dimanche 6 novembre 2011

Dimanche de cônes

Dimanche 8h22. En fait, il serait 9h22, mais c’est cette nuit qu’on a reculé l’heure. Et c’est ce matin à 8h AM (heure normale) que les génies de la Ville de Montréal ont décidé de débuter des énièmes travaux sur ma rue. Pas demain matin, non. Pas cet après-midi, non. Mais bien ce matin, dimanche, seule ostie de journée où tu peux dormir une heure de plus dans l’année.

J’avais vu apparaître les cônes orange géants sur le trottoir. Je crois que c’était vendredi ou samedi. Va savoir. Il y en a tellement en ville depuis trois ans qu’on arrive à ne plus les remarquer. D’autant plus que depuis trois jours, je ne vois plus rien à cause d’une grippe qui voudrait bien m’assommer, mais qui n’y parvient pas parce que je lui réplique coup pour coup avec des médicaments qui assommeraient un cheval. Mais ma grippe est plus forte qu’un cheval et elle persiste et moi aussi. Qui va gagner? Je ne sais pas, mais en attendant, je suis fuzzé depuis 72 heures et je ne vois même plus les cônes orange.

Et à 8 h précise, voilà-t-y pas que ça se met à klaxonner pareil aux matins d’hiver quand les déneigeuses s’apprêtent à se manger des bancs de neige.


Je me suis donc levé de peine et de misère et je me suis habillé. J’étais couvert de sueur comme il arrive souvent quand on a la fièvre. De fait, mes draps étaient littéralement humidifiés par une nuit complète de combat contre cette foutue grippe. Dans le miroir de la salle de bain, mon visage blême me renvoyait un avant-goût d’agonie. Mon teint hésitait entre le blanc sépulcral et le vert caca d’oie. Mes yeux calleux se perdaient tout au fond de mon visage et se cerclaient d’une intense couche de peau noirâtre. J’avais mal aux pupilles juste à voir ça. Du coup, je ne me suis pas attardé plus longtemps à ces choses déprimantes et je me suis dirigé à l’extérieur, clés de voiture en main tout en retenant une forte envie de chier. Une équipe de cols bleus étaient là, occupés à caresser les cônes en groupe. Je crois qu’ils s’amusaient à leur donner des prénoms. On aurait dit une bande de doux demeurés sortis d’un centre de réhabilitation pour personnes ayant connus de graves problèmes sociaux affectifs. Ce qui semblait être le chef du groupe tenait dans sa main un long manche relié à une roue qui lui servait à mesurer les distances entre chaque cône. Il semblait drôlement fier de son jouet et ne cessait justement de mesurer les distances entre chaque cône. Mais pas seulement. Car il le faisait aussi entre le cône et la bouche d’égout ou entre une pierre et une canette de coca écrasée. Ça l’occupait gravement. Le reste de l’équipe était composée de deux grosses madames dans la cinquantaine qui parlaient comme des vendeuses de club-sandwichs d’Hochelaga-Maisonneuve. Elles alignaient les cônes sur le bas-côté de la rue et pour être bien certaines qu’ils seraient bien droits, elles se servaient d’une longue corde jaune qu’elles passaient par l’ouverture des poignées situées sur le dessus des cônes. Leur opération semblait des plus scientifiques et à voir le sérieux avec lequel elles procédaient, on ne pouvait que se dire que le sort du monde et des ses banlieues dépendaient de la précision de leur manipulation. À Cannes cette fin de semaine, et en prenant une pause sur les problèmes de la Grèce, le G20 a très certainement dû consacrer une heure ou deux de ses travaux sur le périlleux exercice de la manipulation des cônes oranges prévu sur la rue Iberville pour ce dimanche 6 novembre. En tout cas, c’est ce que je me suis dit en les regardant travailler. Mais je ne suis pas une bonne référence. À cause de ma grippe, vous savez.

Les deux autres qui complétaient l’équipe étaient, d’une part, un jeune postado dont le dossard jaune lui était manifestement trop grand. Son dos monstrueusement voûté et son regard vide planté dans des yeux porcins me laissaient croire qu’il venait de passer les deux dernières années de sa vie à se masturber très fort en pensant à sa directrice du programme «société et vie communautaire» donné dans son centre de réhabilitation évoqué un peu plus haut. Ou en tout cas, c’était quelque chose de pas très net. Puis finalement, cet autre type, plus long que grand, et dont le crâne rasé laissait deviner un camouflage désespéré pour masquer une couronne de cheveux dont la fine repousse laissait voir qu’elle lui ceinturait stupidement la tête. Il y a des gens ici bas qui ne comprennent pas que ce n’est pas donné à tout le monde de se promener avec un crâne rasé. Ça prend la tête adéquate pour aller avec le crâne. À la limite, on porte une casquette ou un foulard, mais de grâce, on ne se rase pas la tête quand on sait qu’on a en dessous un crâne qui ressemble à un gland qui aurait été malade du typhus.


Je vais voir le type qui poussait sa petite roue pour m’informer de ce qui se passe. Il tient dans son autre main une planche à pince sur laquelle déborde une paperasse colorée et griffonnée de notes. Il dit Je pour m’expliquer la chose; je comme dans «Je suis sur la rue Iberville jusqu’au 12 janvier mon cher monsieur» Forcément, et quand la construction de la phrase l’exige, il utilise aussi le J apostrophe, comme dans «La semaine dernière, j’étais sur la rue Chapleau». Autrement dit, les cônes, les travaux de réfection, la ville de Montréal, le pont de la 25, l’échangeur Turcot, le ministère des Travaux publics, tous les chantiers routiers, Tony Accurso, c’est lui. Très fier, il m’explique même que les caméras de TVA étaient là hier après-midi, près du deuxième lampadaire à gauche, avec le maire d’arrondissement pour parler du chantier. Drogué de Advil Extra Fort et de Vitamine C, je l’écoutais à moitié fasciné et à moitié somnolant, pas tout à fait certain de partager la même réalité que la sienne. Il y a 10 000 ans, et pour la survie de la tribu dont les bouches à nourrir étaient scrupuleusement comptées, on bannissait à coups de pierres ce type d’individu dont la seule fonction consistait à gaspiller de la précieuse nourriture. C’était le bon temps. Derrière lui, les grosses madames prenaient à bras le corps les cônes géants et valsaient sur la rue Iberville tout en houspillant contre les résidents du quartier qui tardaient à déplacer leur voiture. Le type au crâne de gland les regardait sans trop savoir comment aider et le jeune postado à la libido exacerbée contenait tant bien que mal son envie de se branler en occupant ses mains moites à replacer son dossard trop grand. Voyant que la voiture de A... ma voisine était toujours garée, je me suis dit que ça ne serait tout de même pas con de la réveiller pour ne pas qu’elle se mange un ticket de contravention. Tak! Tak! Tak! Tak! Quatre coups de clé dans la fenêtre de sa porte d’entrée. Ça fait plus d’effet qu’une sonnette le dimanche matin. Car c’est bien connu, les seuls qui sonnent à la porte les dimanches matin ce sont les témoins de Jéhovah et ça ne vaut vraiment pas la peine de se lever pour ça. Mais une clé dans la fenêtre, alors là, c’est du sérieux.

Voilà donc A... en pyjama sur son balcon et qui se réveille en constatant le bordel sur sa rue et qui se trouve aussi à être la mienne quand on y pense, puisque nous sommes voisin-voisine. Je lui explique rapidement que les zoufs qui sont là vont te-me-la remorquer si elle ne bouge pas sa voiture bientôt et que bon, y a rien à faire contre eux puisqu’en 10 000 ans, ils ont eu le temps d’instaurer un genre de démocratie et que la lapidation préventive pour la survie de l’espèce n’est plus permise par la loi et qu’on se demande bien pourquoi d’ailleurs. A... ne fait ni un ni deux et émet à voix haute un questionnement des plus pertinent. «C’est quoi c’t’ostie d’bordel sacrament! On a jamais été avisé!» Le chef, celui qui a évité à 10 000 ans près le bannissement, la main tenant toujours le manche de sa roue, reste un peu perplexe devant cette poussée oratoire. Voyant que celui-ci cherche ses mots, les deux grosses dames s’avancent pour prendre sa défense. «On a placé les panneaux hier soir!» lance l’une d’elles en se gonflant le torse qu’elle avait déjà gros. Mais à 8h un dimanche matin, A... n’est pas du genre à se laisser piler sur les pieds comme on dit. Impériale dans son pyjama bleuté et ses pantoufles en fantex, elle réplique assez joliment «Fuck you! Y avait rien d’indiqué hier soir quand je suis revenue!» Les deux grosses madames ne trouvèrent rien à redire et la scène se serait sans doute terminée là si le chef ne s’était pas cru obligé d’ajouter une réplique qu’il croyait imprenable. S’avançant en faisant toujours rouler sa roue sans même y penser, il dit avec un air de défi : « Ok, voici ce que vous pouvez faire madame. Appelez TVA et demandez-leur si leurs caméras étaient là ou pas hier! » Il y a eu un court moment de silence et j’ai vu dans les yeux de A... quelque chose qui ressemblait à un doute. Suis-je bien réveillée, se demandait-elle sûrement? Baissant le ton d’un degré parce que l’instinct, et même quand il n’est pas tout à fait réveillé, nous dit qu’il ne faut pas gueuler contre un démuni intellectuel, elle répliqua «C’est quoi ton ostie de problème avec TVA?»


Voilà la scène à laquelle j’ai assisté en me réveillant.

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