qui sont tout de même très sympas. J’en ai d’autres qui n’appartiennent pas à des gangs de rue, mais qui ont tout de même des looks de tueurs en série et qui viennent toujours en bande. Ils me connaissent, savent que je suis le rigolo de la place, que je déconne avec eux et je dirais sans me vanter que grosso modo, la vaste majorité des Haïtiens de Montréal qui carbure au rhum me connaît et m’apprécie.
Ceci étant dit, dès le lendemain de la suspension, à la première minute de mon premier quart de travail, voilà-t-y pas que se ramène une bande de blacks à la mine plus que patibulaire. Ils s’amènent à mon comptoir et achètent quelques bouteilles de cognac. Je leur dis « hey les mecs, vous connaissez Max (nom fictif) ? Il a été suspendu. » Ils me demandent pourquoi. Je leur réponds que c’est parce qu’il a refusé de servir un client raciste qui insultait Martha (nom fictif de ma collègue). Les réactions ne se font pas attendre. « T’es-tu sérieux tabarnak ! Yo, c’est quoi l’affaire ? » Mon directeur qui est à une distance relativement proche et qui entend tout, se met à rentrer très profond sa tête devenue toute blanche entre ses épaules pour essayer de se faire le plus petit possible. Et moi, et parce que je suis vraiment un humaniste profond qui déteste l’injustice, voilà-t-y pas que je pointe mon index en direction de mon directeur en leur disant comme ça, tout bonnement, et parce que je veux que mes gentils clients soient bien informés de toute l’histoire « C’est lui qui l’a suspendu ! »
4 jours plus tard, la direction a décidé d’annuler la suspension de Max.
C’est fou quand même le pouvoir d’une communauté qui se tient. 

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