Comment elle s’appelait déjà?
C’était autour de 1984, 85 ou même 86, va savoir. À partir d’un certain âge, les années se confondent dans tes souvenirs. J’habitais seul ce petit 4 pièces sur la rue Chapleau. Un logement que j’avais repris d’un couple d’amis qui s’était séparé. Deux pièces doubles, une salle de bain minuscule et puis une propriétaire un peu cinglée. C’était au temps éphémère de la liberté, celle qui existe entre 18 et 25 ans. J’accouchais justement ma vingtaine à chaque soir entre les tables chambranlantes de ces bistros du quartier latin avec les potes. C’était le temps de Born in the USA de Bruce Springsteen et aussi, beaucoup, de toutes les chansons de Renaud. Une manière d’éveil en quelque sorte. Même si je n’étais plus aux études, l’automne ramenait encore à mes narines ces odeurs de cahiers neufs et d’encre de Chine. Un jour, ces odeurs se sont effacé. Je ne pourrais même pas vous dire quand.
C’était quoi déjà son nom?
Premier vrai boulot après la fin inopinée des études. J’étais petit patron de bécosse dans ce prestigieux quotidien. J’avais un bureau à moi et un très bon salaire pour l’époque. Mais surtout, j’avais la responsabilité des embauches. Des filles surtout. Celle-là fut du nombre. Elle était née sur le Plateau, était du Plateau et vivait encore sur le Plateau. À cette époque, ce quartier n’était pas encore ce qu’il est devenu. L’ombre des romans de Michel Tremblay planait encore sur ses escaliers extérieurs. Le quartier comptait encore beaucoup d’étudiants et de loyers modestes. On pouvait s’y trouver un 7 pièces pour trois fois rien. Les Français n’y étaient pas encore débarqués par bataillons entiers en faisant exploser les prix.
Je me souviens.
Elle avait de jolis cheveux blond coupé très court. Même que ce blond là, sous certains éclairages, avait des teintes jaunes pastels. Je n’avais jamais vu ça avant. Ni après d’ailleurs. Des yeux de chat et un petit sourire un peu narquois qui te donnait des frissons quand elle te le plantait à bout portant. Je ne me souviens plus comment ça avait commencé. Je me rappelle juste que notre liaison avait duré environ deux semaines. Pas plus. Deux semaines pleines où l’on ne s’était rien dit. Coup de foudre? Non, coup de foutre. Que du cul comme dirait Lamartine. J’avoue qu’à ma grande honte, je ne me souviens même plus de notre première fusion des corps (comme c’est bien dit!) Après l’une de ces innombrables soirées au Vieux Bistro de la rue St-Denis après le boulot? Peut-être. Y a de bonnes chances en tout cas. Par contre, je me souviens qu’au boulot, elle faisait tout pour ne pas que je la perde de vue. Quand elle venait me porter ses dossiers, elle s’arrangeait toujours pour me coller subrepticement. Coquine va! Mais je me souviens surtout qu’elle remontait les épaules en ronronnant quand je lui caressais le dos. Si, si, elle ronronnait. Ou enfin, laissait-elle échapper des sons qui ressemblaient à ça. Féline comédienne. C’est l’été. Il fait chaud. J’ai le souvenir des pores de sa peau brûlante sous mes doigts troublés, de sa nuque perlée de sueur, de ses épaules qui avaient sans doute été conçues par un architecte qui connaissait bien le creux de mes paumes. Toute sa personne respirait le plaisir de se donner. C’était une entité érotique. C’était au temps éphémère de la liberté, en cette courte période de nos vies où l’on se croit éternel.
Son nom me revient maintenant.
On ne parlait pas. On n’échangeait pas. On ne rigolait même pas. J’étais son amant et elle était mon amante et puis c’est tout. Tout le reste n’avait plus d’importance. Nos corps nous suffisaient. Deux pièces de LEGO qui s’emboitaient parfaitement sous les respirations syncopées d’une pulsion synchronisée. Plus rien n’existait que nos muscles sous nos chairs rapprochées. Pas besoin de parler. Un seul mot aurait été de trop. Pour combler les rares moments où nous n’étions pas allongés, et parce qu’il fallait bien faire quelque chose de nos carcasses entre deux ébats, nous prenions nos vélos et nous partions nous perdre au hasard dans la ville. Je me souviens très bien de ces balades même pas romantiques. Nous roulions dans les rues de Montréal en silence et nous nous arrêtions ici et là pour nous reposer. C’était parfois devant la crèmerie de la rue St-Denis, juste un peu au sud de Mont-Royal. On se bouffait un cornet sans rien dire et on remontait ensuite sur nos vélos. Quand on avait bien roulé, on retournait à mon logement de la rue Chapleau ou encore au sien de la rue Mentana et on se calait dans les draps pour reprendre le corps de notre histoire.
Oui je me souviens maintenant.
Deux semaines comme ça. Jusqu’à ce qu’elle quitte Montréal pour ses vacances d’été. Un mois en France, chez la famille. Je me souviens que ça m’avait fait paniquer. Un mois sans elle, ça me paraissait trois siècles. On s’est écrit deux ou trois lettres. Je dois bien encore avoir les siennes quelque part dans ma grosse boîte où j’ai entreposé toutes mes correspondances amoureuses. C’était avant l’informatique, du temps où il fallait prendre du papier et un crayon pour s’écrire. Ça laissait de belles traces toutes chaudes sur le papier même pas recyclé. On s’est écrit donc. Mais ce n’était déjà plus pareil. Nos mots écrits perdaient de leur pouvoir sans le complément aphrodisiaque de nos épidermes. Quand elle fut de retour à Montréal, nous nous étions appelés. On avait échangé quelques mots, sans plus. Le charme était rompu. Nous ne nous sommes plus jamais revus.
Elle s’appelait Jeanne-Marie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire