Ma petite école comptait une classe particulière qu’on appelait «classe de perfectionnement», sorte de laboratoire conçu par quelques fonctionnaires du ministère dans lequel on parquait les élèves avec de sérieux problèmes de comportement. Je ne pourrais le jurer, mais je crois que c’était au début des essais d’insertion de ce type d’élèves. On ne les mettait pas encore avec le reste des enfants dits «normaux», mais on se rapprochait d’une telle démarche. Ils avaient leur classe, mais nous partagions avec eux le reste de l’école. Je veux dire que leur récréation était en même temps que la nôtre. Le problème c’est que personne d’entre «nous» ne se mêlait à «eux». Ils restaient dans leur petit coin, celui qu’on avait bien voulu leur laisser, nous, les maîtres de la cour de récré. Nous avions la partie asphaltée, on leur laissait la partie en garnotte. Un ghetto quand j’y repense. Le reste de cette cour nous appartenait et en 6e, nous en étions les rois et nous imposions nos lois et nos règlements sur l’ensemble de ce petit microcosme. Par contre, cette gouvernance en culotte courte était composée d’une direction bicéphale pourrais-je dire. En effet, il y avait deux clans bien distincts dans la cour de récré, deux factions rivales qui s’affrontaient régulièrement à coups de poing avant, pendant et après les heures de classe. Que des mecs bien sûr parce que c’était quand même sérieux notre truc. Il fallait imposer par tous les moyens possibles notre domination sur l’ensemble de l’école et dans cette optique, le clan adverse était un irritant avec lequel nous devions composer. Et la seule façon qu’on avait appris à composer quelque chose, c’était avec les poings. Parfois, c’est vrai, il y avait de longues périodes d’accalmies pendant lesquelles nous parvenions à nous entendre sur les territoires à occuper, mais c’était relativement rare. Le coin le plus convoité par les deux clans se situait près de la porte qui menait au gymnase. C’est là en effet que les filles avaient l’habitude de se regrouper pour se raconter leurs secrets sur nous, les mecs. Forcément, le clan qui parvenait à investir ce territoire se voyait privilégié par les informations de première instance que certaines filles laissaient volontairement couler sur les amours de l’une ou de l’autre. Putain, on se battait jusqu’au sang pour planter notre drapeau sur cette terre promise. On se battait même les samedis et les dimanches dans le parc au coin de la rue ou même sur la patinoire de hockey quand on s’y retrouvait et qu’on s’affrontait cette fois sur patin et armé de Sherwood PMP. Quelle arme ce Sherwood! Et surtout avec cette nouvelle invention qui venait de sortir et qui permettait de faire encore plus mal quand tu tapais dans les tibias de ton adversaire : le fiber glass! J’en ai des larmes de nostalgie juste à y repenser. C’est donc dans cet univers de Far West que les zigotos du ministère de l’Éducation eurent la très stupide idée de tenter une première insertion d’élèves... heu... disons socialement différents de nous.
Nota: La suite est racontée par un enfant de cette époque. L’esprit plus que les mots, disons. C’est un essai pour un éventuel roman et cette idée m’est venue après une discussion avec M... hier sur les us et coutumes de la petite école du temps où j’y étais. En lui racontant certains trucs, j’ai réalisé à quel point c’était un univers violent. Tu cognes ou tu te fais cogner. C’est comme ça que j’ai appris la vie dans cette école. Les premières années, j’étais le cogné. À partir de la troisième année environ, et parce que j’en avais plein le cul de me faire battre, je suis devenu le cogneur. Seule manière de t’en sortir à peu près indemne. On se formait une petite bande pour se protéger. Avec l’âge, la petite bande devenait de moins en moins défensive et de plus en plus offensive. Nous apprenions ainsi les premiers vicieux plaisirs de la domination de l’homme par l’homme et du pouvoir incroyable que donnait la force du nombre combinée la menace des poings. Tout ce qui va suivre est rigoureusement vrai. Le narrateur est parfois moi ou parfois un autre. Mais j’ai participé ou été témoin de tout ce que vais raconter. Je ne suis pas nécessairement fier de tout, mais à ma défense, je peux dire que j’ai été dans ces événements autant la victime que le bourreau. Et dans la jungle de la petite école, et si c’était encore à refaire, des deux conditions, sans hésiter je choisirais la seconde. Je trouvais la narration du bourreau plus intéressante que celle de la victime. C’est un premier jet (comme toujours d’ailleurs) construit avec un petit rouge portugais. Ne soyez donc pas trop sévères.
Classe de perfectionnement donc. Mais entre nous, nous disons «classe de mongols». C’est plus simple à comprendre et surtout plus près de notre vision des choses de la vie. À part quelques expéditions punitives que nous menons dans leur ghetto pour leur péter la gueule juste comme ça, pour rigoler ou pour nous dégourdir les poings avant de nous battre pour le vrai avec du vrai monde, nous ne partageons rien avec eux. Pour tout dire, ils nous dégoûtent un peu et même que certains d’entre eux nous déstabilisent grave par leur comportement totalement surréaliste. Il y en a un entre autres dont la manie consiste à se donner des petits coups répétitifs sur son menton avec le revers de sa main. Un peu comme s’il se branlait, mais seulement du menton et avec le revers de la main encore! Faut être malade pour faire ça! Ces raclées qu’on lui donne, elles sont drôlement méritées! Il doit savoir que son truc n’est pas normal parce qu’il se met toujours à l’écart pour le faire. Forcément nous, quand on le voit se gosser le menton, on se précipite sur lui et on se fout de sa gueule. Mais lui, plus il panique et plus il se tape le menton. Ça doit être le stress ou ch’sais pas quoi qui lui provoque cette étrange manie. Du coup, le truc devient sans fin parce que plus il stress, plus il se branle le menton et plus il se le branle, plus on se fout de sa gueule. Forcément, vient un temps où nous n’avons plus vraiment le choix et pour que ça arrête un peu, on lui pète la gueule en groupe et on passe ensuite à autre chose sinon merde, on y resterait toute la journée. Nous sommes beaucoup trop occupés à envahir le territoire des filles pour perdre tout ce temps avec ce genre de mongol. On rit un coup et après on passe aux choses sérieuses. Nous sommes quand même des élèves très consciencieux.
Mon époque n’est pas comme la vôtre. Ici, tu peux passer tout ton parcours scolaire à péter des gueules sans qu’on te «conscientise» sur l’importance de respecter les autres élèves, même les mongols. La preuve c’est qu’ils nous mettent une classe de mongols dans une école normale! Comme s’ils faisaient exprès pour nous tenter. Oui bon parfois, quand tu exagères un peu, quand par exemple tu finis l’un d’eux à coups de talon sur la mâchoire, là ouais, tu peux avoir une punition quelconque. Genre visite chez le directeur ou quelque chose comme ça. Mais pour le reste, c’est quand même assez cool et on laisse les enfants se démerder entre eux pour parfaire leur éducation sociale.
Dans la classe de mongols donc, il y en a de tout les genres. C’est comme une salle de vente où l’on expose des produits ayant subits des défauts de fabrication qu’on solde pour s’en débarrasser. Même si t’es un pacifiste pur jus, tu finis toujours par en trouver un qui te donne envie de taper dedans. Que ce soit celui-là avec le Syndrome de la Tourette qui sort des vulgarités dégoûtantes ou encore l’autre, ce gros à lunettes qui se tape en plus des cheveux roux, arrive un temps où tu n’en peux plus de te retenir et forcément, tu t’échappes un peu et tu cognes de toutes tes forces, juste parce que ce n’est pas humain de faire subir ça à des élèves normaux comme nous. Le seul qui s’en réchappe parfois c’est ce petit maigre qui peut marcher sur ses mains. Il nous fascine. Du coup ce petit malin, il a compris le truc et pour ne jamais se faire tabasser, dès qu’il voit l’un de nous approcher, il se met à faire le pitre en marchant sur ses mains. Il sait que ça nous fait rire. Avec le temps, et parce qu’on est humain, on en a même fait notre mascotte et on le trimballe comme un singe de cirque. Ronald Lanoue, qui est vraiment le type le plus rigolo que je connaisse, il lui passe souvent une corde autour du coup et il se met à le promener devant tout le monde comme si c’était son singe savant à lui. C’est malade comment on rit de les voir. C’est incroyable l’effet qu’il produit. Avec lui comme mascotte, les filles délaissent même leur coin de secrets et viennent nous voir pour nous demander de lui faire faire des trucs d’adresse. Du coup, ce petit mongol une fois bien dressé, il nous est très pratique pour draguer les filles et on a donc donné l’ordre à tout le monde de ne pas le tabasser. Même la bande à Christian Bossé est d’accord. On a fait un pacte. Le mongol qui marche sur les mains, personne n’y touche! Il appartient à tout le monde, mais il est au premier des clans qui lui met la main dessus à la récré. Même si je déteste Bossé, je dois dire que de ce côté, il est plutôt correct. Le pacte a toujours été respecté. Sauf pendant les quelques semaines où il s’est fracturé le poignet. Là oui, on l’a un peu tabassé pendant qu’il se soignait. Mais c’était un peu de sa faute quand on y pense. Fallait faire attention.
Comme nous sommes à Repentigny qui est une banlieue jeune, exclusivement de classe moyenne, blanche à 100%, franco et catholique, on a pas d’Anglais dans la ville. Alors pour se battre, il faut trouver autre chose. Les mongols ouais, mais ça ne donne pas beaucoup de plaisir. Y a la bande à Bossé mais quelque part, ils sont exactement comme nous. Je veux dire normaux. Alors parfois, il faut se rabattre sur autre chose. Question de pimenter nos journées. Michel Martel par exemple, qui est le fif de la classe. On le cogne, mais ça n’a pas beaucoup d’effet. Je veux dire, il ne se défend pas vraiment et ça nous laisse un peu sur notre faim. Il y a Robert Poitras qui est le plus idiot des élèves normaux qu’on se demande bien pourquoi ils ne l’ont pas foutu dans la classe de mongols. Il se débat un peu, tente de répliquer, mais encore là, c’est pas vraiment du sport et on se lasse vite. En plus, quand il frappe avec ses poings, ses pouces restent relevés. Pas vraiment dangereux. On le cogne comme ça, pour la forme, mais on ne s’acharne pas dessus. Ou alors juste pour le faire pleurer des fois. C’est vraiment drôle quand il pleure. Il crie comme un animal et il se met à frapper dans le vide. Ça nous fait passer de bons moments. Et puis parfois, quand on a envie de se faire un safari, on s’en prend à Fouinard qui est un enfant qui vit dans un foyer nourricier et qui est habillé comme la chienne à Jacques à cause de sa pauvreté révoltante. Fouinard c’est un chiant. Il nous casse les pieds pour faire partie de la bande, mais en même temps, il demande tellement d’attention que personne ne veut de lui. Alors quand on en a vraiment marre de ses conneries, on se fait un safari. L’idée du safari consiste à se planquer après l’école et suivre notre gibier de loin tout en restant camouflé. À un moment, on envoie un ou deux rabatteurs devant lui qui vont faire semblant de vouloir lui casser la gueule. C’est fait exprès pour lui faire peur. Du coup, Fouinard va se mettre à courir en sens inverse et c’est là qu’on le chope tout en bande. On est parfois 7, 8 ou même 12, va savoir. Ça dépend de l’agenda et de la disponibilité de chacun. Puis on l’encercle comme une meute de loups et chacun notre tour, on rentre dans le cercle pour aller lui péter la gueule. C’est vraiment intéressant parce que ça nous fait comprendre l’importance du travail d’équipe. C’est dans les safaris que nous en profitons pour initier quelques recrues qui voudraient se joindre à notre bande. On les teste pour voir comment ils réagissent. Si on juge qu’ils ont du potentiel, on les envoie ensuite dans le ghetto des mongols pour passer leur deuxième examen. C’est là qu’on voit s’ils mettent vraiment du coeur à l’ouvrage. C’est dans ces petits détails qu’on parvient à former une vraie équipe.
Un autre sur qui on aime bien taper c’est Graton parce que lui, ce n’est pas de la merde. Il a deux ans plus vieux que nous et ça fait deux fois qu’il redouble sa 6e. Il a 14 ans, il est grand, costauds, mais va savoir, il n’aime pas se battre. Pourtant, quand il se fâche, fuck! ça fait peur parce qu’il cogne solide. Je me suis pris contre lui et je peux dire que le crochet au menton qu’il m’a donné m’a fait plier les genoux. Mais comme il ne veut pas se battre, il ne termine pas ses ennemis et du coup, j’ai eu le temps de me relever et de lui mettre un coup de boule qui l’a envoyé sur l’asphalte. J’ai pas hésité et quand je l’ai vu allongé sur le dos, se prenant le nez tellement qu’il avait mal, j’ai sauté dessus et je l’ai terminé à grand renfort de coups de poing. C’est avec ce combat que j’ai gagné ma réputation et qu’on me laisse maintenant un peu plus tranquille. Les autres ils disent que je suis le seul qui a fait saigner Graton. C’est vrai d’ailleurs. Son nez, il pissait rouge quand le surveillait nous a séparé. J’étais très fier de ça.
Y a aussi le gros Lafortune qui est une montagne de graisse, mais que je n’arrive pas à battre, même après trois batailles. Il s’arrange toujours pour me coller et me renverser. Une fois à terre, il n’a plus qu’à allonger ses coups de poing et je ne peux rien faire. Mais parce que je n’aime pas le travail à moitié terminé, je ne manque jamais de me reprendre plus tard, en bande. On applique avec lui les trucs qu’on a appris dans les livres d’histoire sur les hommes de caverne. Le chapitre sur la chasse au mammouth surtout, ça nous a beaucoup aidés pour se farcir le gros Lafortune. C’est un peu comme un safari, mais en plus dangereux. C’est pour ça qu’on utilise avec lui nos Sherwood PMP quand on finit par l’encercler. Ça ne rate jamais et quelque part, nous fait réaliser à quel point c’est important de s’éduquer à l’école. Comme quoi les cours d’histoire, ça peut vraiment servir dans la vie.
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