jeudi 14 juin 2012

Un député à l'épicerie


Parlant de gros nom, j’ai rencontré Amir Khadir à l’épicerie située près de mon boulot l’autre jour. Il était avec le candidat de QS qui se présentait pour les partielles dans Lafontaine. Nous étions tous les trois devant le comptoir des salades pour emporter. Voyant mon carré rouge sur ma chemise au logo de mon entreprise, le candidat s’est approché de moi pour me serrer la main tout en se présentant. Un peu en retrait, Amir hésitait entre la salade de patates et celle aux pâtes. Voyant que je regardais de ce côté-là, le candidat m’a présenté au charismatique député. Celui-ci me serra la main. 

- Bonjour, je suis Amir Khadir. 

Comme s’il avait besoin de se présenter. Ça m’a fait sourire. Ça faisait tout drôle de le voir ainsi; je veux dire hésitant devant des salades pour apporter dans une épicerie cheapo de Rivière-des-Prairies. 

- Heu, oui, je sais très bien qui vous êtes. J’admire votre travail. 
- On fait ça pour vous.  

Il me répond avec un large sourire tout en expliquant à la dame derrière le comptoir que finalement, il allait prendre un peu de tout. Salade de patates, de pâtes, de pois, taboulé et salade grecque. Tout le bordel quoi. 
Tout semble tellement bon qu’il me relance ensuite en me montrant le présentoir de ses deux mains. Pendant qu’il commanda encore d’autres machins pour accompagner ses salades, le candidat en profita pour me parler avec enthousiaste de ses tournées de porte-à-porte, m’affirmant qu’il sentait un vent de changement dans la population. Il me dit «je peux surement compter sur votre appui?» Hélas, lui dis-je, je ne suis pas de votre comté. Je travaille ici, dans la succursale de la S... juste à côté, mais j’habite sur le Plateau. En disant cela, je pointe monsieur Khadir du doigt, voulant dire par ce geste que ce super député est le mien, que j’habite Mercier. Le candidat comprend, sourit, mais je le sens un peu déçu quand même. Avec mon carré rouge, je représentais un vote facile et voilà que je suis une poignée de main gaspillée. 
Amir, qui ne manque rien de notre conversation même lorsqu’il nous fait dos, se retourne alors vers moi et d’un ton amical, tout sourire et des yeux pétillants, ajoute néanmoins avec une fermeté étonnante : Dans ce cas, parlez-en! Parlez-en tout le temps. Parlez-en aux clients. Parlez-en à vos amis qui habitent dans le secteur. 
Il ponctue chaque phrase avec de petits gestes de la main. Ça fouette le vide et ça brasse l’espace qui nous sépare. Exactement comme le font les avocats lorsqu’ils en sont à leur plaidoirie. J’ai l’impression que le message ainsi lancé l’est autant pour moi que pour son candidat, manière de lui expliquer qu’il n’y a pas de poignée de main gaspillée. Puis, sans réelle transition, il revient à la dame derrière son comptoir qui lui présentait les différents contenants : Ah oui! Parfait comme format de gobelet madame. Vous êtes très gentille. 
Le candidat piétine un peu sur place. Des passants qu’il croise le saluent, mais vont ensuite serrer la main d’Amir. Une pensée me vient alors à l’esprit. Comment fait-il pour trouver tout ce temps pour la cause? Je veux dire le mec, c’est le seul député de QS à l’Assemblée nationale; il est plongé à fond dans une crise sociale sans précédent dans l’histoire de cette province; il est attaqué de toutes parts, autant par ses adversaires élus que par l’ensemble des médias conventionnels (sauf Le Devoir); il a été arrêté quelques jours plus tôt pour avoir manifesté en soirée (car  en plus, on le trouve chaque soir dans une manif); sa fille est présentement en prison depuis deux jours, attendant les accusations qui seront portées contre elle suite à je ne sais plus quelle manif qui a dégénéré; on a perquisitionné sa maison; il donne conférence de presse sur conférence de presse; il rédige (ou du moins, travail avec ceux qui les rédigent) des projets de loi, des amendements, des déclarations officielles; il tient toujours à rester en contact avec sa profession de médecin et un jour par deux semaines, il retourne à l’hôpital LeGardeur pour être auprès de ses patients... et là, en ce magnifique samedi après-midi, il trouve le temps d’être ici, dans cette épicerie cheapo pour supporter un candidat poteau qui n’a absolument aucune chance d’aller chercher plus de 3% des votes! Comment fait-il? Et puis merde, nous sommes dans le comté de Lafontaine! Un bastion Libéral bourré mur à mur d’Italiens qui voteraient tout de même Libéral même si l’on remplaçait le candidat actuel par un lavabo ou une moissonneuse-batteuse! Ça vient me chercher sur le coup, là, maintenant alors que je le vois tout sourire badiner avec la dame des salades. J’en oublie le pauvre candidat. Celui-ci revient sur mon carré rouge épinglé sur mon uniforme. Ça semble le fasciner. Pointant la chose, il me dit : néanmoins, nous sommes dans la même famille de pensées. C’est bien que la S... permette à ses employés de porter le carré rouge, rajoute-t-il. Je lui souris avant de répondre. Pas tout à fait, lui dis-je. C’est un peu plus nuancé que ça. Disons que la S... tolère, mais qu’elle préfèrerait qu’on ne le porte pas. Il existe une sorte de flou décisionnelle, une manière d’entente informelle. D’ailleurs si nous en sommes arrivés à cette entente, c’est parce que j’ai été suspendu une journée justement pour avoir refusé de retirer mon carré rouge. 
Je jure qu’à ces mots, Amir s’est une fois de plus retourné et m’a dit cette fois «Quoi? On vous a suspendu pour ça!» J’ai vu dans son visage, dans sa gestuelle, dans cette manière déterminée de s’approcher de moi tout ce qui fait la beauté d’Amir Khadir. J’ai vu dans sa pupille l’éclat du combattant prêt à monter au combat, l’indignation aiguisée au couteau et prête à pourfendre une toute nouvelle injustice. Il y avait quelque chose de comique et de grandiose à la fois. J’ai revu la caricature qu’on en avait faite de lui au dernier Bye Bye, Amir le Super Héros; Amir, le défenseur de toutes les causes, même les plus petites. Un citoyen = un combat! Ne manquaient que le masque et la cape. J’ai l’air de rigoler comme ça, mais quand ça t’arrive à toi, je veux dire que lorsque tu as Amir Khadir devant toi et que tu le vois lâcher tout ce qu’il est en train de faire pour se concentrer uniquement sur toi, sur ton cas, pour écouter ce que tu as à dire et voir ce qu’il pourra faire pour t’aider, je vous jure que c’est impressionnant. Tu comprends pourquoi ce mec-là déplace des montagnes. Tu te sens grandir de 10 pieds et devenir l’être humain le plus important de la planète. Pas de blague, ça s’est fait instinctivement, spontanément. On sent que c’est ancré bien profond en lui et je suis certain qu’à la petite école, c’est lui qui défendait ceux qui se faisaient péter la gueule par les matamores à culotte courte. J’avais les yeux d’Amir Khadir plantés droit dans les miens et ça disait : vas-y, raconte-moi! 
Je lui explique la chose, lui racontant ce mot d’ordre de l’employeur que nous avions reçu disant qu’on nous interdisait de porter le carré rouge sous peine d’être renvoyés chez nous sans être payés. Bien sûr ce matin-là, j’ai refusé de le retirer et ma directrice, cette pauvre gestionnaire qui fait des cauchemars depuis que je suis attitré à sa succursale, n’eut d’autre choix que d’appliquer le mot d’ordre à la lettre. J’ai donc quitté la succursale, mais non pas pour m’en aller chez moi, mais bien pour aller acheter du tissu rouge, une paire de ciseaux et des épingles. Mon but était de passer d’une succursale à l’autre pour distribuer mes carrés rouges. Que feront-ils si tous les employés de la division portent le carré rouge? Vont-ils fermer tout le secteur? Le Che, mon délégué, trouva l’idée géniale et m’ordonna de l’attendre avant de distribuer les bouts de tissus. Il voulait m’accompagner. Il est comme ça mon délégué, toujours en appétit quand vient le temps de secouer l’employeur. Nous n’avions pas fait quatre succursales qu’il reçut un appel en provenance de la haute direction. Trêve! Stoppez la tournée et on vous donne l’autorisation de porter le maudit carré rouge. On paie la journée du suspendu et on en parle plus. Trois succursales visitées! Pas plus! C’est tout ce que ça a pris pour ébranler les colonnes du temple. Il faut dire que la direction craint comme la peste le Che, mon délégué. Exactement comme l’exécutif de mon syndicat d’ailleurs, mais ça, c’est une autre histoire. 
Amir n’avait rien raté de mon histoire. C’est bien ça! C’est très bien, qu’il me dit en conclusion et en retournant à ses salades. Moi aussi d’ailleurs puisqu’une deuxième employée venait de se libérer. Le candidat quant à lui nous quitta pour aller serrer d’autres mains et me voilà côte à côte avec Amir, discutant des choix de salades qu’on offrait derrière le présentoir. Le taboulé semble délicieux qu’il me dit. Je vais y aller pour le couscous que je lui réponds. J’ai déjà un sandwich dans mon lunch et je veux juste un petit quelque chose pour accompagner. Il opine gravement de la tête, manière de me dire que ce n’est pas con du tout comme idée. 
Madame, vous pouvez me rajouter un peu de couscous comme le monsieur, demande-t-il à ma serveuse. Celle-ci le reconnaît et lui répond par un large sourire. Puis comme ça, parce que ça me démangeait et que les images de sa fille menottée m’ont dégoûté, je lance à mon député: vous savez monsieur Khadir, on est de tout coeur avec vous. C’est dégueulasse ce qu’ils vous font en ce moment. 
Il esquisse alors une sorte de grimace et balayant le vide avec sa main il me répond : ce n’est rien, ce n’est rien, mais je te remercie pour ton support. 
La conversation se poursuit et nous délaissons sans le réaliser le vouvoiement pour le tutoiement. Profitant du fait que le candidat n’est pas là, je lui demande s’il croit vraiment à ses chances dans ce comté. Manière de lui demander pourquoi il investit tant de temps dans un comté perdu d’avance. Mais je réalise du même coup que ma question est un peu vicieuse parce qu’il n’est pas con. Il sait comme moi que son candidat, il va se faire charcuter et ça ne sera même pas drôle. Il me répond sans bullshit. Tu sais, on ne vise pas la victoire ici. En ce moment, partout où l’on va, que ce soit dans ce comté ou dans n’importe quel autre, on sent qu’il y a quelque chose qui est en train de se produire... comme... comme (il cherche ses mots) ...comme un basculement. C’est fou de voir le nombre de personnes qui nous arrêtent pour nous donner leur appui, pour nous encourager. Je ne sais pas comment ça va se traduire dans les boites de scrutin, mais c’est très encourageant. 
Il ne me parle pas comme un politicien. Il me parle comme un type qui attend ses salades. On dirait qu’il crève de faim le Amir. Il ne cesse de scruter les plats en se frottant les mains. D’ailleurs je finis par comprendre que sa commande gigantesque, c’est pour son équipe au complet. On échange ensuite sur la crise, sur cette génération formidable qui vient de se lever dans les rues, des casseroles et de tout ce qui est en train de marquer l’histoire de ce coin de pays qui n’en est pas encore un. C’est presque à regret que je vois ma serveuse me tendre mon contenant de salade. Cela marque donc la fin de ma conversation avec Amir. Celui-ci profite de la présence de ma serveuse pour lui rajouter une dernière commande. 
Madame, vous pourriez me rajouter une grosse portion de salade de choux? 
Ce dernier dossier complété et voyant que je suis sur mon départ, il se retourne ensuite vers moi et avec un grand sourire, il lève la main bien haut avant de la taper dans la mienne. Pas une de ces poignées de main de politicien à la con, mais bien une de ces poignées de main entre coéquipiers d’une équipe de hockey quand après la partie, les joueurs se félicitent de leur victoire. La paume entourant le pouce de l’autre. Et vice versa. Ç’a fait «Clack!» quand nos paumes se sont touchées. Comme deux potes, quoi. 

- Salut Amir et bonne chance. 
- Salut et merci. On ne lâche pas!
Raconté comme ça, on dirait que cette rencontre a duré des heures, mais en tout, je dirais que ça n’a pas duré plus de cinq minutes. Néanmoins, ce type-là, il dégage grave. Il m’a complètement envoûté l’enfoiré. Il est exactement comme on se l’imagine, mais en plus sympathique encore. Sans putasserie, sans «fake», naturel jusqu’au bout des doigts. Le Amir Khadir que tu vois à la télé, c’est le même Amir Khadir que tu vois devant un comptoir à salades dans une épicerie cheapo de Rivière-des-Prairies. 
J’admire Khadir!

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