4h30 am, j’ai les deux yeux ouverts depuis trente minutes. Insomnie. Je me lève pour pisser un coup, prendre une large rasade de jus d’orange et je me recouche dans l’espoir de retrouver le sommeil. Mais de sommeil, nenni. Rien. Niet. Nada. Tourne d’un côté, tourne de l’autre, sur le dos, sur le ventre, y a rien à faire. Je repense à cette émission de bonne femme à Radio Canada l’après-midi. Il y a quelques semaines, une «spécialiste» du sommeil était invitée et donnait des trucs pour contrer l’insomnie. Technique de respiration, faire le vide, s’envelopper d’obscurité... j’ai appliqué toutes ces choses, mais ça n’a rien donné. Je ne pouvais m’effacer de l’esprit ce rêve étrange que je venais de faire et qui accaparait toutes mes pensées.
J’étais avec une amie, mais je ne pourrais vous dire qui elle était au juste. Tout ce que je sais c’est que dans mon rêve, c’était une amie. Avec nous, il y avait un type qui se trouvait à être un ami aussi.
Jusque-là donc, c’est facile à suivre. Je suis avec deux amis à moi, une fille et un mec. Mais l’histoire va drôlement se compliquer pour vous à l’instant et il faudra suivre bien comme il faut pour tout comprendre.
Parce que le mec qui est avec nous, il faut savoir qu’il est déjà mort, mais cela ne l’empêche pas d’être là, de rigoler et de parler de la pluie et du beau temps. Bref, il est mort, mais il vit devant nous.
Le mec est jeune, dans la vingtaine peut-être. Je n’en suis pas certain. Mais assurément, il est plus jeune que moi. Il porte une chemise blanche. Moi et la fille, on trouve tout à fait normal d’être accompagnés d’un ami mort parce que bon, il n’est pas désagréable du tout comme type et pour tout dire, il semble être en très bonne santé. Un mort en pleine forme quoi, heureux d’être encore en vie malgré sa mort. (Plus aussi évident à suivre hein? Je vous avais prévenu pourtant.)
Même qu’il nous explique en détail les raisons de sa mort survenue quelque temps plus tôt. On l’écoute avec intérêt jusqu’à ce qu’une petite lumière se fait dans nos têtes, la fille et moi : «Heu... s’il est mort, comment se fait-il que nous soyons devant lui en train de parler de la pluie et du beau temps, et même à l’écouter parler de sa mort justement?»
Épineuse question s’il en est une, même lorsqu’elle surgit dans un rêve. Du coup, en réfléchissant à ça, on perd de vue le type. Il n’est plus là quoi. On se retrouve tout seul la fille et moi. Le fait d’avoir évoqué entre nous l’incohérence de la situation aura eu comme conséquence de mettre fin à ladite situation. Bref, cette fois le type est bien mort puisqu’il n’est plus là. Mais pendant un court instant, j’ai l’impression immense d’être en train de découvrir le fameux pot aux roses concernant cette chose: La Mort. En effet, je «m’entends» expliquer à la fille que la mort n’existe que parce qu’on y pense, que si on y pense pas, elle n’existe pas. La preuve c’est que nous ignorions que ce type était mort, donc, devant nous, il ne pouvait qu’être vivant. Sans le savoir, notre ignorance de sa propre mort lui donnait par la même occasion deux esprits purs par lesquels il pouvait se faufiler et venir goûter un peu des plaisirs de la vie.
Oui je sais, c’est immensément tordu, mais ça l’était beaucoup moins lorsque ce rêve était tout frais dans mon cerveau. On dirait qu’à partir du moment où je tente de mettre des mots sur l’évocation de ce rêve, toute la compréhension parfaitement cohérente que j’en avais pourtant au moment où je me suis réveillé s’efface et disparaît à mesure, comme si la réponse était écrite sur le sable et que mon raisonnement avait les mêmes effets que les vagues. Comme si toute la compréhension de ce mystère devenait impossible à l’état d’éveil.
Toujours est-il que pendant les premières secondes de mon réveil, j’avais la certitude d’avoir percé le mystère de la vie et de la mort, que les deux étaient intimement liées... imbriquées l’un dans l’autre, comme deux composantes essentielles d’un grand Tout qui nous échappe, qu’il y avait autre chose justement que la vie et la mort, mais que ça prenait les deux pour y parvenir, qu’ici bas, on est jamais tout à fait mort ou tout à fait vivant, que les personnes disparues ne l’étaient jamais tout à fait, qu’il existait un endroit quelque part où les vivants et les morts pouvaient se fréquenter...
Mais comme je disais, tout ça m’échappait à mesure que mon esprit se «réveillait», avec comme résultat qu’il ne me reste plus que des miettes de sensations éparses pour tenter de vous expliquer tout ça.
Forcément, le résultat ne peut qu’être incohérent et totalement confus. Mais je vous jure que ça ne l’était pas quand je me suis réveillé.
Pourquoi ce rêve? Qui était ce type? Et cette fille? Existe-t-elle ou est-ce le fruit de mon imagination débridée? Et si elle existe justement, quel pourrait bien être son numéro de téléphone? Dans mon rêve, j’ai même pas pensé à lui regarder le cul.
Pourquoi?
Troublantes questions existentielles qui ne cessaient de me tarabuster le cerveau alors que je ne voulais que me rendormir. C’est là que je me suis levé pour aller pisser un coup. Ce rêve m’est sans doute venu à cause des expériences troublantes vécues dans la journée.
En effet, dans la journée j’ai été pour une deuxième fois me faire retirer du jus de coude chez madame Dang. Madame Dang, c’est la docteure de la clinique où j’ai mes habitudes ces temps-ci. Son vrai nom c’est docteure Dang mais j’aime mieux dire madame Dang parce que ça fait comme de la musique dans ma bouche. Un genre de turlutte québéco-vietnamienne.
Madame Dang
Madame Dang
Madame Dang
Dans la salle d’attente de la clinique de madame Dang, il y avait cette angoissante dame d’une cinquantaine d’années qu’on ne pouvait manquer parce qu’elle se tenait debout en plein milieu de la salle, se prenant le visage à deux mains, silencieuse et inquiétante. Sa longue chevelure emmêlée lui tombait plus que négligemment sur les épaules. Elle portait une long manteau de fourrure complètement défraîchie et qui devait dater de la dernière congélation du continent. Genre fourrure 100% mammouth de confection Néandertal et étiqueté équitable. Sous son manteau, on pouvait voir sa chemise de nuit. De toute évidence, elle n’allait pas bien du tout et quand j’ai dû passer devant elle pour aller me prendre une chaise libre, j’ai cru pendant un instant qu’elle allait en profiter pour sortir un long couteau de son manteau et de me le planter dans le dos avant de se mettre à hurler et à se griffer le visage, comme ça arrive toujours avec ce type de personnage dans les films d’horreur psychologique. J’avoue que ce tableau m’a un peu troublé.
Quand madame Dang m’a reçu dans son bureau, elle s’est tout de suite souvenue de moi à cause de mon coude et de la bosse qui trônait dessus comme une troisième couille qui chercherait à voir le jour après une longue balade dans les prés de Tchernobyl. Elle m’a expliqué qu’elle pouvait encore tenter de retirer le jus ou de me refiler de la cortisone.
- Les deux options sont bonnes. C’est vous qui décidez.
- Personnellement, j’opterais pour une deuxième tentative d’extraction avant de toucher à la cortisone.
- Parfait. Je vous retire le liquide et dans une semaine, si ça réapparaît, revenez me voir pour la cortisone.
Madame Dang est très gentille malgré qu’elle soit maigre à faire peur. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me rassure que nos docteurs soient de plus en plus vietnamiens et de moins en moins québécois. À l’école, c’était toujours eux qui torchaient les autres dans les résultats scolaires et de les voir là, à nous triturer les couilles de coude, ça me réconforte. Le dernier docteur québécois que j’ai vu, c’était la veille de mon embauche. Un docteur payé par la boîte pour nous ausculter en deux secondes et pour nous cogner les genoux avec un petit marteau de caoutchouc. Un vieux criss de bougonneux qui ne pouvait pas s’empêcher de me faire la morale parce que je sentais la cigarette.
- Vous savez que c’est mauvais pour la santé? Vous pourriez même en mourir.
- Pas de danger parce que la vie et la mort sont imbriquées l’un dans l’autre, comme deux composantes essentielles d’un grand Tout qui nous échappe, qu’il y a autre chose justement que la vie et la mort, mais que ça prend les deux pour y parvenir, qu’ici bas, on est jamais tout à fait mort ou tout à fait vivant, que les personnes disparues ne le sont jamais tout à fait, qu’il existe un endroit quelque part où les vivants et les morts peuvent se fréquenter.
Pas de ça chez madame Dang qui se fout bien de savoir si je fume ou pas. Elle, ce sont les couilles de coude qui l’intéresse et ça me convient parfaitement. En quittant madame Dang, je me suis rendu chez moi où É... m’attendait pour me faire le topo des dernières nouvelles syndicales.
- Et ta couille? qu’il me demande dès qu’il met les pieds dans ma maison.
Je lui montre mon coude tout neuf.
- Disparue.
On se fait un café, on parle, on cogite, on planche sur des idées qu’on voudrait explorer en janvier et le temps de se retourner qu’il est déjà temps d’aller faire l’épicerie. Je quitte É... qui s’en va vers de nouvelles aventures et je me rends sur l’avenue Mont-Royal. Pendant que je marche, je sens une drôle de sensation dans ma bouche. Putain! Une dent qui chambranle! De retour à la maison, je me plante devant le miroir de la salle de bain et je scrute la chose. Effectivement, j’ai une dent qui commence à vouloir danser, résultat d’un déchaussement de la gencive.
Panique!
Il me faudra aller voir un dentiste même si j’a affreusement peur des dentistes! Du coup, j’observe plus attentivement la chose et je constate que mes gencives, ben mon vieux, c’est de moins en moins de la gencive et de plus en plus de l’éponge.
Immense panique!
Moi qui avait presque décidé d’aller voir un spécialiste de la vue pour me faire prescrire des lunettes, voilà-t-y pas que je devrai en plus voir un spécialiste de la gencive qui coûte assurément plus cher. Sans parler de mes cheveux qui tombent... MAIS, MA FOI, C’EST LA DÉCRÉPITUDE QUI COMMENCE!!!
Assurément, ces angoissantes aventures ont certainement été pour quelque chose dans mon insomnie. Sans doute que le type dans mon rêve, le mort avec la chemise blanche, c’était en fait ma dent. Et la fille, c’était peut-être une personnalisation chimérique de madame Dang. Ou alors la symbolisation mystico-vietnamienne d’une couille de coude?
Quand je vous disais que j’étais assailli d’oppressantes questions!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire