vendredi 10 juillet 2009

Le Tablier (deuxième partie)

Deux mois plus tard.

L'homme gisait sur le sol, inerte, le corps criblé de balles comme une passoire. Ou comme un Gruyère, c'est selon. Mais je préfère la passoire. C'est plus symbolique à cause des petits trous réguliers. Donc l'homme gisait sur le sol disais-je, inerte et froid, le corps criblé de balles comme une passoire.
- Qu'en pensez-vous chef?
Pour toute réponse, l'inspecteur Harry V. Dareshow se contenta de relever le collet de son imper beige un peu fripé de manière à se protéger de la pluie glaciale du petit matin. Il se calla ensuite la tête dans les épaules et considéra le mort en esquissant une grimace agacée. En trente ans de métier, Harry ne s'était jamais habitué à se retrouver face à face avec un cadavre avant d'avoir avalé son premier café. C'était un principe auquel il tenait mais que l'aspect morbide de son métier l'en privait régulièrement. Comme à chaque fois, cela le mettait en rogne pour le reste de la journée. Il sorti un paquet de cigarettes - des Camel - de sa poche et tenta de s'en allumer une mais sans succès. Avec toute cette pluie, sa clope se retrouva complètement mouillée avant même que la flamme de son briquet n'eut le temps d'en lécher le tabac. Il grogna un truc contre cette maudite flotte, jeta sa cigarette détrempée à ses pieds dans un mouvement rageur et sans même répondre à son jeune collègue.
Bien qu'il le trouvait plus souvent qu'à son tour bourru, brusque, froid, impoli et un brin misanthrope, Bill Vesay adorait son patron et lui pardonnait à peu près tout ses écarts de comportement. Cela venait du fait qu'en quelques semaines à ses côtés, il avait plus appris que pendant ces trois années passées sur les bancs de l'institut de police de Nicolet. Indifférent au silence de son patron, Bill continua son résumé.
- Nous n'avons trouvé aucun papier sur lui chef. J'ai fais demander le service d'identification pour connaître le nom de la victime.
Cette fois, Harry V. Dareshow se fit entendre. Sa voix rauque laissait deviner une longue et pénible dépendance à la nicotine et au scotch de mauvaise qualité.
- Inutile crétin. Contente-toi d'investiguer la quincaillerie la plus proche. Ça te fera économiser du temps.
- Que voulez-vous dire chef?
- Je dis que ce type est un quincaillier et qu'il s'est fait abattre au moment où il se rendait au boulot, ô imbécile.
Perplexe, Bill Vesay balaya successivement son regard entre le visage buriné de son patron et celui blafard du moribond. Il ne comprenait pas comment son chef était parvenu à identifier le métier de la victime aussi rapidement. À ses yeux, cela tenait du prodige.
Devinant l'étonnement de son apprenti, Harry V. Dareshow s'approcha du cadavre et pointa d'un doigt nerveux une épinglette commerciale accrochée sur le revers du blouson.
- Regarde misérable bon à rien. C'est écrit "Votre quincaillier RO-NA pour vous servir". Tu connais beaucoup de gens qui ne travaillent pas chez RO-NA et qui se promèneraient à l'aube avec une épinglette commerciale où c'est écrit "Votre quincaillier RO-NA pour vous servir" juste pour le plaisir?
Une fois de plus, Bill Vesay resta stupéfait par l'extraordinaire esprit logique de son patron et se dit que décidément, il lui restait encore bien des choses à apprendre avant d'être promu inspecteur principal.

***

Malgré l'interdiction formelle de fumer à l'intérieur des commerces, Rob DeMariay grillait cigarette sur cigarette depuis son arrivée au boulot. En un quart de siècle comme gérant régulier du département de plomberie de la quincaillerie RO-NA, c'était la première fois que des policiers l'interrogeaient dans le cadre de son travail. Il avait fait entrer les deux flics dans son bureau où l'interrogatoire débutait à peine.
- Je n'arrive pas à la croire! Jeff Elkon! Mon meilleur employé! Assassiné à deux pas du magasin! C'est un cauchemar! Un cauchemar!

L'inspecteur Harry V. Dareshow avait l'habitude de ce genre de réaction. L'état de choc chez ceux qu'il devait interroger, il connaissait pour l'avoir vu des milliers de fois. Aussi, n'hésita-t-il pas à gifler plusieurs fois ce pauvre DeMariay en ne lésinant pas sur la force de ses coups. Il le frappa non pas pour le ramener à la raison, mais simplement parce que cette situation lui permettait d'assouvir un partie de sa violence en tapant gratuitement sur quelqu'un. Il savait très bien qu'on se méprendrait sur la teneur morale de ces claques et que personne, pas même ce pauvre DeMariay, lui en tiendrait rigueur. C'était pour ce genre de petites friandises qu'il aimait toujours son boulot. Frapper un être humain sans raison et être en plus payer pour le faire, c'était drôlement chouette.
- Désolé inspecteur... je... je suis sous le choc...
- N'en soyez pas désolé, c'est tout naturel. Permettez que je vous gratifie d'une dernière baffe, question de vous ramener complètement sur le plancher froid de la réalité.
- Est-ce vraiment nécessaire inspecteur?
- Je crains que oui.
- Alors procédez.
- Merci. .... SPLLAFF!!

Après cette réanimation un peu forcée, Rob DeMariay raconta qu'il était arrivé au boulot en trouvant la porte toute grande ouverte malgré le fait que Jeff Elkon devait en principe être au poste depuis une heure. Il trouva l'endroit désert.
- J'ai trouvé ça très étrange parce que jamais Jeff n'est arrivé en retard au travail et jamais ne quittait-il l'endroit sans fermer à clef derrière lui.
À ces mots, les yeux de Rob DeMariay rougirent et des larmes s'en échappèrent.
- ...Il... il avait la plomberie à cœur. C'était une véritable passion pour lui. Tellement qu'il lui arrivait souvent de prendre ses repas du midi en caressant un de ces derniers modèles de robinets de zinc pour lesquels il s'était pris d'une réelle affection. Le monde de la tuyauterie va le manquer vous savez.
Malgré le moment d'intense tristesse, l'inspecteur principal Harry V. Dareshow, implacable, poursuivit son interrogatoire.
- Je suis désolé de vous questionner dans une situation aussi dramatique, mais je dois faire mon métier. Vous dites qu'à votre arrivée, la porte du magasin était grande ouverte. N'avez-vous pas remarqué quelque chose de particulier?
Le visage du gérant régulier du département de plomberie prit alors un aspect sépulcral qui ne manqua pas de glacer d'effroi les deux policiers.
- Si justement... tout nos tabliers de travail ont disparus!!
Harry V. Dareshow et Bill Vesay se regardèrent en silence et le plus jeune des deux hocha la tête. Ils se levèrent et quittèrent les lieux sans rien rajouter. Mais quelques seconde plus tard, le visage ravagé par le doute, Harry revint dans le bureau de ce pauvre DeMariay et juste parce que ça le démangeait, comme ça, gratuitement, lui administra une dernière gifle.
- J'en suis désolé monsieur DeMariay, mais je ne pouvais m'en empêcher.
Compréhensif, le gérant régulier du département de plomberie lui fit un signe de la main qui voulait dire que c'était tout naturel et qu'il restait à sa disposition pour d'éventuelles baffes.

***

Dans un bar glauque du quartier Hochelaga-Maisonneuve, un homme portant un imper beige et un peu fatigué venait d'enfiler une demie douzaine de scotch. Bien qu'il ne parlait jamais à personne, tous les habitués de l'endroit le connaissait comme étant un client régulier dont la place sur la portion du zinc qu'il occupait lui était naturellement réservée. Personne d'autre que lui n'osait s'y asseoir. On l'aura deviné (ou alors c'est que vous ne suivez pas tout à fait l'histoire), c'était l'inspecteur principal Harry V. Dareshow. La serveuse, une longiligne blondasse qui souffrait sans doute d'anorexie, s'approcha de l'homme en lui caressant d'une main maternelle le dessus de la tête.
- Je peux faire quelque chose pour toi mon choux? Tu sembles perdu dans tes pensées.
- Cette fois Suze-Allie, je crains fort que tu n'y puisse rien. Ou alors verse-moi une autre lampée de ce mauvais scotch. Ça sera déjà un bon début.
Suze-Allie Mentay retira sa main quinquagénaire de la tignasse poivre et sel de son client et n'eut d'autre choix que de lui remplir un autre verre. Elle connaissait son client et savait qu'il ne servait à rien d'insister. Malgré tout, elle lui lança ces quelques mots:
- Je n'aime pas te voir dans cet état Harry.
Harry fit cul-sec et redéposa lourdement son verre sur le comptoir en faisant un signe à Suze-Allie pour lui remettre ça. Pendant qu'elle lui versa son scotch, et parce qu'il commençait à être ivre, l'inspecteur se confia sans retenue à sa serveuse préférée.
- C'est mon enquête qui n'avance pas. Ces meurtres par dizaines et ces vols de tabliers partout dans la ville, pas un commerce au détail qui n'y échappe. Je piétine pendant que Montréal traverse une crise du tablier sans précédent.
Au même moment, un grand black qui se tenait à l'écart depuis quelques minutes s'approcha et prit la place à côté de celle de l'inspecteur. Il lança un signe des yeux complice à Suze-Allie qui n'échappa pas à Harry. Ce dernier glissa un regard réprobateur à sa serveuse.
- Écoute Harry, mon ami Jvött aurait quelque chose d'important à te dire.
Harry senti le coup fourré et se contracta dans son imper beige un peu fatigué. Il se faisait vieux. Vingt ans plus tôt, il aurait cassé la gueule à cet enquiquineur qui l'empêchait de boire en rond son scotch de mauvaise qualité. Mais le temps avait passé sur ses muscles et il se sentait de plus en plus fatigué. Au lieu de fracasser la tête de ce type, il le laissa parler.
- Ne vous en faites pas inspecteur, lui-dit alors le grand black d'un ton assuré, j'ai quelque chose à vous dire qui pourrait vous aider dans votre enquête.
Harry V. Dareshow, qui en avait vu d'autres et des bien pires, garda le silence tout en dévisageant Suze-Allie Mentay. Ses yeux exprimaient quelque chose de lourd et de froid.
- Mais d'abord, permettez-moi de me présenter. Mon nom est Jvött Bätt. Je suis Suédois mais quand même noir de peau. Combinaison très utile pour dérouter les fouineurs. Je suis boxeur dans mes temps libres mais surtout gardien de sécurité au ministère de l'emploi. Il y a quelque temps, un type s'est présenté pour remplir le poste de tablier dans un café occupé parait-il par une superbe serveuse possédant des yeux qui, dit-on, auraient la faculté de faire fondre les clients.
Un silence se fit. Suze-Allie regarda Jvött Bätt en se serrant les lèvres. Ce de dernier lui fit un léger signe de la tête qui voulait dire "ne t'en fais pas". Après un long silence, Harry échappa cette question:
- Ce type, vous pouvez le décrire?
- Dans la quarantaine, cheveux blonds et trop longs, mal rasé, la mâchoire proéminente, le nez une peu croche.

À suivre....

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