samedi 4 décembre 2010

Belle Ingrid


Bon, je voulais vous raconter ma rencontre avec Ingrid aujourd’hui, mais je n’aurai pas le temps. C’est trop long, trop de choses à dire. Et puis je travaille demain matin très tôt. (J’ai couché rapidement dans un cahier de notes mes premières impressions pour ne pas les oublier) Je le ferai un peu plus tard cette semaine, quand j’aurai assez de temps. Mais sachez que ce fut une expérience humaine particulièrement intense pendant laquelle j’ai presque craqué, bouffé que j’étais pas l’émotion de me retrouver devant elle. Mes yeux mouillés et le mot que je lui ai dit m’ont valu un instant inoubliable où l’on a mutuellement communié par nos regards embués de larmes. Elle m’a ensuite écrit un mot qui restera pour moi un précieux cadeau parce qu’elle a eu la délicatesse de se laisser inspirer par ce que nous venions d’échanger. Elle a écrit :


À Réjean

Avec gratitude pour ses pensées

Et toute ma tendresse.

Ingrid Betancourt, dec 2010


Elle a écrit ça à moi!!

Quand je suis sorti de là, j’étais dans un état second, le genoux en guenilles, les mains tremblantes, complètement sonné par l’incomparable bonté qui se dégage de cette femme. Ce regard! Mon Dieu ce regard quand il se pose droit dans tes pupilles! C’est un fluide d’énergie qui t’aveugle comme un puissant soleil. Quand on dit que les yeux sont le regard de l’âme, pour la première fois de ma vie, j’ai compris ce que ça voulait dire. Sa force combinée à ces six années et demie d’humiliation dans cette captivité au coeur de la jungle aura élevé cette femme à un degré de magnanimité rarement atteint à l’échelle humaine. Tu n’as qu’à te laisser regarder par elle pour savoir intimement qu’elle t’aime, toi, son frère humain. Et justement, nous nous sommes longuement regardé avant de nous séparer, moi totalement cassé par l’émotion et elle qui, généreuse comme c’est pas possible, ne m’a pas quitté des yeux tant et aussi longtemps que je fus dans son champ de vision. Et ses yeux disaient qu’elle était touchée par ce que je venais de lui dire et qu’en échange, comme si elle avait deviné, elle m’a donné toute la latitude pour me laisser lui planter mes yeux dans les siens. Elle n’a pas détourné le regard, elle n’a pas baissé les yeux, elle ne faisait que se laisser regarder en me souriant tendrement comme une madone. C’est difficile à exprimer parce qu’il n’y a pas de mots pour expliquer tout ça. Je sais par contre qu’une femme qui était toute proche et dont la responsabilité était de veiller à ce que les gens ne débordent pas trop près d’elle, a laissé échapper un «oooooh....» très émotif comme le font souvent les femmes lorsqu’elles sont touchées par une scène un peu cucul.

Quand elle m’a parlé, elle m’a appelé par mon prénom. Et mon prénom, je ne l’aime jamais autant que lorsqu’il est soufflé par l’accent français sorti entre les lèvres d’une femme. Mon vrai prénom, pas celui dont je me sers ici dans ce blog mais le vrai, celui avec lequel les créanciers du quotidien m’envoient leurs factures, est un vieux prénom. Ici, au Québec, il a une connotation un peu «habitant», un peu terroir. Mais quand c’est une Française qui le prononce (ou une Arménienne), là mon ami, ça devient carrément violent d’intensité. Elles ont une manière bien à elles de laisser légèrement traîner la dernière syllabe qui me provoque à chaque fois du feu dans le ventre. Ingrid, quand elle a voulu me consoler, elle n’a pas fait autrement. Et je me suis rappeler 2004, 2005 ou 2006, quand je lisais des nouvelles se rapportant à elle et qui parvenaient au compte-gouttes en provenance du fin fond de la jungle... si quelqu’un m’avait dit un jour que cette femme tellement importante que sa détention amenait Bush, Sarkozy, Uribe, Chavez et même Castro à en faire le dossier numéro un de leur politique extérieure... si on m’avait dit à ce moment-là que cette femme serait un jour devant moi non seulement avec les larmes aux yeux de me voir les larmes aux yeux, mais qu’en plus, elle aurait prononcé mon prénom dans une phrase toute simple pour me consoler, je ne l’aurais pas cru. De la science-fiction mon ami, rien de moins. Pourtant, à midi 42 en ce 3 décembre 2010, quand je lui ai dit « Je suis tellement ému de vous rencontrer» Ingrid Betancourt m’a répondu toute belle et toute compatissante avec ses yeux pétillants : «Mais nooooooon Réjeaaaan. Il ne faut pas » .

Pendant des semaines, Ingrid a caché dans ses effets une machette piquée à ses geôliers. Elle a fait au moins quatre tentatives d’évasion. Quand on s’est serré la main (sa main toute petite et toute frêle, mais chaude comme un volcan en éruption), j’ai pensé à cette machette, à ces évasions. J’ai revu le passage de son livre où elle évoquait l’une de ces évasions, sa marche en pleine nuit dans la jungle, les marais fétides où elle s’enfonçait jusqu’à la taille, la pluie torrentielle, les serpents, le tigre, le froid, les insectes, l’obscurité alors que sa survie ne tenait qu’à cette machette, donc, forcément qu’à cette main. Et vous savez quoi? Ma paume a embrassé cette même paume qui a tenu cette machette! C’était quelque chose. Et ce fut cette main qui a écrit mon prénom.

Allez en paix mes enfants. Je suis aux anges ce soir.


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