lundi 27 décembre 2010

Boris

J’ai revu Boris ce soir, une vieille connaissance qui remonte à un autre siècle. C’était à l’occasion d’une rencontre entre amis qu’on se fait une fois par année, généralement à ce temps-ci de l’année.

Boris est célibataire depuis toujours. Il faut dire que Boris est un peu particulier. Il vit en réclusion volontaire dans son logement et n’en sort que pour aller faire son épicerie. Et encore. Il lui arrive parfois de faire livrer sa bouffe.

Avant, Boris buvait. Du matin au soir et du soir au matin.

Un jour, il a fait un AVC et en est resté un peu abimé. Depuis, il ne boit plus, mais il marche désormais avec une canne. Mais j’ai parfois l’impression que c’est pour se donner un style.

Parce que du style, Boris il en a.

Par exemple, j’ai appris ce soir qu’il avait un pot de chambre à la maison qu’il utilisait comme crachoir.

Si, si. Comme crachoir. Il l’installe à ses pieds dans le salon quand il s’écrase dans son sofa pour regarder la télé. Et il passe ensuite toute la soirée à cracher dedans. Il dit que c’est parce qu’il est en processus d’arrêter la cigarette et que son corps se nettoie. Forcément, les poumons aussi et du coup, ce besoin de cracher ses juteux glaviots. C’est du moins comme ça qu’il l’explique. Mais je suis certain que c’est un prétexte, qu’il a en réalité toujours eu envie d’avoir un crachoir. Déjà que c’est le seul mec que je connaisse qui se mouche encore dans un mouchoir de poche. Un truc en tissu qu’il pli et repli avant de le remettre dans la poche de son pantalon après s’être mouché dedans.

C’est pour lui donner du style et c’est aussi un peu à cause de son style justement s’il est toujours célibataire.

Boris fait aussi de la BD depuis toujours. Il dessine des tas de personnages pendant des mois et quand vient le temps de les mettre au propre et d’en faire un véritable album, il les balance dans son porte-folio et recommence avec de nouveaux personnages et de nouvelles aventures jusqu’à ce que ceux-ci se retrouvent à leur tour dans le porte-folio. C’est comme ça depuis que je le connais, c’est à dire depuis 1986 environ. Il n’a jamais rien vendu, ou alors une planche mythique à l’ancienne revue Croc mais qui ne fut jamais publiée. Il en parle encore comme le grand moment de sa carrière.

Boris ne sait pas comment s’y prendre avec les filles. Par exemple, je l’ai déjà vu dans un bar de rockers à Sherbrooke draguer la serveuse en lui parlant de Attila le Hun. Une autre fois, je l’ai déjà vu se présenter à une amie en lui faisant un salut hitlérien pour blaguer dans le but de créer ainsi une manière de complicité qui, du reste, ne s’est jamais concrétisée. À mon ancienne blonde, il lui avait fait le baise-main la première fois qu’il l’avait rencontrée. Tout en lui mouillant le revers de la main avec ses lèvres, il lui avait dit «Très chèvre, je suis honoré de vous rencontrer». Notez le jeu de mots : «Très chèvre» au lieu de «Très chère». Mon ex m’avait ensuite avisé de ne plus jamais le faire entrer dans notre maison.

Boris laisse pousser l’ongle de son pouce droit et on ne sait pas pourquoi. Quand on le lui demande, il aime à dire que c’est par cocasserie.

L’aspect vestimentaire de Boris est aussi quelque chose qui a sûrement un rapport certain avec son célibat. Je pense notamment à ces sweat-shirts de dauphins et de ses pantalons remontés jusqu’aux aisselles. L’hiver, il porte un chapeau colonial et des bottes de caoutchouc qu’on enfile avec les chaussures, des trucs que plus personne ne porte depuis 1965, sauf lui. Il a aussi de gros gants en cuirette brune comme portaient nos grands-pères. Pour plaire à une fille, ce n’est pas vraiment l’image idéale.

Boris a aussi une manie qui dérange un peu. Dès qu’il arrive chez vous, il se dirige directement aux chiottes où il y restera pendant une bonne demi-heure. Il est comme ça Boris. Il aime faire son territoire.

Boris parle fort de toutes choses, même de celles qu’il ne connaît pas. C’est sa spécialité et c’est aussi un peu pour ça qu’il est toujours célibataire. Quand il parle, il aime pointer son index en l’air et de se faire craquer le cou en effectuant une manière de torsion cervicale que lui seul peut effectuer.

Il fut un temps où Boris avait une montre de poche qu’il aimait consulter à tout moment. Ça lui donnait du style avec son sweat-shirt de dauphins.

Quand il buvait, Boris adorait nous montrer ses talents pour la danse irlandaise. Il finissait toujours par se rétamer sur le plancher en renversant la table du salon au passage tout en prolongeant du même coup son célibat de quelques années.

Boris aura 50 ans dans deux ans. Je le connais depuis au moins 25 ans et je ne l’ai jamais vu avec une fille et je ne l’ai jamais entendu me parler d’une quelconque conquête. Toutes ses tentatives furent des échecs.

Ce soir, à cette réunion de vieux copains, il avait apporté avec lui des dessins de ses derniers personnages pour son énième BD qu’il ne publiera jamais.

Et le pire dans tout ça, c’est qu’il dessine comme un Dieu.

Aucun commentaire: