C’est étrange, mais lorsque je n’ai rien à faire, il m’arrive de plus en plus de prendre une marche sur la rue Mont-Royal avec l’intention bien arrêtée d’aller m’acheter de la bouffe. C’est parfois un fromage, c’est souvent une baguette ou encore comme ce matin, de la belle viande achetée sur un coup de tête à la maison du rôtie. Pourtant, j’ai tout ce qui faut dans mon frigo, mais allez savoir, il faut que ces marches culminent par l’achat d’une boustifaille quelconque.
Je n’engraisse pas pour autant et c’est là l’un des plus grands mystères de ma vie. Je peux m’empiffrer comme un porc des pires aliments qui existent et le lendemain matin, je n’aurai pas pris un seul kilo.
Je suis dans la famille des maigres comme d’autres sont dans celle des gros. J’aurais beau vouloir que je n’y arriverais pas. La graisse et moi, ça ne marchera jamais. Elle ne m’aime pas alors que je n’ai jamais fait attention à elle.
Mais quand j’y pense, il n’y a peut-être pas de mystère après tout. Je mange que très rarement entre les repas et je ne touche jamais à un dessert.
(On dirait un texte pour bonne-femme... désolé.)
Je ne comprends pas l’ajout du dessert dans un repas. C’est totalement inutile et c’est surtout complètement suicidaire après avoir mangé, par exemple, un rôtie de boeuf arrosé d’une bonne bouteille de rouge. Tu vas pas rajouter du sucré par-dessus tout ça! Ou alors c’est que tu ne comprends encore rien au système digestif.
Les desserts, et quand j’en mange, c’est au petit déjeuner avec un bon café. Rien de mieux qu’un gros morceau de gâteau au chocolat pour débuter la journée.
L’autre truc pour rester maigre c’est de connaître des échecs amoureux par paquets de douze. C’est bien connu, les peines d’amour coupent l’appétit. Alors forcément, quand tu te retrouves seul à 47 ans après avoir été en couple avec une bonne demi-douzaine de femmes depuis la vingtaine, ça aide à garder la ligne comme dirait Benoît Brunet. T’es en état de rupture permanent et c’est excellent pour enfiler la même taille de pantalons que celle que t’avais à 18 ans.
Je n’ai jamais pris un centimètre de tour de taille depuis cet âge. C’est quand même pas croyable quand on y pense. Sincèrement, je m’épate. Mais je n’ai pas de mérite. Je dois en effet un gros merci à toutes ces salopes qui m’ont laissé tomber à tour de rôle comme une merde pestiférée depuis la toute première en secondaire V. La dépression nerveuse permanente est un excellent outil pour maintenir sa taille de guêpe de jeunesse. Eh le filles! Vous voulez un truc pour arrêter d’être grosses? Faites comme moi et soyez malheureuses! Vous n’en serez que plus mince et tout le monde autour de vous ne pourra s’empêcher de dire «Comme elle elle semble bien dans sa peau!».
Je parlais de cette fille du secondaire V. C’est elle qui avait fait les premiers pas. À cette époque, j’étais trop introvertie pour parler aux filles. Et en plus, j’avais une coupe de cheveux qui me donnait un crâne d’oeuf. Gras aussi les cheveux.
C’était la mode.
Enfin, la mienne.
Mais en secondaire V, j’avais commencé à m’affirmer sérieusement et j’avais changé de coupe et dans le même souffle de changement, je m’étais mis à me laver les cheveux de manière plus régulière.
L’effet fut foudroyant. Enfin, pas sur le coup, mais quelques mois plus tard. Ce qui m’avait valu un coup de téléphone de cette fille.
Parlant de celle-là, la première, je n’arrive même plus à me souvenir de son prénom. Ni de son nom de famille forcément. C’est tout de même incroyable non? Et dire que lorsqu’elle m’a foutu là pour me remplacer par un jeune con col-roulé-Salomon, j’avais cassé mon porte-feuille pour lui acheter une bague de merde qui coûtait très cher dans l’espoir de lui faire changer d’avis.
Fallait être drôlement con!
Elle avait accepté la bague, mais n’était jamais revenue sur sa décision.
Quelle salope quand même!
Ce n’est que justice si j’ai oublié son nom.
Mais tout de même, j’étais vraiment à ramasser à la petite cuillère lorsqu’elle m’avait annoncé qu’elle me quittait pour un autre même pas plus beau que moi.
Comment se fait-il que je n’arrive même plus à me souvenir de son putain de nom?
Elle m’aura tout de même rendu un énorme service en me larguant outrageusement pour son nabot amateur de ski. Sinon, ben merde, je serais encore en banlieue et p’têtre-bien que je vendrais aujourd’hui des assurances pour payer l’hypothèque des trois tondeuses à gazon. C’était le genre et avec les années, je devine qu’elle s’alignait pour avoir une vie typiquement couronne nord de Montréal.
Madame 450 et sa piscine dans la cour arrière.
- Montréal? Mais vous n’y pensez pas! C’est plein de noirs!
Je me souviens qu’elle m’avait fait acheter une cravate pour je ne sais plus quelle occasion. Une putain de cravate en cuir brun qui se combinait en laideur avec le complet de même couleur qu’elle m’avait aussi fait acheter. J’ose à peine le dire ici, mais elle m’affublait de surnoms à la con comme... et puis merde! Je ne le dirai pas. Il me reste tout de même un bout d’orgueil quelque part.
- Où ça?
- J’sais pas, quelque part.
Les premières amours sont des dangers incommensurables pour l’évolution de l’espèce humaine. Trop de gens restent accrochés et ne connaîtront rien d’autre de leur vie. Mais on est tellement influençable quand on sort de l’adolescence! Il devrait y avoir des règlements de vie pour prévenir ça. Du genre, interdit de faire acheter à l’autre une cravate avant l’âge de 30 ans. La vingtaine, c’est pas fait pour acheter des cravates, c’est fait pour être brûlé par les deux bouts que diantre! Et la trentaine aussi quand on y pense. La vie comme on l’entend, c'est-à-dire avec un vrai boulot et des horaires épouvantables, elle ne devrait commencer qu’à 40 ans et se terminer à 50. Dix ans de ta vie sacrifiés à un patron anonyme, c’est bien assez. De toute manière, travailler trop dans le système où l’on vit mène l’humanité à sa perte. Seule la paresse peut sauver la planète et il faudrait commencer à y penser très sérieusement parce que si on laisse les choses se poursuivre comme en ce moment, on aura un sérieux problème d’ici 50 ans. L’épuisement des richesses naturelles, la déforestation, l’étalement urbain, la dégradation de la couche d’ozone, les pluies acides, le réchauffement de la planète, ce n’est tout de même pas de la faute des chômeurs, des BS et des paresseux. Faudrait peut-être commencer à se regarder dans un miroir nom d’un chien!
Putain mais c’était quoi déjà son nom à cette fille?
Et le pire c’est que je n’ai même pas de photo d’elle.
Comment ça se fait?
Ça avait été extrêmement sérieux pourtant. Notre histoire avait duré près de trois mois.
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