mercredi 11 janvier 2012

Dépression


La dame doit avoir quelque chose comme une soixantaine d’années. Une longue chevelure poivre et sel qui lui tombe presque jusqu’aux épaules. Souriante, allumée, m’a tout de suite mis en confiance. C’est ma psychologue. J’ai droit à six séances gratuites, résultat d’une précédente négo avec l’employeur. C’était la première aujourd’hui.
L’éclairage de la pièce est tamisé par une petite lampe sur le coin de son bureau. La décoration est sobre avec quelques diplômes accrochés aux murs. Sur ma chaise, un coussin pour être plus confortable. Petite attention appréciée. Une carafe d’eau est à ma disposition. Pendant une fraction de seconde, j’ai l’impression de voir un petit aquarium pour enfant. Elle m’invite à me verser un verre d’eau. 
    • Pas de danger que j’avale un poisson rouge?
Elle me regarde un moment, intriguée. 
    • Un poisson rouge?
    • Ouais. Votre truc, on dirait un aquarium. 
Voilà, le ton est donné et elle vient de prendre un premier contact avec mon humour hautement décapant. En effet, je me suis dit que tant qu’à consulter une psy, aussi bien lui montrer ma vraie personnalité. 
    • C’est vrai, me dit-elle en riant, je n’avais jamais remarqué. 
Bon, je ne sais pas si elle se force pour rire, mais au moins, elle ne me fait pas la gueule. Ce qui est déjà ça. Elle sort une tablette, un stylo, pose ses mains sur son bureau et on a débuté la séance. On a commencé par le commencement, du genre «qu’est-ce qui vous amène?» puis ça s’est poursuivi pendant plus d’une heure et je dois dire que la dame, ben merde, elle m’a impressionné. Je peux dire sans me tromper que ç’a été l’heure de conversation la plus constructive des dernières années. En quelques questions, tac tac tac, elle m’a fait sortir des trucs que je n’avais pas vu, mais qui étaient pourtant des évidences aussi grosses que la lune. Ça a commencé par mon emploi et ça s’est mis à galoper sur certaines étapes importantes de ma vie en remontant très loin en arrière. Puis, sans lien apparent, elle arrivait avec une question qui semblait n’avoir aucun rapport avec ce qu’on parlait. 
    • Vous buvez beaucoup? 
    • Au moins une bouteille de vin par jour. Parfois agrémenté de bières blanches, pour me rincer la bouche. À cause du tanin du vin rouge. La Boréale. C’est la meilleure. 
    • C’est beaucoup. 
    • Je sais. C’est justement pour ça que je vous consulte. 
Ça l’a fait rigoler. On ne s’emmerde pas avec moi, même quand je suis le patient d’une psy. Toujours le bon mot, jamais prit de court, même déprimé, même malheureux à chier. Sur mon lit de mort, je suis certain que je vais encore avoir la force d’user d’autodérision. 
    • Et le suicide? Vous y avez déjà pensé?
    • Ouais, comme tout le monde de ma génération. De ce côté là, je suis plutôt normal. Donc pas d’inquiétude à y avoir. 
Là c’était un peu trop pour elle. Elle m’a regardé avec une drôle de gueule, ne comprenant pas mon humour socio-économique. 
    • Vous êtes sérieux?
Je lui montre mes deux poignets. 
- Je déconne madame. Je suis trop déprimé pour penser au suicide. 
Cette fois, elle rit de bon coeur. C’est chouette, mais en même temps j’ai un peu honte parce que je viens de plagier une blague de Woody Allen. Je m’abstiens de lui dire, question de ne pas gâcher le résultat. 
    • Quelle est votre plus grande colère? 
    • L’injustice. 
Nous venions d’évoquer mes échecs amoureux et je crois qu’elle s’attendait à ce que je lui parle de ma dernière relation, le fait d’avoir été cocu. Ce genre de chose. Je n’ai pas de colère par rapport à ça. Nous les cocus, nous formons une grande famille. Même Napoléon a été cocu.
    • Donnez-moi un exemple d’injustice. 
    • J’sais pas moi... savoir que notre confort repose sur l’exploitation de l’homme, déjà c’est un bon début. Ça englobe déjà 7 milliards de personnes, il me semble que c’est le meilleur exemple que je puisse vous donner. 
Elle ne semblait pas convaincue. Elle voulait un autre exemple. Alors je lui ai parlé de cette fille à mon boulot congédiée pour une connerie. Ça m’a vraiment mis en colère quand j’ai appris ça. Mais je sentais que ce n’était pas encore ce qu’elle voulait entendre. Vous savez, qu’elle me dit, vous avez le droit d’être en colère contre votre ex. Je ne dis pas de prendre le téléphone et de lui envoyer des bêtises, mais ici, entre vous et moi, vous avez le droit de l’insulter. 
    • Mais je ne veux pas l’insulter!
    • Mais vous avez le droit. Parfois, ça fait du bien de laisser sortir sa colère. 
    • Je n’en doute pas. Mais c’est derrière moi maintenant. Elle m’a fait chier, mais c’est du passé. 
    • Justement, peut-être pas. On parle ici d’un sentiment de rejet. Et ce sentiment semble revenir régulièrement dans votre vie. À tel point que ça pourrait expliquer vos envies actuelles de tout laisser tomber. Vos échecs amoureux à répétitions, vos pertes d’emplois, votre congédiement, votre syndicat qui vous laisse tomber, dites-donc, vous savez que vous avez accumulé là une impressionnante série d’intenses bouleversements (elle n’a pas dit «échecs», preuve que c’est une pro).
C’est drôle, elle m’a conseillé d’écrire pour me libérer. Si elle savait! On va se revoir, mais elle me conseille de prendre un retrait du travail. «Vous me donnez tous les signes d’une dépression». 
    • Ah bon? Je serais donc dépressif?
    • C’est l’évidence même. 
    • C’était donc ça!

1 commentaire:

Pierre R a dit…

Tu me donneras son adresse. J'ai presque tout les mêmes symptômes que toi (sauf cocu - mais ça le sais-je vraiment-, puisque c'est moi qui avait une maîtresse), et j'aimerais bien un petit retrait du travail...
Elle m'aiderait peut-être à écrire, à dormir, à éviter de penser "vivement la mort" que j'arrête de m'emmerder.