dimanche 27 mars 2011

Étienne

Cafka le nom du café. Un jeu de mots entre Café et Kafka. Je n’ai pas bien compris pourquoi, mais c’est là, à Longueuil, que ce couple m’avait donné rendez-vous pour discuter de la vente de mon chalet.

Quand ils se sont pointés, j’étais déjà dans la place à les attendre. Je lisais La Délicatesse de David Foenkinos. Au moment précis où nous nous sommes donné la main, un fracas de chaises qui se renversent interrompt abruptement nos salutations. Un homme d’un certain âge venait de tomber sur le plancher, jetant du même coup une ambiance irréelle à l’endroit. L’homme du couple que je rencontrais est dans la vie préposé aux bénéficiaires et il s’est précipité pour aider le pauvre homme. Après être resté un long moment étendu sur le plancher, le vieillard s’est relevé pour reprendre sa place à la table. Une soudaine chute de pression semblerait-il.

Du coup, et pendant que j’observais la scène, et parce que je suis un angoissé de catégorie A1, je me suis dit deux choses:

1- Ou alors cette vente s’annonçait drôlement catastrophique...

2- Ou alors ce fut une chance cosmique inespérée que nous soyons précisément dans ce café au moment précis où l’homme s’est écroulé et que ce préposé fut présent pour lui porter les premiers soins.

J’ai opté pour cette seconde pensée.


On a ensuite discuté pendant plus d’une heure. En nous quittant, nous avions tous les trois une bonne impression.

Une vente conclura sans doute cette rencontre.


Sur le chemin du retour, je roulais en pensant à la vie et au temps qui passe. J’ai repensé à ce vieil homme, à sa manière de se relever tout en gardant sa dignité malgré le fait qu’il fut pendant un long moment le centre d’inquiétude de tout le Café. Vieil homme affaibli par les années, tête déplumée, le regard diminué, le geste incertain, mais l’attitude orgueilleuse d’un homme qui accepte son destin sans pour autant baisser les bras. Jusqu’au bout, jusqu’au dernier souffle, il tentera toujours de se relever en calmant les inquiétudes des plus jeunes. «Ça va aller. Ce n’était juste qu’une chute de pression. Je suis habitué.» Plus grandiose que ça, c’est impossible. Un boxeur qui sait que le combat est perdu, qui vacille, mais qui se relève encore et encore juste pour la beauté de la chose.


Coin Sherbrooke et DeLorimier. Je suis à la lumière et j’attends le feu vert pour tourner. Un piéton vient pour traverser, hésite, revient sur ses pas. Je reconnais le mec. C’est Étienne. Un très vieil ami à moi rencontré pour la première fois sur les bancs du Cegep en 1980. Nous sommes en froid lui et moi depuis au moins 15 ans. 15 ans sans l’avoir revu, sans lui avoir reparlé. Je ne me souviens plus trop pourquoi. J’ai la pêche comme disent les Français et je décide de jouer une scène de théâtre avec lui. Je vais lui donner matière à réflexion pour le reste du mois.

Je klaxonne. Il se retourne, me regarde, ne me reconnaît pas. J’ai mes grosses lunettes soleil combinées aux 15 années de décomposition communes. Je lui fais signe d’ouvrir la portière. Il s’exécute en se demandant ce que je lui veux. Il penche la tête à l’intérieur de la voiture. Je relève mes lunettes et comme si nous nous étions quittés 30 secondes plus tôt, sans bonjour ni émotion, sans sourire ni surprise, et d’un ton volontairement neutre, le plus neutre possible, le plus banal qui puisse exister, je lui dis «Tu veux un lift Étienne?». Il me reconnaît enfin, reste un moment figé par l’improbabilité du moment, puis me répond quelque chose comme «Non c’est bon, merci. Je retourne chez moi». Puis il referme la portière au même moment où le feu tombe au vert. J’appuie sur l’accélérateur et je tourne à ma droite en le laissant derrière moi sans doute pour un autre 15 ans. Je ne ressens ni regret, ni plaisir, ni émotion. Je suis simplement neutre, de cette neutralité qui confine à l’indifférence. Comme si je venais de parler à voix haute à une photo représentant une réalité qui n’existe plus. Un fantôme que j’ai connu naguère et qui est mort quelque part avant que les tours du World Trade Center ne s’effondrent.

Il fut pourtant, à une autre époque, dans mon autre vie, une sorte de guide politique. Le genre de type à entrer dans un de ces Cegep en région le matin et d’en sortir le soir après avoir organisé un Putsch à la direction de l’association étudiante. Sans doute celui qui m’a le plus aidé à me sortir de ma connerie. Un inénarrable casse-pied à sa manière, mais en même temps, comment dire? Un espèce d’accoucheur de conscience.

Je garde tout de même de lui de très bons souvenirs. Ma vingtaine et une partie de ma trentaine, c’est avec lui que j’en ai gaspillé des tonnes sur les zincs des bistros de la ville. Montréal nous appartenait à cette époque. C’était au temps où nous étions immortels.

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