C'est une cliente que je connais depuis un bon moment. Elle m'a prêté un livre que je n'ai jamais lu. Ça doit bien faire quatre ou cinq mois de ça. Je lui avais dit pourtant de ne pas le faire, que je n'avais pas le temps, que j'avais déjà quelques bouquins qui attendent sur ma table de chevet, que je ne force pas mes lectures mais que je laisse au livre le droit de s'imposer de lui-même. Je vais choisir un livre comme je vais choisir un plat au resto, c'est à dire sans savoir d'avance ce qu'on m'offrira et en me fiant à mon impulsion du moment. Parfois, j'achète trois ou quatre livres en même temps que je vais laisser traîner un peu partout dans la maison. Je vais en lire un et laisser les trois autres vieillir. Entre temps, d'autres livres entreront dans la maison et viendront accompagner les autres en attente. Je vais les lire, tous, mais sans savoir quand. Parfois, ça peut prendre deux ou trois ans. Parfois plus. J'en ai un comme ça que je traîne depuis environ cinq ans. Un ouvrage qui relate le débarquement raté des Canadiens à Dieppe. Je sais que je vais triper à le lire. Je sais que je vais m'y laisser glisser si intensément que j'aurais par moments l'impression d'être là-bas, empêtré sur les galets funestes de cette plage pendant qu'on me tire dessus. Il est encore là, il me regarde souvent, poussiéreux mais patient, attendant que je daigne m'y plonger dedans. Je vais le faire, mais pas tout de suite. Et je ne sais même pas quand.
Voilà ce que je lui ai expliqué. Mais elle a insisté et j'ai finalement accepté.
Certaines clientes sont comme ça. Surtout celles qui ont plus de 50 ans et qui sont seules. Suffit qu'on soit un peu à l'écoute, qu'on leur balance un sourire à chaque fois, qu'on devine leurs attentes et puis les voilà du jour au lendemain qu'elles se mettent à te tutoyer et à te faire des commentaires sur le fait que tu as coupé tes cheveux, que tu as perdus du poids ou que tu sembles fatigué. Elles ont la complicité facile. Ça vient du fait que je suis super sympa avec elles. Pas autant qu'avec les supers belles clientes solitaires de moins de 35 ans mais bon, ça c'est une autre histoire. Celles-là, elles sont gentilles aussi mais elles reviennent m'assassiner le samedi soir quand elles vont au restaurant avec leurs mecs. Généralement des grands tatas musclés de la génération Passe-Partout. Un peu cons et assurément immatures. Des morons biens soulignés dans leur moronitude. Cette impression de gaspillage, ça fait mal à chaque fois
Je ne me souviens même pas du titre du livre, ni même de l'auteur à bien y penser. Tout ce que je sais c'est que c'est édité chez Gallimard et que c'est un roman. Il doit être quelque part sous une pile de linge sale. En tout cas, il est dans la chambre. Mais comme je ne le vois pas, c'est signe qu'il ne m'intéressait pas. J'aurais pu me forcer, lire au moins le premier chapitre, mais bon, ça ne s'est pas fait.
En passant au magasin cette semaine, elle m'a demandé de lui rapporter le bouquin. Je lui ai avoué que je ne l'avais même pas lu. Il y a des situations comme ça où l'on ne peut pas mentir. Même en voulant être gentil. Elle avait l'air un peu déçue. Ça m'a fait quelque chose quand même.
Je sais qu'elle vit seule, qu'elle n'a plus 20 ans, ni même 50 à bien y penser. Un peu boulotte, pas très grande, bon boulot de profession libérale, cultivée, bon salaire, à quelques temps d'une retraite très confortable mais terriblement seule. Une bouteille de vin (sicilien) par soir, parfois deux. Après le boulot. Toujours. Tout le temps.
Je ne l'ai jamais vu accompagnée. Ni par un ami, encore moins par un amoureux. Des amies filles? Je n'en ai jamais vues même après trois ans à faire le pion dans cette succursale. Je ne sais pas si elle me drague. Si oui, c'est très subtile, sans ostentation et surtout très respectueux. Je lui en suis très reconnaissant.
Elle n'arrête pas de faire des remarques sur son poids et ça me met toujours mal à l'aise.
Parfois, j'aimerais lui faire un compliment mais je ne sais pas lequel. Je ne peux pas lui dire qu'elle est belle ou qu'elle a perdu du poids. Elle se fouterait de ma gueule et elle aurait bien raison. J'aimerais être comme mes collègues filles et pouvoir remarquer d'un seul coup d'oeil les jours où elle change sa coiffure mais je suis nul pour ça et je complimente toujours vingt minutes trop tard, après avoir entendu justement la collègue faire une gentille remarque sur sa nouvelle tête.
Je voudrais aussi lui glisser un petit mot gentil en lui redonnant le bouquin mais j'ai même oublié son prénom. Ou alors c'est que je n'ai jamais pensé à le lui demander.
Je sais aussi qu'elle n'aime pas l'été.
Voilà ce que je lui ai expliqué. Mais elle a insisté et j'ai finalement accepté.
Certaines clientes sont comme ça. Surtout celles qui ont plus de 50 ans et qui sont seules. Suffit qu'on soit un peu à l'écoute, qu'on leur balance un sourire à chaque fois, qu'on devine leurs attentes et puis les voilà du jour au lendemain qu'elles se mettent à te tutoyer et à te faire des commentaires sur le fait que tu as coupé tes cheveux, que tu as perdus du poids ou que tu sembles fatigué. Elles ont la complicité facile. Ça vient du fait que je suis super sympa avec elles. Pas autant qu'avec les supers belles clientes solitaires de moins de 35 ans mais bon, ça c'est une autre histoire. Celles-là, elles sont gentilles aussi mais elles reviennent m'assassiner le samedi soir quand elles vont au restaurant avec leurs mecs. Généralement des grands tatas musclés de la génération Passe-Partout. Un peu cons et assurément immatures. Des morons biens soulignés dans leur moronitude. Cette impression de gaspillage, ça fait mal à chaque fois
Je ne me souviens même pas du titre du livre, ni même de l'auteur à bien y penser. Tout ce que je sais c'est que c'est édité chez Gallimard et que c'est un roman. Il doit être quelque part sous une pile de linge sale. En tout cas, il est dans la chambre. Mais comme je ne le vois pas, c'est signe qu'il ne m'intéressait pas. J'aurais pu me forcer, lire au moins le premier chapitre, mais bon, ça ne s'est pas fait.
En passant au magasin cette semaine, elle m'a demandé de lui rapporter le bouquin. Je lui ai avoué que je ne l'avais même pas lu. Il y a des situations comme ça où l'on ne peut pas mentir. Même en voulant être gentil. Elle avait l'air un peu déçue. Ça m'a fait quelque chose quand même.
Je sais qu'elle vit seule, qu'elle n'a plus 20 ans, ni même 50 à bien y penser. Un peu boulotte, pas très grande, bon boulot de profession libérale, cultivée, bon salaire, à quelques temps d'une retraite très confortable mais terriblement seule. Une bouteille de vin (sicilien) par soir, parfois deux. Après le boulot. Toujours. Tout le temps.
Je ne l'ai jamais vu accompagnée. Ni par un ami, encore moins par un amoureux. Des amies filles? Je n'en ai jamais vues même après trois ans à faire le pion dans cette succursale. Je ne sais pas si elle me drague. Si oui, c'est très subtile, sans ostentation et surtout très respectueux. Je lui en suis très reconnaissant.
Elle n'arrête pas de faire des remarques sur son poids et ça me met toujours mal à l'aise.
Parfois, j'aimerais lui faire un compliment mais je ne sais pas lequel. Je ne peux pas lui dire qu'elle est belle ou qu'elle a perdu du poids. Elle se fouterait de ma gueule et elle aurait bien raison. J'aimerais être comme mes collègues filles et pouvoir remarquer d'un seul coup d'oeil les jours où elle change sa coiffure mais je suis nul pour ça et je complimente toujours vingt minutes trop tard, après avoir entendu justement la collègue faire une gentille remarque sur sa nouvelle tête.
Je voudrais aussi lui glisser un petit mot gentil en lui redonnant le bouquin mais j'ai même oublié son prénom. Ou alors c'est que je n'ai jamais pensé à le lui demander.
Je sais aussi qu'elle n'aime pas l'été.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire