mercredi 12 mars 2008

Mon sapin

Avant-après. Ou après-avant, c'est selon l'idée qu'on se fait de l'ordre des saisons. Est-ce que l'été vient avant l'hiver ou le contraire? Anyway, j'ai toujours aimé ces comparaisons d'images prises du même angle mais en des temps différents. Quand on voit l'une, on a de difficulté à croire qu'elle deviendra l'autre à quelques mois d'intervalle seulement. Le cycle des saisons qu'ils disent. Cycle, comme dans " Succession de phénomènes présentant un caractère de périodicité dans le temps" Dit comme ça, ça fait trop technique. Je voyais plutôt quelque chose qui parlerait tout simplement d'éternel recommencement agrémentés de légères variantes à chaque fois. L'été revient à peu près aux même dates, les feuilles repoussent toujours, la rivière coule au même endroit que l'année précédente mais c'est jamais tout à fait la même chose. Ça recommence mais avec de légères différences à chaque fois, presque imperceptibles d'une année à l'autre mais très visibles sur une ou deux décennies de distances. Le sapin qui se détache à l'avant plan de la photo de gauche, celui qui se trouve entre les feuillus déshabillés, il y a dix ans, ce n'était qu'un misérable petit chicot tout fragile qui se croisait les épines à chaque automne dans l'espoir de pouvoir passer l'hiver sans plier sous le poids de la neige. Aujourd'hui, il a de la gueule et l'on voit très bien qu'il en a encore pour une soixantaine d'années avant de commencer à se prendre pour un vieillard. Parce que ce sapin là, c'est pas de la sève qui lui monte aux oreilles au printemps, mais une sorte de mixture alcoolisée. Faut dire que je l'aide beaucoup puisque je l'arrose régulièrement pendant tout l'été. J'en prends grand soin et on est pote lui et moi. C'est à ses pieds en effet que je pisse généreusement ma bière et mon vin. Il en raffole et dès qu'il me voit arriver en avril, il tape des branches en me faisant de grands signes. C'est le manque qui fait ça. Il est alcolo le pauvre et c'est de ma faute. Il y a deux ans, je l'ai vivement encouragé à suivre une thérapie. Avec sa tête de bois, ça n'a pas été facile de le convaincre et j'ai été obligé de l'accompagner lors des premières séances pour lui donner confiance. C'était une thérapie de groupe et il y avait une dizaine de mecs assis en rond avec un moniteur qui dirigeait les discussions. Quand ils ont vu débarquer mon sapin lors de sa première visite, ils ont pas aimé. Deux se sont levés et ont quitté immédiatement le local et il y en avait même un qui voulait lui péter la gueule. Mais mon sapin il est fier et il a fait comme si de rien n'était. Il a prit la première chaise libre et y a déposé son tronc. Un type, celui qui voulait lui péter la gueule, s'est approché aussitôt, la grimace menaçante, l'oeil sauvage avec l'éclat de la mort dessiné dedans.
- Où ça?
- Là, près de la pupille.
- Je ne vois pas!
- Mais si, là!
- Ah oui! Je vois bien maintenant l'éclat de la mort dessiné dedans!
Le mec s'est planté devant mon sapin, s'est mis les deux mains sur les hanches, jambes écartées, bassin en avant, il lui a dit en prenant un ton de voix qui se voulait méchant: "On ne veut pas de sapin ici!"
Il a dit ça comme ça le mec! Un vrai dur de dur. Raciste et tout! Mon sapin lui a sourit avec douceur. S'est levé, a regardé le ciel (enfin, les néons mais bon, c'était pour l'image) et puis il prit une grande respiration et il a dit :
"Je vous le dis aujourd'hui, mes amis, bien que nous devions faire face aux difficultés d'aujourd'hui et de demain, j'ai tout de même un rêve. Je fais le rêve qu'un jour, cette nation se lève et vive sous le véritable sens de son credo : Nous tenons ces vérités comme évidentes, que tous les hommes et les arbres ont été créés égaux. Je fais le rêve qu'un jour, sur les collines vertes de l'Abitibi Consolideted, les fils des arbres abattus et les fils des promoteurs forestiers puissent s'asseoir ensemble à la table (en métal) de la fraternité. Je fais le rêve qu'un jour, même les espaces de coupes à blanc, désert étouffant d'injustice et d'oppression, soit transformés en des oasis de liberté et de justice. Je fais le rêve que mes quatre jeunes enfants habitent un jour une nation où ils ne seront pas jugés sur l'écorce qui recouvre leur peau, mais à la mesure de leur caractère. Je fais ce rêve aujourd'hui !"
On était tous soufflés, moi le premier. Le type qui voulait lui péter la gueule s'est mis à chialer en s'excusant et en se traitant de minable. Mon sapin lui a mis une branche sur l'épaule et lui a dit un tas de trucs mystiques qu'il était le seul à comprendre mais qui nous a tous fait pleurer.
"Mon fils, ne pleur pas car c'est moi qui souffre de te voir ainsi pleurer. Prends plutôt cette pierre qui traîne là sans qu'on ne sache trop pourquoi et partage là avec nos amis. Ceci est mon cor au pied, prenez et mangez-en tous. Faites chauffer à feu doux et remuez de temps en temps car il est grand le mystère du polysorbate. Tous pour un et un pour tous. Faites l'amour par en arrière, mais pas la guerre par en avant. Ou alors avec un condom au bout du fusil. Mais serrez les dents quand même parce qu'un canon dans le cul, ça fait mal. Surtout avec une baïonnette. Object in the mirror appear closer. Windows had detected an error in the system. This program will shot down, you motha fucka! Le fond de l'air est frais mais avec une petite laine, on est pas si mal. Mal de dents. Danton à l'échafaud. Faut pas déconner. Nez pointu. Turlututu!!... Voilà ce que j'avais à te dire. Maintenant mon fils, va et ne sois plus triste. Ah oui! Une dernière chose, y a ta braguette qui est grande ouverte et ça fait pas sérieux du tout. Amen."
Bien sûr, le mot s'est répandu et les jours suivant, toute la presse voulait son entrevue avec mon sapin. On se l'arrachait, on le voulait sur toutes les tribunes, les partis politiques lui faisaient des offres mirobolantes pour l'avoir dans leur équipe, les handicapés venaient de partout dans le monde pour toucher ses épines. Il a pas pu supporter et un jour, alors qu'il donnait une conférence devant le Congrès Américain, il s'est littéralement effondré. Abus de drogues et d'alcool. J'étais avec lui dans l'ambulance.
- Je n'en peux plus, qu'il me dit péniblement. Je suis fatigué de tout ça. Je veux être un arbre comme les autres, pas le Messie des temps moderne. S'il te plaît, ramène moi au chalet et pisse moi dessus comme au bon vieux temps.
Ça m'a fendu le coeur et j'ai pas pu lui dire non. J'ai sorti mon flingue et j'ai collé le canon contre la tête du conducteur.
- Stop this fucking ambulance! Quick! Or sinon I shot you in ze head. (On était à Washington, c'est pour ça que je parlais anglais. Faut suivre l'histoire merde!) Lets make demi-tour and full vitesse vers Sainted-Émlited-the-l'Énergited in ze belle région of Lanaudière! Its un ordre!!
Le mec, il n'a pas fait ni un ni deux et il a exécuté mon ordre. Mais pour pas qu'il reconnaisse le chemin pendant le trajet et qu'il me dénonce aux flics, je lui ai bandé les yeux. Deux minutes plus tard, on était rendu. J'ai exigé au conducteur de m'aider à replanter le sapin mais cet abruti ne cessait de se cogner partout. J'ai décidé de lui retirer le bandeau, grave décision qui pouvait avoir des conséquences terribles pour ma vie, mais je n'avais pas vraiment le choix. J'aurais pu le descendre pour ne pas prendre de chance mais ce n'est pas mon genre. À la place, et après avoir replanté le sapin, je lui ai remis le bandeau sur les yeux et je l'ai reconduit dans son ambulance.
- Listen to me and tout se passera very bien. Go right true and then, turn left, and five minutes après, turn à droite. Go like this for about 30 minutes and then, turn again à droite but dont forget to make your stop because ther is full polices full of pisseuzes dans ce coin-là. Follow the sound of other cars and in about six hours, you'll be in Washington sans problème.
Je suis retourné ensuite vers mon sapin pour voir comment il allait. J'avais une bouteille de vin au cas-où. Il était encore très épuisé mais le fait de se retrouver dans son élément semblait lui avoir redonné le goût de vivre.
- Bourgogne?
- Non, Bordeaux. Pomerol.
- C'est trop, beaucoup trop!
- Pour toi petit sapin, y a rien de trop beau.
J'ai calé doucement le Pomerol en écoutant la rivière chanter et de temps en temps, j'allais arroser mon ami. On était revenu comme avant et les étoiles du soir nous éclairaient comme si toute cette histoire n'avait jamais existé.
Deux jours plus tard, j'ai vu le conducteur à CNN qui donnait une entrevue et où il expliquait comment j'avais détourné l'ambulance. La grosse histoire! Tout le monde en parlait. Quand il a terminé son point de presse, deux mecs l'ont aidé à se déplacer jusqu'à la sortie. Je crois que c'est parce que personne, ni même lui, n'avait pensé à lui retirer le bandeau.

Aucun commentaire: