Je ne me souviens plus si j’en ai déjà parlé ici. Si oui, ça doit faire longtemps. C’est un souvenir increvable qui me hante encore parfois, même si ça doit bien faire 40 ans de ça. Souvenir de la petite école, quelque part autour de l’année ’74 ou ’75.
C’était l’époque des réformes scolaires. Les bonzes du ministère de l’Éducation testaient sur nous moult expériences sans vraiment se soucier des effets à long terme. Apprendre à écrire au son par exemple... la putain de méthode Du Sablier qui a tant fait rager ma mère. Et avec raison. On te montrait à écrire «bato» plutôt que «bateau» parce que pour ces apprentis sorciers, le son primait sur l’orthographe. T’écrivais donc «bato» et t’avais une petite étoile dans ton cahier. Bravo! Mais on s’en doute, quand tu montrais tes résultats à ta mère, t’avais droit à une scène du tonnerre où elle menaçait d’aller scalper tour à tour ta maitresse, le directeur d’école et en prime, le ministre de l’Éducation qui avait accepté ce programme de merde. Va ensuite aimer écrire quand tu balances comme ça entre deux pôles aussi séparés l’un de l’autre. Mais ce n’est pas terminé. Parce que dès que t’arrivais en 3e, la méthode du Sablier ne comptait plus et tu devais maintenant écrire «bateau» à la place de «bato» La prof de 3e te tapait dessus et tu revenais en chialant à la maison où t’étais certain que ta mère allait en remettre une couche en décidant cette fois d’aller brûler à feu doux toutes ces espèces d’abrutis qui avaient contribué à fucker les premières années d’apprentissage scolaire de son fils. Va ensuite comprendre quelque chose à la grammaire française! Je ne comprenais plus rien. Qu’est-ce que j’ai ramé sacrament. J’en avais des nausées chaque matin où je devais me rendre à l’école. Je trouvais toujours le moyen de m’inventer des maladies étranges ou des accidents malheureux qui me forçait à revenir à la maison. Croisais-je une flaque d’eau sur mon chemin qu’aussitôt, je me crissais dedans en déchirant un coin de mon pantalon et je revenais à la maison en racontant à ma mère que je m’étais fait frapper par un cycliste qui roulait comme un fou et puis bon, est-ce que je peux rester à la maison parce que je ne me sens vraiment pas bien?
C’était pour vous mettre dans le contexte.
Dans la même veine que celles des réformes, les cerveaux du ministère jonglaient depuis quelque temps avec l’idée d’intégrer dans les écoles dites normales des étudiants dits «anormaux» à cette époque, il n’y avait pas encore de vocabulaire spécifique pour désigner les cas problèmes. On disait «les retardés scolaires» ainsi, ils créèrent pour eux des classes dites de «perfectionnement» dans lesquelles ils balançaient tout ce qui constituait la fine fleur des élèves fuckés. C’était une classe à part, mais les élèves qui la constituaient partageaient avec nous les mêmes heures de récréation. Les idiots du ministère croyaient que dans la cour d’école, les «normaux» et les «anormaux» allaient comme par magie se fusionner dans la joie et l’harmonie. Putain, mais quelle bande de cons! Fallait vraiment être de solides ignorants de la psychologie humaine pour croire en des trucs comme ça. Bien au contraire, la cruelle réalité de la vie allait démontrer que la cour d’école est un microcosme de la société qui fonctionne avec ses mêmes codes hiérarchiques basés sur les dominants et les dominés. Autrement dit, et en toute inconscience, ils ont mis en pâture une trentaine de victimes parfaites qui allaient aussitôt être martyrisées par des bourreaux dits «normaux» qui n’en demandaient pas tant. Parce que faut savoir que ces fuckés là, ils l’étaient, mais pas à peu près. C’était pour la plupart des enfants aux prises avec de sérieux problèmes de comportement qui les rendaient totalement asociaux. Même que ç’a en était dérangeant pour nous qui étions tout à fait normaux. Forcément, nous n’avions pas le choix. On s’est mis à taper dans le tas comme on dit. Et pas à peu près. Faut nous comprendre. Nous vivions dans une ville où il n’y avait pas d’Anglais alors fallait bien trouver quelque chose de différent pour taper dedans. Les années précédentes, quand il n’y avait pas encore de classe de perfectionnement, tout ce que nous avions à nous mettre sous la main c’était le rouquin de l’école. C’est chouette de taper un rouquin, mais à la longue, ça devient un peu redondant. Sans parler que tout le monde veut sa part et vu que pour un seul rouquin de disponible, il y avait une soixantaine de demandeurs, fallait attendre ton tour. Parfois, ça prenait des semaines avant que tu puisses te dégourdir les poings. On finissait par se lasser et c’était une atmosphère vraiment triste qui régnait dans la cour d’école. Mais quand ils nous ont offert cette classe de perfectionnement, là ouais, c’était comme Noël. Il y en avait pour tout le monde et tout le monde était content. Surtout le rouquin de l’école.
Un matin, j’arrive à l’école. Il y avait deux entrées dans cette cour de récréation. Une au Nord et l’autre au Sud. Les deux entrées étaient séparées par le gymnase qui formait comme une extension de la bâtisse qui empiétait dans la cour d’école. De sorte que si tu entrais par une des deux entrées, l’autre t’était totalement cachée par le gymnase. Ce matin-là, je suis rentrée par le côté sud. Cette partie de la cour était étrangement déserte. Pendant un moment, j’ai cru que j’étais en retard et que tout le monde était entré en classe. Mais une rumeur me parvenait de l’autre côté du gymnase. En fait, plus qu’une rumeur, je dirais plutôt une clameur. J’entendais des cris de filles. Il se passait quelque chose! Une bagarre sans doute! Comme les autres, j’adorais me battre, mais j’aimais aussi regarder les autres se battre. Ça faisait beaucoup moins mal. Le rituel se passait toujours de la même manière. Les deux élèves en venaient aux poings tandis que tous les autres les encerclaient en réclamant du sang. C’était très tribal, mais c’était notre réalité à nous et personne n’en est mort pour autant. Même si beaucoup ont saigné abondamment. Donc, voilà, il y avait une bagarre de l’autre côté de la cour et je me suis précipité pour aller voir. Et ça devait être une putain de bagarre parce que tous les élèves de l’école étaient massés là. Ça formait comme un bloc compact. Impossible de voir sans se frayer un chemin. Mais quelque chose me disait que c’était autre chose qu’une bagarre. Ce n’était pas normal que même les filles qui avaient les meilleures notes fussent collées là, à regarder en criant ce qui se passait. Généralement, ces filles-là s’éloignaient des scènes de bagarre qu’elles trouvaient barbares. Il devait donc se passer autre chose. Mais quoi?
Je me lance dans la foule et avec mes coudes, je me trace un passage en bousculant tout le monde. J’arrive enfin à la première rangée du cercle et je vois la plus impensable chose qui puisse exister. Je suis bouche bée. Figé. Tétanisé. De la science-fiction que je me prends en pleine gueule. Au centre du cercle, quelque chose comme une fille. Mais va savoir, elle a une gueule comme ce n’est même pas possible d’avoir en ce bas monde. Elle est ronde et mal dans sa peau. Elle a peur. Mais en même temps, elle fait peur à tout le monde. C’est pour ça le cercle. C’est pour ça les cris des filles. C’est pour ça l’attroupement d’enfants normaux. Il y a une anormale extrême devant nous! Aujourd’hui, nous dirions une trisomique 21. À l’époque, nous disions une mongole. Personne n’en avait jamais vu dans ce petit microcosme de salaire moyen pépère tranquille de Repentigny où ça sentait toujours le gazon fraichement tondu l’été et le feu de foyer l’hiver. Les bonzes du ministère de l’Éducation avaient décidé que ça serait une bonne chose que d’envoyer dans la jungle des normaux une pauvre enfant trisomique sans autres formalités d’insertion. Nous qui, dans notre banlieue formatée classe moyenne, blanche, catholique, deux voitures par famille et bungalows similaires, n’avions pour tout exemple de différence que les rouquins et les fuckés de la classe de perfectionnement, voilà qu’on nous glissait sans surveillance et sans préparation une trisomique. La gamine paniquait. Elle tentait de s’extirper du cercle de voyeurs, mais quand elle s’élançait pour se sauver, le cercle se déplaçait sous des cris de frayeurs, mais se reformait aussitôt, ceinturant toujours la trisomique. Elle était pour ainsi dire prisonnière de sa différence. Quelques petits caïds de la cour d’école, pour se montrer, poussaient vers la trisomique une fille ou le rouquin de service, de manière à les coller tout contre la pauvre gamine. Les filles criaient de peur, la trisomique criait de peur, et le reste du cercle riait nerveusement. Pas un surveillant dans la cour d’école. Pas un prof, pas de directeur, pas de moniteur. Le microcosme livré à lui même.
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